4. La coexistence de trois modèles industriels avec leurs contraintes particulières

Comme il a été indiqué précédemment, l'explosion des coûts de recherche et de production ainsi que la nécessité d'atteindre des volumes de production importants dans des délais très brefs ont conduit certaines entreprises à renoncer à réaliser leur propre fabrication tandis que d'autres se spécialisaient dans ce secteur d'activité. Actuellement, trois modèles industriels coexistent avec leurs avantages, mais également leurs limites.

- Les fabless/fablite 6 ( * )

L'augmentation générale des coûts associée à une pression croissante sur les prix conduit à une concentration des acteurs fabricants de semiconducteurs et à une migration vers un modèle « fabless » ou « fablite ».

En parallèle, les industriels cherchent à monter dans la chaîne de valeur afin de retrouver des marges dans le développement de systèmes intégrés en proposant également des services associés.

A titre d'exemple d'abandon du modèle intégré, d'anciennes entreprises intégrées comme NXP ou Texas Instrument sont en train de réduire drastiquement leurs capacités de production soit parce que le coût des nouvelles usines dépasse leurs capacités financières (une usine de fabrication pour une technologie 32 nm coûte actuellement entre 3 et 5 milliards de $), soit parce qu'elles estiment qu'elles ne sont pas en mesure de rivaliser en matière de prix et de qualité avec les fondeurs. Elles deviennent ainsi « fablite ». D'autres entreprises ont choisi cette option dès leur création comme Broadcom ou Qualcom et ne possèdent aucun outil de production. Ce sont les « fabless ».

A court terme, les avantages sont doubles .

D'une part, l'investissement initial est moins élevé que dans le secteur des entreprises intégrées puisque les besoins en infrastructures sont beaucoup plus limités en l'absence d'usine.

D'autre part, à chiffre d'affaires égal, les fabless peuvent consacrer des sommes plus importantes au développement des produits , ce qui constitue un atout non négligeable sur un marché où les profits sont plus élevés pour les produits différenciés que pour les produits standards.

A moyen terme cependant, les entreprises fabless sont soumises à plusieurs défis.

Certains de nos interlocuteurs ont souligné les limites d'une séparation trop distincte entre la technologie et le design. Selon M. Bert Koopmans, représentant du centre pour les nouveaux matériaux à l'université d'Eindhoven, dans les 10 ans à venir, les designers devront connaître la technologie pour réaliser des architectures opérationnelles. En effet, un transistor a des spécificités dont il faut tenir compte lors de la conception. Les fabless devront donc disposer de designers conscients des caractéristiques de la technologie.

Cette tendance a été confirmée par un représentant du LETI qui constate une nouvelle politique chez les fabless consistant à créer de petites équipes de R&D spécialisées dans la technologie ou à rechercher des partenariats avec les centres de recherche spécialisés dans la technologie afin de rétablir le lien en amont avec cette dernière.

En outre, les fabless pourraient être menacées directement par les fondeurs. D'une part, le développement d'un quasi-monopole dans le domaine de la fabrication des puces pourrait modifier le rapport de force entre les donneurs d'ordre et les sous-traitants au bénéfice de ces derniers. Les prix des circuits intégrés pourraient donc augmenter. D'autre part, le fondeur le plus important, TSMC, manifeste sa volonté d'augmenter ses marges en montant dans la chaîne de valeur. A terme, il pourrait concevoir ses propres circuits intégrés, et devenir un concurrent direct de ses clients, dont les fabless.

- Les fondeurs

Aujourd'hui, un circuit intégré compte plusieurs centaines de millions de transistors tout en ne mesurant que quelques cm 2 . Pour réduire les coûts de fabrication, les circuits intégrés ne sont pas fabriqués à l'unité mais par centaines sur une plaquette de silicium dont la taille augmente régulièrement. En contrepartie, les erreurs de fabrication sont de plus en plus pénalisantes puisqu'il faut alors jeter toutes les plaquettes dont le coût unitaire atteint plus de 7.000 dollars.

Par ailleurs, on a vu précédemment que le raccourcissement des cycles de vie des produits exigeait une montée rapide des volumes de circuits intégrés fabriqués, ce qui nécessite une très bonne maîtrise des procédés de production. Or, plus les volumes à fabriquer sont importants, plus les opportunités sont grandes pour les ingénieurs d'améliorer les rendements de production et d'acquérir une excellence dans ce domaine. Telle est la stratégie des fondeurs dont les quatre plus importants captent près de 80 % de la fabrication mondiale de puces en sous-traitance et ont acquis un savoir-faire inégalable à des prix particulièrement compétitifs.

A lui seul, TSMC détient 50 % du marché de la sous-traitance. A l'exception d'une unité de production détenue conjointement avec NXP à Singapour et d'une usine en 200 mm à Shanghai, TSMC concentre sa production à Taiwan où il possède 5 usines en 200 mm et 2 usines en 300 mm. Ces deux dernières sont qualifiées de « gigafabs » puisqu'elles produisent 271.000 plaquettes par mois. En 2006, TSMC a produit l'équivalent de 7 millions de plaquettes en 200 mm.

UMC, deuxième sous-traitant mondial et également Taiwanais, a une capacité de production de 272.000 plaquettes par mois répartie sur 7 usines en 200 mm. Il dispose également de deux usines de 300 mm à Taiwan et à Singapour.

Les capacités de fabrication de SMIC sont réparties sur cinq sites : Shanghai où SMIC a construit trois usines 200 mm et une usine 300 mm ; Tainjian où SMIC a racheté une usine 200 mm à Motorola ; Beijing où SMIC a construit la première usine chinoise 300 mm ; Chendu où SMIC a une usine d'assemblage et de test et Wuhan où SMIC gère une usine 300 mm en coopération avec le gouvernement local.

Chartered Semiconductor possède 5 usines de production sur le même site singapourien : 4 en 200 mm et 1 en 300 mm. Cette dernière a une capacité de 45.000 plaquettes par mois en technologie 65 nanomètres.

Le modèle des fonderies semble durablement établi et peu de sociétés intégrées sont capables de les concurrencer dans leur secteur d'activité. Il n'est pas anodin que la troisième entreprise de semiconducteurs au monde, Texas Instrument, ait renoncé à réaliser elle-même la fabrication des puces qu'elle développe. De même, à la suite de la rupture de l'alliance Crolles 2 par NXP et Freescale, STMicroelectronics a hésité entre intégrer l'alliance IBM ou se lier au fondeur taiwanais TSMC et devenir fabless.

Lorsque votre rapporteur a rencontré les responsables de TSMC, ces derniers ont indiqué que 66 % de leurs clients étaient des fabless et 34 % des sociétés intégrées, mais que la part de ces derniers avait vocation à augmenter.

Pour autant, tous les fondeurs sont loin d'être optimistes sur leurs chances de survie à long terme.

Selon le PDG de Chartered Semiconductor, les fonderies souffrent d'une baisse des prix constante (- 26 % pour 2006) qui résulte de capacités de production excédentaires pour les technologies de pointe et d'une guerre des prix féroce entre TSMC, UMC et Chartered Semiconductor . En outre, pour la fabrication de produits moins avancés technologiquement, la concurrence est accrue par le nombre d'acteurs et d'usines de 150 mm et 200 mm essentiellement.

Il convient de noter que toutes les fonderies mentionnées auparavant bénéficient du soutien fort, à la fois financier et fiscal, de la part de leurs gouvernements respectifs.

Une consolidation du secteur apparaît donc inévitable même si elle sera insuffisante pour améliorer les marges des fondeurs.

En effet, en 2007, le marché de la production en sous-traitance a crû de 2,6 % seulement par rapport à 2006 avec un chiffre d'affaires total de 22,19 milliards de dollars. TSMC a réalisé un chiffre d'affaires de 9,8 milliards de dollars, en croissance de 1,2 % seulement par rapport à 2006.

Les fondeurs sont donc en train d'adapter leurs politiques industrielles afin d'améliorer leur rentabilité.

A court terme, tous ont réduit leurs investissements.

A moyen terme, leurs stratégies divergent et il convient de distinguer TSMC des autres fondeurs dans la mesure où ce dernier est le seul à continuer à faire des bénéfices (tous les autres sont déficitaires) et à avoir une taille critique suffisante lui permettant d'investir massivement en R&D.

TSMC a ainsi annoncé en mars 2008 son intention d'investir 5 milliards de dollars pour transformer l'une de ses gigafabs en centre de recherche afin de développer les générations 32, 22 et 15 nm.

En outre, compte tenu de la moindre profitabilité de l'activité de fabrication de masse, TSMC a décidé de diversifier ses activités et est en train de développer toute une série de services intégrés verticalement : outre la fabrication des circuits intégrés, il offre en amont des outils pour réaliser la conception des circuits et en aval des services de test et de packaging, évoluant ainsi vers le modèle des industries intégrées , quitte à devenir concurrent d'une partie de ses clients.

Par ailleurs, TSMC a l'ambition de créer une alliance regroupant des équipementiers et les grands fabricants de semiconducteurs afin de s'imposer comme seul hub mondial pour la fabrication de circuits sur des plaquettes de 450 mm , cette évolution se justifiant pour des applications de fort volume tel que les DRAM.

Faute d'une taille critique suffisante, les autres fondeurs envisagent leur survie en augmentant leurs capacités de fabrication sur des technologies matures (en rachetant des usines en 200 mm) ou à travers la conclusion d'alliances leur permettant de réduire les coûts d'investissement dans les nouvelles technologies. Ainsi, Chartered Semiconductor a rejoint l'alliance IBM pour développer les technologies 32 et 22 nm tandis qu'en janvier 2008, SMIC a acheté à IBM une licence pour exploiter la technologie 45 nm, économisant ainsi d'importants frais de recherche.

- Les entreprises intégrées

Afin de rester compétitives, les industries intégrées doivent simultanément :

- améliorer l'ingénierie de production de la génération de puces en fabrication,

- assurer le développement de la génération suivante à un horizon de 3 à 4 ans,

- canaliser les efforts de recherche fondamentale pour préparer les générations ultérieures

- tout en misant sur la conception des produits et leur maîtrise des différents métiers pour continuer à générer des profits.

Par ailleurs, les entreprises intégrées doivent affronter la concurrence à la fois des fabless, qui, à chiffre d'affaires égal, investissent plus dans la conception des circuits intégrés, et des fondeurs qui produisent plus et moins chers. Afin de limiter l'explosion de leurs coûts, certaines se sont engagées dans un réseau de coopérations précompétitives pour développer des technologies génériques comme le CMOS pour les applications numériques, tout en sous-traitant souvent une partie de leur production.

La moindre différentiation des technologies de base du CMOS numérique conduit les sociétés intégrées à rechercher des avantages compétitifs dans le développement de technologies dérivées à forte valeur ajoutée permettant l'ajout de fonctionnalités nouvelles dans les circuits intégrés.

Néanmoins, les sociétés intégrées s'appuient sur les considérations à long terme suivantes pour justifier la poursuite de leur engagement dans le développement de la technologie CMOS.

La maîtrise de la technologie reste déterminante dans toutes les applications logiques. Or, c'est par le maintien de lignes de production que la technologie peut être testée et améliorée. En effet, le travail d'ingénierie sur les équipements est fondamental pour trouver les astuces techniques et les innovations qui permettent de supprimer les éventuels défauts de production et augmenter rapidement les rendements. Compte tenu des délais très brefs imposés aux entreprises de semiconducteurs pour réaliser leurs produits, une bonne synergie entre les équipes de développement des produits et celles responsables de la production permet de gagner du temps dans la mise en production.

En outre, les technologies dérivées profitent des avancées réalisées dans les technologies CMOS.

Par ailleurs, les entreprises intégrées souhaitent garder leurs propres lignes de production afin de conserver une certaine indépendance vis-à-vis des fondeurs. Comme il a été indiqué précédemment, à moyen terme, ces derniers pourraient non seulement revoir leurs prix à la hausse, mais également offrir leurs propres circuits intégrés.

Enfin, en restant dans la course à la miniaturisation, les sociétés intégrées espèrent continuer à influencer le développement de l'électronique « au-delà du CMOS », c'est-à-dire lorsque toutes les potentialités de cette technologie auront été épuisées. En effet, un consensus se dégage parmi les scientifiques estimant qu'aucune rupture technologique majeure ne remplacera du jour au lendemain la technologie CMOS, mais que les évolutions se feront plutôt de manière incrémentale, la technologie CMOS intégrant les progrès réalisés par les nanotechnologies.

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Il apparaît donc que si trois modèles industriels coexistent, ils ne sont pas figés et aucun ne s'est imposé comme modèle dominant. Ainsi, un nombre croissant d'entreprises intégrées devient fabless ou fablite, ce qui pourrait être considéré comme un signe avant-coureur de la fin de ce modèle.

Néanmoins, les entreprises leaders du secteur de la microélectronique restent des entreprises intégrées tandis que TSMC, symbole de la réussite des fonderies, tend à verticaliser ses activités pour augmenter sa rentabilité.

Enfin, le rapport de forces entre les trois modèles est amené à évoluer. Jusqu'à présent, des mutations profondes ont à chaque fois accompagné le passage d'un noeud technologique à l'autre. Or, au moins quatre noeuds technologiques sont prévus avant d'arriver aux limites physiques de la miniaturisation : le 32 nm, le 22 nm, le 18 nm et le 12 nm.

Le développement d'un hub mondial de production en 450 mm aurait également des conséquences non négligeables sur la stratégie des entreprises de semiconducteurs.

Compte tenu de ces incertitudes, il apparaît donc très difficile de faire des prévisions sur l'évolution des trois modèles industriels dans un secteur où les entreprises doivent s'adapter en permanence.

Une première analyse du secteur des semiconducteurs conduit aux observations suivantes :

1) ce secteur est un secteur stratégique pour la compétitivité des entreprises et l'indépendance nationale et tire la croissance mondiale depuis plus de 40 ans ;

2) alors que ce secteur a longtemps été guidé par la seule course à la miniaturisation, les considérations de rentabilité économique deviennent prépondérantes avec l'apparition de trois défis :

- l'explosion des coûts de R&D, de design, de logiciels et de production qui rend la poursuite de la miniaturisation toujours plus chère ;

- le raccourcissement du cycle de vie des produits qui limite les retours sur investissement ;

- la relative maturité du marché qui exacerbe la concurrence ;

3) l'industrie des semiconducteurs apparaît donc en pleine mutation et se caractérise par :

- une hiérarchie mondiale en perpétuel mouvement aussi bien au niveau des entreprises que des zones géographiques avec une montée en puissance de l'Asie comme lieu de production ;

- le développement d'alliances et de coopérations précompétitives pour limiter l'augmentation des coûts ;

- la poursuite de la « déverticalisation » du secteur qui se traduit par la coexistence de trois modèles économiques, à savoir les entreprises intégrées, les fabless et les fondeurs.

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Comment l'industrie de la microélectronique va-t-elle faire face aux défis technologiques des quinze prochaines années ?

* 6 Les « fabless » ne disposent d'aucun outil de production. Les « fablite » continuent de produire une petite partie de leurs composants en interne.

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