2. Un contenu inadapté aux attentes du public

«On dit toujours que c'est la faute aux imprimeries, à la disparition des kiosques... Mais quand le produit est bon, il se vend toujours». Cette réflexion prononcée devant les membres du groupe de travail pose à l'analyste une redoutable question : et si la crise de la presse se résumait à une crise du contenu de l'offre ?

Le succès des quotidiens gratuits et leurs formules « marketées » le laisse penser. Ce phénomène est par ailleurs amplifié par une méconnaissance du lectorat et une organisation du travail archaïque.

a) Une offre éditoriale inadaptée ?

En introduction de son audition par le groupe de travail, M. Pierre-Jean Bozo a révélé les résultats d'une enquête menée par 20 minutes relative à la désaffection du lectorat pour les titres de presse quotidienne nationale payante. Sur les sept raisons principalement citées par les personnes interrogées 18 ( * ) , il est intéressant de noter que six concernent le contenu ou le format des titres. L'argument du prix ne vient quant à lui qu'en dernière position.

La presse quotidienne française n'aurait donc pas su s'adapter aux attentes du public ? Ce jugement peut paraître hâtif dans la mesure où les principaux titres ont réalisé des efforts pour séduire le lectorat.

La création de suppléments thématiques ou l'ajout de produits dérivés (DVD, livres) ont, à ce titre, permis d'accroître la valeur ajoutée du journal favorisant, à terme, un lien privilégié avec le lecteur. En 2005, les 5 millions de ces « plus-produits » vendus en kiosques par Le Figaro lui ont ainsi permis de dégager un chiffre d'affaires de 34,8 millions d'euros.

Surtout, le 3 octobre 2005, Le Figaro lançait une nouvelle formule à grand renfort de publicité. Le 7 novembre, Le Monde faisait lui aussi sa mue. Un peu moins de deux ans plus tard et en attendant la nouvelle formule de Libération , le bilan de ces opérations reste mitigé : si elles ont enrayé la chute des ventes, elles n'ont pas réussi à faire repartir les courbes de diffusion à la hausse.

Deux conclusions provisoires peuvent être tirées de ces demi-succès.

D'une part, la volonté de rester généraliste dans un monde où l'information est disponible gratuitement et par une multiplicité de moyens constitue un véritable défi que seul un nombre limité de titres pourront relever. Ce constat explique sans doute la difficulté de lancer de nouveaux quotidiens payants sur le marché français et la disparition progressive des quotidiens généralistes qui n'ont su ni fidéliser leur public ni le renouveler.

D'autre part, la recherche du consensus, qui conduit au conformisme et à la pasteurisation de l'information mène tout droit à l'échec. A cet égard, il est parfois regrettable de constater que les « unes » des principaux quotidiens français traitent du même sujet sous le même angle au même moment. Le Parisien , qui peut se vanter d'offrir parfois en « une » un traitement décalé de l'actualité et La Croix qui joue la carte de la contre-programmation et fait valoir sa sensibilité catholique sont les deux seules exceptions à la règle.

De manière plus générale, on peut regretter le caractère timoré des nouvelles formules proposées au public par les principaux titres français. Lors du lancement de la nouvelle formule du Figaro , M. Francis Morel soulignait d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas d'une révolution mais d'une évolution. Cette attitude n'est pas sans rappeler l'analyse de Balzac qui, dans sa Monographie de la presse parisienne, déclarait : « Les propriétaires, rédacteurs en chef, directeurs, gérants de journaux sont routiniers. [...] Ils ont peur des innovations et périssent souvent pour ne pas savoir faire des dépenses nécessaires en harmonie avec le progrès des lumières. »

Il convient toutefois de rappeler que cette prudence est moins liée au manque d'ambition des éditeurs de presse qu'à leur manque de moyens. La situation financière des entreprises de presse est ainsi telle que celles-ci ne peuvent légitimement pas prendre le risque de « lâcher la proie pour l'ombre » et de perdre une partie de leurs lecteurs les plus fidèles, au risque de retarder des réformes pourtant nécessaires...

b) Une organisation lacunaire

Par delà l'inadéquation du contenu aux attentes d'une partie du public, les auditions menées par le groupe de travail ont permis de relever trois faiblesses importantes dans l'organisation des entreprises de presse quotidienne françaises.

La première touche à la relative méconnaissance du public des quotidiens. Contrairement aux chaînes de télévision et aux stations de radio qui disposent d'outils performants capables de mesurer instantanément l'audience des programmes diffusés, les quotidiens français demeurent pénalisés par l'absence d'outils de pilotage susceptibles de guider les choix éditoriaux. La création récente par Le Figaro de « focus groups », chargés d'analyser les comportements et de coller aux attentes des lecteurs paraît toutefois aller dans le bon sens.

La deuxième concerne la faiblesse voire l'inexistence des investissements consacrés par la presse quotidienne à la recherche et au développement . La presse n'est certes pas une industrie comme les autres mais comme les autres industries, elle devrait se projeter plus souvent dans l'avenir afin d'anticiper l'évolution de ses méthodes de production, de son modèle économique et des habitudes de consommation de ses lecteurs. Nul doute que ce type d'investissements aurait permis de gérer le passage au numérique de manière plus sereine.

La troisième a trait à une répartition des pouvoirs et des tâches confuse au sein de l'entreprise qui pénalise parfois son fonctionnement. A cet égard, la stricte distinction entre le « publisher », chargé d'assurer le fonctionnement quotidien de l'entreprise (« everything but the words » ) et « l'éditeur », qui prend en charge la partie rédactionnelle du quotidien ainsi que le budget, paraît à même d'accroître l'efficacité de l'entreprise et de faciliter son fonctionnement.

Dans le même ordre d'idées, l'appropriation par la presse magazine des innovations technologiques afin de mettre au point une forme d'organisation et d'économie conduisant à externaliser l'essentiel des activités de réalisation et de production (journalistes pigistes, ateliers de traitement du visuel, impression, etc.) pour se concentrer sur la mise au point de concepts éditoriaux et la définition de leur commercialisation pourrait également être explorée.

* 18 Par ordre d'importance, ces sept raisons sont :

- l'absence de pertinence, les lecteurs ne se reconnaissent pas dans leur journal, et ne se sentent pas concernés par les sujets abordés ;

- l'élitisme de la presse écrite pour et par une caste ;

- l'accès difficile du registre de langue, l'absence de vulgarisation ;

- l'obsession du prisme politicien et la « peopolisation » de la politique ;

- le caractère sinistre dans le contenu et dans la forme ;

- la remise en cause de la valeur d'usage et d'utilité, les lecteurs n'ont pas le temps de lire l'intégralité d'un journal payant et leur format rend leur lecture peu pratique ;

- le prix trop élevé.

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