TITRE IV - FAIRE DE L'INSERTION PAR L'ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE UNE PRIORITÉ

I. UN DÉVELOPPEMENT INÉDIT DE L'EXCLUSION PAR L'EMPLOI

A. UN LIEN BIEN ÉTABLI ENTRE QUALITÉ DE L'EMPLOI ET EXCLUSION

La question de l'emploi et, en négatif, de l'inactivité, constitue un élément essentiel dans les problématiques liées à l'exclusion. « Les causes de la pauvreté sont multiples. (...). Toutefois, nous en avons cerné une, majeure, dans le système économique : le chômage », a ainsi résumé l'une des personnes auditionnées par la mission.

Mais le fait d'occuper un emploi, s'il favorise une bonne insertion, n'est cependant plus en soi une garantie absolue contre l'exclusion, celle-ci s'étendant désormais au salariat. « L'accès à l'emploi, objectif qu'il reste nécessaire d'atteindre, ne constitue plus une assurance de sortir de la pauvreté et de l'exclusion, s'il ne s'accompagne pas d'un travail décent ou, selon l'Union européenne, de qualité », a souligné ainsi M. Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi.

1. Une partie substantielle de la population en marge du marché du travail

a) Une population en difficulté d'insertion excédant largement celle des chômeurs

L'exclusion du marché du travail est un facteur aggravant les risques d'une exclusion sociale dans son sens le plus large. Or, l'estimation du nombre de personnes exclues du marché de l'emploi et de nature à bénéficier de mesures d'insertion est sujette à débat.

Lato sensu , elle recouvre l'ensemble de la population en situation de chômage . Au sens du Bureau international du travail (BIT), généralement retenu pour les comparaisons internationales 168 ( * ) , ce dernier s'établit, pour l'ensemble de la France 169 ( * ) , à 7,5 % de la population active , soit 2,1 millions de personnes. Plus généralement en France métropolitaine, 2,7 millions de personnes ne travaillent pas mais souhaiteraient travailler, qu'elles soient ou non disponibles dans les deux semaines pour travailler, et qu'elles recherchent ou non un emploi.

Toutes les personnes en situation de chômage n'ont cependant pas vocation à y demeurer à moyen ou long terme et à bénéficier des politiques d'insertion. Seules doivent être prises en compte celles astreintes à un chômage de longue durée 170 ( * ) , lesquelles représentent 4 % de la population active .

Toutefois, ce chiffre ne prend pas en compte l' ensemble des publics rencontrant des difficultés d'insertion . Si l'on y ajoute les effectifs des personnes suivant un parcours dans des dispositifs d'accompagnement et d'insertion professionnelle, plus ou moins éloignés de l'emploi, tout en neutralisant les cas de double compte 171 ( * ) , on aboutit, selon le rapport général du Grenelle de l'insertion, à un taux de 13 % de la population active . Ainsi, 3,5 millions de personnes, soit un actif sur huit, rencontre des problèmes d'insertion dans l'emploi.

Une enquête menée dans le cadre du Grenelle donne une traduction spectaculaire de ces chiffres en flux. Elle indique que le chômage concerne ou a concerné directement une personne sur deux, et qu'une personne sur cinq est ou a été dans un dispositif d'insertion.

b) La perte d'emploi, porte d'entrée dans la précarité

Si l'emploi n'est pas une condition suffisante pour garantir l'inclusion sociale, son absence ou sa perte est en revanche un facteur de risque de basculement vers la précarité, laquelle peut conduire, si d'autres facteurs s'y surajoutent, à la pauvreté et l'exclusion.

La définition même de la précarité fait une place centrale au paramètre « emploi ». Ainsi, selon celle donnée par le père Joseph Wrezinski, fondateur de l'association ATD Quart-Monde, « la précarité est l'absence d'une ou de plusieurs sécurités, notamment celle de l'emploi ».

D'après une enquête menée sur des SDF et citée par M. Patrick Dugois, délégué général d'Emmaüs France, cette perte d'emploi , au même titre que d'autres « accidents de la vie », peut générer une série de conséquences allant jusqu'à l'exclusion : « il existe des moments clés conduisant les personnes à la rue : la perte d'un emploi, la fin des allocations chômage, un décès, un divorce, etc. Il s'agit de ce que nous appelons communément les « accidents de la vie ». (...). Dans une société stable, marquée par le plein emploi, une personne fragile confrontée, par exemple, à une activité professionnelle insupportable peut démissionner et changer d'employeur, en raison de l'abondance du travail. Dans la société actuelle, une telle attitude n'est plus possible. Il est très facile aujourd'hui de se retrouver à la rue. Tout peut aller très vite pour celui victime d'un moment de faiblesse ou d'une perte d'emploi suite à une dépression grave ». Le responsable France d'Emmaüs a cité à la mission l'exemple, qui n'est plus rare aujourd'hui, d'un cadre commercial qui, en deux ans, a été licencié, a divorcé avant d'échouer dans un petit studio, puis dans la rue.

Selon Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po et rapporteur général du Grenelle de l'insertion, « les pertes de travail et la dégradation des relations sociales et amicales constituent les principales raisons amenant les gens à vivre dans la rue. Il arrive souvent que des personnes aient une famille stable, mais qu'elles s'en soient éloignées pour chercher du travail à Paris où elles vivent dans la rue ».

Les centres communaux d'action sociale confirment, sur le terrain, que la perte d'une activité professionnelle est de plus en plus à l'origine d'un basculement dans la grande précarité . M. Daniel Zielinski, délégué général de l'Unccas, a indiqué qu'y avait été repérée « l'arrivée de nouveaux publics pauvres », au premier rang desquels « des personnes venant de perdre leur emploi ».

M. Jean-Baptiste de Foucauld, président de Solidarités nouvelles contre le chômage, a dit des mots très justes devant la mission pour exprimer la rupture radicale d'avec la société ressentie par les « inactifs contraints » . « Ceux qui vivent le chômage se découragent, se sentent plus jugés qu'aidés et n'ont plus confiance dans la société. Nous ne sommes pas suffisamment conscients du caractère moralement dévastateur dû à l'insuffisance quantitative d'emplois et de ses effets délétères sur l'ensemble du tissu social. (...). La souffrance sociale relative au chômage ne génère pas de réflexes de solidarité, contrairement aux autres catastrophes sociales. Le chômage, phénomène complexe et anxiogène, délie le lien social là où, au contraire, il devrait créer de la solidarité ».

c) Une frange de la population définitivement perdue pour l'emploi ?

Si l'exercice d'une activité rémunérée a des vertus certaines en matière d'insertion et si l'obtention d'un nouvel emploi peut être un objectif prioritaire pour les personnes l'ayant perdu, encore faut-il que celles-ci soient en mesure d'y accéder. Or, il semble qu'une fraction incompressible de la société ne soit pas apte -pour des raisons qui peuvent être passagères, comme pour des motifs plus profonds- à exercer une activité professionnelle dans des conditions de travail normales, du moins sans une prise en charge étroite et suivie.

« Le travail constitue notre principe de base. Mais nous savons bien que certains individus ne seront jamais très rentables », a ainsi reconnu devant la mission M. Patrick Dugois, délégué général d'Emmaüs France. « Jusqu'à l'avant-guerre, il existait des processus collectifs de socialisation dans le monde paysan, auquel était intégré l'idiot du village ou la personne improductive. Or, de tels espaces ne sont plus présents. Il est demandé aujourd'hui aux personnes faibles d'entrer dans le modèle économique dominant. (...). Certaines personnes ne pourront jamais se prendre en charge ou s'assumer, soit parce qu'elles ont été abîmées par la vie, soit parce qu'elles n'ont jamais eu les ressorts pour le faire. (...). Nos compagnons ne pourront jamais, en effet, avoir la productivité demandée dans le système économique actuel ».

Cette impossibilité quasi structurelle pour certains publics de s'insérer professionnellement peut tenir à des motifs psychologiques que les circonstances de l'existence ont fait naître. « Pour certaines personnes, la vie a tout simplement été trop dure et leur état de santé psychique les rend inaptes à travailler », a fait ainsi observer M. Bruno Grouès, conseiller technique à l'Uniopss.

Les inégalités se font jour dès le plus jeune âge : le milieu familial, l'éducation reçue et les codes culturels inculqués auront ensuite, arrivé à l'âge où doit se faire l'entrée sur le marché du travail, une influence capitale dans la capacité à s'insérer professionnellement. Les publics les plus défavorisés de ce point de vue seront les plus délicats à accompagner vers l'emploi par les structures spécialisées.

Le témoignage de Mme Pierrette Catel, chargée de mission au Conseil national des missions locales, rend compte de cette catégorie de personnes cumulant des handicaps rendant extrêmement difficile leur insertion : « Plus de 50 % de ces jeunes ont un bas niveau de qualification et sortent du système scolaire sans diplôme. De plus, ils souffrent souvent de phénomènes d'illettrisme extrêmement prégnants. Ces jeunes ne connaissent pas le monde de l'entreprise. Leurs parents sont souvent dans une situation de pauvreté ou s'approchant de la pauvreté, et sont au chômage depuis plusieurs années. Ces jeunes n'ont donc pas encore conscience de la valeur du travail et ne savent pas comment la mettre en pratique dans leur parcours ».

L'honnêteté intellectuelle et l'objectivité imposent d'admettre l'inemployabilité, du moins dans le secteur marchand, d'une partie de la population active. Cet état de fait conduit à réfléchir à des dispositifs de soutien et d'accompagnement adaptés ; en quelque sorte à des dispositifs « cousus main » aujourd'hui encore inexistants .

« Il ne faut pas se faire d'illusion , a ainsi reconnu devant la mission M. Claude Alphandéry, président du Conseil national de l'insertion pour l'activité économique (CNIAE). Pour certaines personnes, aucune solution ne pourra être mise en place. Que faisons-nous d'elles ? Leur versons-nous les minima sociaux ad vitam aeternam , rendons-nous le système de prise en charge très dérogatoire pour elles, les orientons-nous vers d'autres débouchés que ceux offerts par l'économie marchande ? L'insertion peut avoir lieu au travers soit de l'économie classique, soit de l'économie non marchande, basée sur des activités utiles mais situées en dehors du marché. Ce problème n'a pas été traité pour l'instant ».

* 168 On rappellera qu'au sens du BIT, un chômeur est une personne en âge de travailler (15 ans ou plus) répondant simultanément à trois conditions :

- être sans emploi, c'est à dire ne pas avoir travaillé, ne serait-ce qu'une heure, durant une semaine de référence ;

- être disponible pour prendre un emploi dans les 15 jours ;

- avoir cherché activement un emploi dans le mois précédent ou en avoir trouvé un qui commence dans moins de trois mois.

Cette définition exclue par conséquent les demandeurs d'emplois actuellement en stage de formation ou ceux qui ne recherchent qu'un emploi à temps partiel.

* 169 C'est-à-dire en comptant les départements d'outre-mer. A défaut, il descend à 7,2 %.

* 170 Un chômeur de longue durée est un actif au chômage depuis plus d'un an.

* 171 C'est-à-dire si l'on y ajoute les effectifs pris en charge par les politiques de l'insertion et non demandeurs d'emploi depuis plus d'un an, les bénéficiaires de contrats aidés non inclus dans d'autres dispositifs d'insertion, les salariés des structures de l'insertion par l'activité économiques et les jeunes titulaires de CIVIS.

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