B. LA VALORISATION DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

1. Le constat diffus d'une valorisation insuffisante

Dans la plupart des pays, la propriété intellectuelle 189 ( * ) fait l'objet d'une protection croissante , la France montrant cependant un moindre dynamisme que la moyenne de l'OCDE et de l'Union européenne, ainsi que le montre le graphe suivant :

OEB : Office européen de brevets

Source : Sénat, d'après données OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, octobre 2007

Ce graphe pourrait également suggérer que, dans la période récente, la France aurait connu une érosion relative de son activité inventive.

En réalité, d'une façon générale, il faut se garder de surinterpréter les chiffres concernant le dépôt des brevets : on ne sait jamais dans quelle proportion ils reflètent la propension à déposer des brevets ou l'activité inventive. Ils ne disent rien non plus sur l'intérêt réel des inventions.

Ainsi qu'il ressort du tableau suivant, d'après l'Observatoire des sciences et techniques (OST), la part de la France dans le nombre des demandes de brevets (aussi bien dans le système européen que dans le système américain) aurait diminué de près de 30 % entre 1993 et 2004 190 ( * ) ; Une analyse sectorielle montre que cette évolution est contrastée, les secteurs « Pharmacie-biotechnologies » et « Chimie-matériaux » se trouvant les moins affectés :

ÉVOLUTION DES PARTS MONDIALES DE DEMANDES DE BREVET

Part mondiale de demande de brevets européens (OEB)

Part mondiale de demande de brevets américains

1993

2004

2004/1993

1993

2004

2004/1993

Électronique-électricité

7,4

5,2

-30%

2,9

1,7

-41%

Composants électriques

9,8

5,5

-44%

3,5

2,1

-40%

Audiovisuel

5,1

4,6

-10%

2,1

1,1

-48%

Télécommunications

9,1

6,4

-30%

4

2,5

-38%

Informatique

5,8

4,6

-21%

2,4

1,6

-33%

Semi-conducteurs

5,8

3,6

-38%

1,9

1,1

-42%

Instrumentation

7,3

4,4

-40%

3

1,9

-37%

Optiques

4,3

3,5

-19%

1,6

1,3

-19%

Analyse-contrôle-mesure

9

5,6

-38%

3,5

2

-43%

Ingénierie médicale

6,4

3,5

-45%

2,9

2,3

-21%

Techniques nucléaires

15,4

8

-48%

9,9

3,7

-63%

Chimie-matériaux

6

4,8

-20%

3,6

3,4

-6%

Chimie organique

6,9

5,2

-25%

4,8

4,6

-4%

Chimie macromoléculaire

3,6

4,6

28%

2,6

3

15%

Chimie de base

5,1

4,3

-16%

2,9

3,8

31%

Traitements de surface

5,8

3,9

-33%

2,9

2,2

-24%

Matériaux-métallurgie

10

5,9

-41%

4,7

4

-15%

Pharmacie-biotechnologies

7

5,9

-16%

4,8

4,9

2%

Biotechnologies

5,3

4

-25%

3,1

3,1

0%

Pharmacie-cosmétiques

7,7

7,3

-5%

6,1

6,5

7%

Produits agricoles et alimentaires

8,6

5,8

-33%

3,4

3,5

3%

Procédés industriels

7,4

5,7

-23%

3,5

2,9

-17%

Procédés techniques

7,9

6

-24%

4,1

3,3

-20%

Manutention-imprimerie

6,6

5,2

-21%

3

2,8

-7%

Travaux des matériaux

6,7

4,9

-27%

3,5

2,8

-20%

Environnement-pollution

7

6,6

-6%

3,1

2,4

-23%

Appareils agricoles et alimentation

11,7

8,5

-27%

4

3,4

-15%

Machines-mécanique-transports

10,7

7,4

-31%

4

3,1

-23%

Machines-outils

7

4,4

-37%

3,2

2,1

-34%

Moteurs-pompes-turbines

7,9

5,6

-29%

3

2,1

-30%

Procédés thermiques

10,6

5,9

-44%

3,7

3,2

-14%

Composants mécaniques

11,2

7,1

-37%

4,8

3,3

-31%

Transports

12,9

10

-22%

4,2

4,3

2%

Spatial-armement

20,9

12

-43%

7,4

4,2

-43%

Consommation des ménages-BTP

10,8

7,1

-34%

3,9

2,5

-36%

Consommation des ménages

10

6,9

-31%

3,8

2,6

-32%

BTP

11,9

7,5

-37%

4,1

2,3

-44%

Tous domaines

7,8

5,6

-28%

3,5

2,5

-29%

Source : données OST, 2006

Ces évolutions sont naturellement à relativiser dans le contexte de l'arrivée, sur la scène internationale, de nouveaux pays très dynamiques sur le plan scientifique et de l'innovation, ainsi que d'un accroissement de la concurrence internationale.

Concernant la recherche publique française, on observe que, de 1994 à 2004, le nombre de brevets qui en sont issus a cru plus vite que celui des brevets déposés par les entreprises : de 4,2 % à 5,9 % pour les brevets déposés à l'INPI, et de 5,4 % à 7,2 % pour les demandes de brevets européens. Cependant, la marge de progression demeurerait encore importante : en 2004, les brevets européens demandés par le secteur public ont représenté seulement 7,1 % des demandes, 92,9 % émanant du secteur privé, lorsque le secteur public exécute environ 36 % de la recherche...

Il est cependant normal de ne pas constater de proportion, sachant qu'il y a davantage de recherche fondamentale -qui est, par nature, la plus aléatoire- dans la sphère publique ; par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la propension des établissements publics à faire déposer les brevets par les industriels (ex : semi-conducteurs).

Par ailleurs, il semblerait que l'effort de protection de la propriété intellectuelle observé ces 10 dernières années ne s'est pas accompagné d'une amélioration comparable de la valorisation au travers de licences d'exploitation avec des entreprises. Ainsi, les revenus de propriété intellectuelle gravitent autour de 1 % de la dépense publique de recherche , ce phénomène étant, selon le rapport sur la valorisation de la recherche précité, « révélateur d'une stagnation du transfert de technologie de la recherche publique vers le tissu socio-économique ». En outre, l' augmentation des frais liés aux dépôts de brevets et aux procédures est nettement plus rapide que celle des revenus correspondants.

LE BREVET : UNE PROTECTION COMPLEXE ET COÛTEUSE

Le brevet confère à son titulaire le droit exclusif d'autoriser l' utilisation d'une invention à des fins commerciales pour une durée de 20 ans . Il peut ainsi déboucher sur des contrats de cessions ou de licences . En Europe, le brevet doit être déposé avant toute publication scientifique pour être valide.

La procédure de dépôt des brevets est lourde et coûteuse . Une déclaration d'invention enregistrée au sein des établissements établit d'abord la nature de l'invention et l'identité de ses inventeurs. Un brevet prioritaire est ensuite déposé pour un coût d'environ 5.000 euros, la procédure requérant environ deux mois auprès de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) et de l'Office européen des brevets (OEB) et environ deux semaines auprès des instances américaines (USPTO 191 ( * ) ). Le déposant dispose alors d'un an pour décider d'étendre le brevet au niveau international et utiliser le traité de Washington de 1970 qui permet pour environ 5.000 euros d'obtenir une protection internationale pendant 30 mois. C'est à l'issue de cette période qu'est choisie la liste des pays dans lesquels le brevet sera effectivement étendu et que l'essentiel des coûts sont exposés. Une invention qui est portée jusqu'à ce stade représente un coût qui peut être estimé entre 50.000 euros et 100.000 euros .

Source : d'après la Cour des comptes

2. Un dispositif individuellement incitatif mais collectivement inefficient

A la suite de modifications successives (1996, 2000, 2005 et 2006), pour chaque invention donnant lieu au dépôt d'un brevet, les chercheurs du secteur public reçoivent désormais une prime forfaitaire fixée à 3.000 euros 192 ( * ) , laquelle s'ajoute à un intéressement qui, fixé initialement à 25 %, correspond désormais à 50 % des bénéfices que l'établissement 193 ( * ) tire du brevet correspondant, dans une limite annuelle correspondant à la rémunération d'un chercheur en fin de carrière. Au-delà , l'intéressement demeure fixé à 25 % , mais sans plafonnement. Il est à noter que l'ensemble de ces sommes donne lieu, le plus souvent, à un partage entre co-inventeurs 194 ( * ) .

Il résulte de cette construction que, dans la plupart des cas, l'intéressement ressort à 50 % sur l'ensemble des revenus issus du brevet et que, dans l'immense majorité des cas, l'intéressement total dépasse les 40 % 195 ( * ) . Au regard de l'étranger où les taux d'intéressement observés oscillent le plus souvent entre 30 % et 40 % (y compris dans les universités américaines), les chercheurs français paraissent dans une situation globalement avantageuse 196 ( * ) .

Le dispositif français , parfois critiqué pour être devenu préjudiciable aux intérêts financiers des établissements, présente l'avantage d'être très incitatif et s'inscrit indubitablement dans une logique « gagnant-gagnant » , même s'il faut en relativiser les effets dans la recherche fondamentale, qui conduit plus rarement au brevetable 197 ( * ) .

Mais la valorisation intellectuelle n'est pas une chose aisée.

On observe une très grande concentration des revenus au sein des établissements : le CNRS, le CEA et l'Institut Pasteur captent près de 90 % des revenus nationaux. Il est vraisemblable que cette situation reflète en partie des écarts de maturité entre les stratégies de propriété intellectuelle. Ainsi, le CEA a su mettre en oeuvre une stratégie élaborée en lien étroit avec sa politique de recherche, tout en privilégiant la proximité des services d'aide au transfert avec des laboratoires, ce qui se traduit par un portefeuille de brevets diversifié et dynamique. Mais ces facteurs de succès ne sont pas réunis dans la plupart des autres établissements, y compris au CNRS 198 ( * ) , où la gestion de la propriété intellectuelle semble peu active et repose sur des intervenants nombreux et éloignés des laboratoires de recherche.

Le rapport sur la valorisation de la recherche 199 ( * ) relève que « les universités et les écoles n'ont quant à elles pas réussi à dépasser le problème de leur absence de masse critique en matière de recherche et de brevets, qui se traduit par des stratégies quasi inexistantes en matière de propriété intellectuelle ». Ce constat est relayé par la Cour des comptes 200 ( * ) , selon laquelle « la gestion d'un portefeuille de brevets suppose une taille critique qui n'est pas toujours atteinte », aussi bien pour disposer d'une visibilité suffisante auprès des entreprises que pour veiller activement au respect de la propriété , la Cour concluant qu' « une réflexion entre les acteurs serait urgente pour examiner les moyens de fédérer leurs efforts en matière de propriété intellectuelle et obtenir ainsi la visibilité internationale nécessaire ».

Difficulté supplémentaire, le système des unités mixtes de recherche favorise, depuis une quinzaine d'années, la copropriété des brevets 201 ( * ) entre établissements, ce qui entraîne des lourdeurs de gestion qui se traduisent in fine par la moindre valorisation de la propriété intellectuelle 202 ( * ) . Aux États-Unis, le Bayh Dhole Act (1980), souvent cité en exemple, a attribué à l'Université la propriété intellectuelle de toute invention résultant d'une recherche exécutée sur place, au lieu de la partager entre ses différents financeurs (dont, notamment, les agences).

En France , à défaut d'une attribution exclusive de la propriété à l'un ou l'autre des protagonistes, un mandat de gestion permettrait d'éviter de dissuader les entreprises qui s'intéressent à un brevet en copropriété par la perspective d'un cheminement juridique long et complexe (observation réitérée par le récent rapport de la commission d'Aubert 203 ( * ) ).

3. Une évaluation encore perfectible

Afin d'évaluer l'ouverture des laboratoires à la « culture de projet » et « de valorisation de la recherche » ainsi qu'aux partenariats scientifique afin de « raccourcir le cycle de l'innovation », un indicateur budgétaire 204 ( * ) retrace la « part des opérateurs de programmes dans les brevets déposés », qui souffre des défauts susmentionnés, intrinsèque à ce type de mesure.

Un second indicateur, qui mesure la « part des ressources apportées aux opérateurs par les redevances sur titre de propriété intellectuelle », complète le dispositif d'évaluation.

Ces deux indicateurs paraissent complémentaires : il convient, certes, d'inciter à l'appropriation intellectuelle et d'en donner la mesure au travers du premier indicateur, mais aussi et surtout d'évaluer le caractère véritablement porteur des inventions, ce qui est l'objet du second indicateur. Ce dernier encourage, par ailleurs, à faire preuve de discernement pour le dépôt des brevets, qui engendrent des coûts importants, le cas échéant démultipliés par le contentieux.

Il reste que les revenus des brevets sont versés pendant 20 ans. Dès lors, la mesure des revenus de la propriété intellectuelle ne peut s'avérer que fort peu réactive aux flux de revenus nouveaux et donc relativement inopérante pour le « bouclage évaluatif ». Une mesure systématique des flux de revenus nouveaux serait donc plus conclusive pour cet aspect de l'évaluation.

En revanche, il est heureux que les indicateurs de la LOLF soient de plus en plus uniformément « déclinés » au niveau des différents organismes de recherche, dans le cadre de contrats d'objectifs quadriennaux en voie de généralisation.

* 189 On mentionnera que le brevet n'est pas la seule forme de protection des inventions : il faut compter avec les dépôts à l'Agence de protection des programmes, les certificats d'obtention végétale, ainsi que, dans une certaine mesure, les marques.

* 190 Dans le même temps, la part mondiale de publications scientifiques de la France n'a reflué « que » de 10 %, passant de 5,2 % à 4,7 % entre 1993 et 2004.

* 191 United States Patent and Trademark Office (bureau des brevets américains).

* 192 20 % de la prime sont versés lors du dépôt, et 80 % à la signature d'un contrat d'exploitation (licence, cession ou autre forme contractuelle) si bien que l'incitation à déposer des brevets potentiellement stériles, parfois dénoncée, apparaît faible ; en outre, les 20 % doivent être, le plus souvent, partagés entre co-inventeurs.

* 193 Les « frais directs » engagés par l'établissement sont déduits pour la détermination de ces bénéfices.

* 194 Le risque juridique d'une contestation judiciaire de la réalité de l'apport inventif permet cependant d'éviter les dérives.

* 195 Pour des questions de confidentialité, les données disponibles sont rares.

* 196 Elle l'est aussi au regard des chercheurs du secteur privé, dont les inventions effectuées dans le cadre de leur « mission inventive » appartiennent normalement à leur entreprise. Mais il est vrai que ces chercheurs bénéficient, par ailleurs, de « primes au dépôt » le cas échéant très élevées et que leurs rémunérations de base sont globalement supérieures à celles accordées dans le secteur public.

* 197 Les organismes les plus orientés vers la recherche fondamentale (de type CNRS ou INSERM) ont cependant moins vocation à dégager des revenus représentant une part plus importante de leur budget que ceux dont les activités inventives sont davantage orientées vers les applications (ex : CEA).

* 198 Les revenus sont élevés, mais 90 % d'entre eux proviennent d'une découverte unique, le « Taxotère », pour 0,2 % des licences.

* 199 Rapport n° 2006-M-016-01 sur la valorisation de la recherche de l'Inspection générale des finances et de l'Inspection de l'administration de l'éduction nationale et de la recherche

* 200 Cour des comptes, rapport public thématique intitulé « La gestion de la recherche publique en sciences du vivant » de mars 2007.

* 201 D'après le rapport n° 2006-M-016-01 sur la valorisation de la recherche de l'Inspection générale des finances et de l'Inspection de l'administration de l'éduction nationale et de la recherche, « l'élaboration et la négociation des contrats de copropriété est souvent longue, les décisions de dépôt, d'extension ou d'abandon sont également ralenties, et détournent les services de leur mission principale : élaborer et négocier des accords de licence avec des partenaires industriels ».

* 202 D'une façon générale, le fonctionnement des UMR, qui pose un problème de double pilotage, doit faire l'objet d'une simplification dans le cadre de l'application des recommandations de la commission d'Aubert (rapport intitulé « Vers un partenariat renouvelé entre organismes de recherche, universités et grandes écoles » du 14 avril 2008) sur la gestion des unités mixtes de recherche (mesure adoptée par le conseil de modernisation des politiques publiques du 4 avril 2008).

* 203 Une des recommandations du rapport « Vers un partenariat renouvelé entre organismes de recherche, universités et grandes écoles » du 14 avril 2008 consiste dans « le maintien d'une copropriété entre partenaires publics [, qui ] suppose une pleine délégation avec signature unique au mandataire, seul interlocuteur du partenaire industriel. La possibilité d'un titulaire unique, des résultats de la recherche devra être mise en oeuvre chaque fois que possible ».

* 204 Indicateur rattaché au projet annuel de performance du programme n° 172 « Recherche scientifique et technologique pluridisciplinaire » de la MIRES.

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