Audition de M. Jacques FREYSSINET, Président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi - (8 avril 2008)

Mme Brigitte BOUT, Présidente - Nous accueillons M. Jacques Freyssinet, Président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi. Pourriez-vous nous rappeler en une dizaine de minutes quelles sont les missions de cette structure ? Après quoi, les sénateurs présents vous poseront des questions.

M. Jacques FREYSSINET - Merci Madame la Présidente. Je serai très bref pour nous permettre d'avoir une discussion la plus longue possible ensemble. Par ailleurs, le sujet abordé est tellement vaste que mon sujet introductif sera forcément caricatural. Je souhaite vous indiquer quels sont mes thèmes de travail et mes champs de compétences, à propos desquels vous pourrez m'interpeller.

Je suis économiste, professeur émérite à l'université Paris I et en mesure de vous parler de trois expériences menées dans le domaine dans lequel vous travaillez. D'abord, j'ai fait partie de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale où j'ai été plus spécialement en charge de tout ce qui relève des relations entre le marché du travail et l'accès à l'emploi, d'une part, et la pauvreté et l'exclusion, d'autre part.

Par ailleurs, j'ai eu à animer, au sein du Conseil national d'informations statistiques, un groupe de travail qui, en préparant un rapport sur le niveau de vie et les inégalités sociales, s'est demandé quels sont les indicateurs pertinents pour rendre compte des phénomènes d'inégalités. Enfin, au Centre d'études de l'emploi, je m'intéresse aux travaux effectués sur les sujets que vous traitez dans le cadre de cette mission. Le Centre d'études de l'emploi représente un établissement public placé sous la double tutelle du ministère de la recherche et du ministère de l'emploi. Il a pour but d'éclairer les pouvoirs publics et les acteurs économiques et sociaux dans le domaine du travail et de la protection sociale, et d'évaluer les politiques publiques, tout en mettant l'accent sur les liens qui existent entre le système de protection sociale, le marché du travail et les dispositifs d'insertion.

Voilà donc dans quels domaines je suis capable de répondre à vos questions.

De plus en plus, depuis le sommet de Lisbonne, celui de Nice et la mise en place de la méthode ouverte de coopération pour la lutte contre l'exclusion sociale qui ont suivi, l'hypothèse selon laquelle, pour les gens aptes au travail, l'accès à l'emploi représente le chemin royal menant à la sortie de la pauvreté et la garantie contre le risque d'exclusion prend corps. Ce postulat guide de nombreuses recherches à l'heure actuelle. Or, l'accès à l'emploi constitue une condition nécessaire mais pas suffisante pour se prémunir de la pauvreté. Il s'agit d'une condition nécessaire, car l'accès à l'emploi renvoie au droit à l'emploi reconnu par notre constitution à tout citoyen. Toute personne apte au travail et désireuse d'exercer une activité doit se voir reconnaître ce droit et pouvoir obtenir un emploi convenable.

Toutefois, deux phénomènes conjoints font que cette condition est de moins en moins suffisante pour sortir de l'exclusion. Le premier phénomène a trait au développement des emplois précaires et des bas salaires. De fait, il n'est plus suffisant d'avoir un emploi pour quitter la pauvreté et même l'exclusion, comme en atteste l'existence des travailleurs pauvres qui peuvent enchaîner les emplois à court terme sur une longue période. Selon une enquête de l'INSEE, près d'un tiers des personnes sans domicile fixe travaille.

Le deuxième phénomène correspond à la transformation de la composition des familles. Autrefois, il y avait des structures familiales relativement standard, fortement sexistes mais adaptées au système de protection sociale qui s'étendait du chef des familles jusqu'aux ayants-droits. Aujourd'hui les familles sont beaucoup plus fréquemment éclatées, voire monoparentales, et sont, dans ce contexte, beaucoup plus touchées par l'exclusion. Les observations montrent ainsi que les familles monoparentales sont très fortement menacées par la pauvreté et que les ménages sans emploi deviennent de plus en plus nombreux.

Ainsi, en raison de ces deux phénomènes, l'accès à l'emploi, objectif qu'il reste nécessaire d'atteindre, ne constitue plus une assurance de sortir de la pauvreté et de l'exclusion, s'il ne s'accompagne pas d'un travail décent ou, selon l'Union européenne, de qualité.

Voilà Mme la Présidente ce que je souhaitais dire en introduction. Il vaut mieux que mon intervention s'arrête là pour permettre au débat de s'engager.

Mme Brigitte BOUT, Présidente - Merci beaucoup. Je donne la parole à M. Bernard Seillier, notre rapporteur.

M. Bernard SEILLIER, rapporteur - M. Freyssinet a abordé le sujet des indicateurs de manière très succincte. Pouvez-vous nous indiquer, dans ce domaine, quelles sont les méthodes à suivre et s'il faut s'orienter vers des indicateurs synthétiques ?

S'agissant de la mise en place éventuelle d'un organisme référent, je milite pour que l'observatoire devienne cette passerelle faisant le lien entre la communauté scientifique et la société civile ; le but étant de ne pas affadir la rigueur scientifique tout en permettant à chacun de comprendre ce qu'est la pauvreté et l'exclusion et la manière dont elles évoluent.

M. Jacques FREYSSINET - Je risque, en parlant des indicateurs, de vous lasser tellement il y a à dire sur le sujet. J'essaierai, dans ma réponse, d'être assez bref.

L'idée actuelle et très partagée selon laquelle la mise en place d'indicateurs résoudrait tous nos problèmes m'inquiète un peu, car il n'est pas possible de maîtriser tous les phénomènes en nous référant uniquement aux indicateurs car ceux-ci, par définition, appauvrissent la réalité. En même temps, il est nécessaire d'avoir des références objectives indiscutables pour empêcher les gens de dire tout et n'importe quoi. Il y a besoin de caler le débat social sur des données quantifiées et fiables, c'est-à-dire produites par des organismes indépendants et soumises au débat critique. Il n'existe pas de vérité scientifique, mais une méthode scientifique pour élaborer des grandeurs sujettes à la pression sociale.

J'essaie d'être bref dans mes réponses. Mais si mes propos sont trop schématiques, n'hésitez pas à me reprendre.

Les indicateurs représentent un terme générique. En fait, il existe de multiples types d'indicateurs, remplissant chacun des fonctions différentes. Aussi il est tout à fait dangereux de les confondre. Certains indicateurs ont pour objectif de décrire certaines caractéristiques les plus essentielles d'une situation dans la mesure où celle-ci peut être quantifiée. Ils sont le diagnostic, le reflet d'une réalité sociale.

D'autres indicateurs renvoient à des objectifs que se donne un gouvernement ou toute autre instance pour mobiliser des énergies. Ils sont alors appréciés en fonction de cette valeur mobilisatrice.

Il existe aussi des indicateurs d'évaluation de l'efficacité d'une politique. Si un gouvernement peut se donner un objectif qui sera atteint dans le cadre d'une conjoncture économique favorable, encore faut-il savoir en quoi sa politique aura contribué à l'atteinte de cet objectif. Il est nécessaire d'effectuer un travail de classification pour le savoir. Tous les objectifs peuvent être utiles. Mais il ne faut pas les confondre. Il existe, d'un côté, un indicateur politique et, de l'autre côté, un indicateur d'évaluation de l'efficacité des politiques publiques.

Par ailleurs, dès que nous parlons d'indicateurs, il devient indispensable d'accomplir un arbitrage entre la pertinence de la qualité de l'indicateur et sa lisibilité dans le débat social. L'indicateur de pauvreté ancré dans le temps constitue un indicateur typique en la matière. Il est possible de discuter de sa pertinence d'un point de vue méthodologique. Mais il est difficile d'en percevoir la signification, cet indicateur revenant à mesurer 60% du revenu médian à une date donnée, fixée en fonction de l'inflation...

Cet instrument peut-il servir de socle à un débat démocratique ? Cette question se pose aussi pour l'indicateur permettant de calculer le nombre de travailleurs pauvres. Faire comprendre à la population qu'un travailleur pauvre constitue une personne ayant été au moins présente sur le marché du travail pendant la moitié de l'année, ayant exercé un emploi au moins pendant un mois au cours de la même période et appartenant, néanmoins, à un ménage situé en dessous du seuil de pauvreté n'est pas simple. Cette définition française du travailleur pauvre se différencie de celle retenue par l'Union européenne.

Il existe donc, pour des indicateurs, un arbitrage à effectuer entre leur sophistication technique et leur lisibilité sociale, l'une ne pouvant aller avec l'autre.

Concernant la mise en place d'un indicateur synthétique, nous en avons beaucoup débattu au sein du CNIS. Celui-ci devait présenter les besoins des utilisateurs à l'attention de l'appareil statistique. Pour lui, un indicateur statistique est forcément le fruit d'une pondération entre différentes formes d'inégalités (santé, éducation, logement, revenu, etc.) et cette pondération a un caractère politique, éthique, mais pas statistique. A nos yeux, les statisticiens ne peuvent fournir un indice synthétique, sauf si une autorité légitime (parlement, conseil économique et social...) effectue ce travail de pondération. Je défends la position du rapport. Mais il n'existe pas d'indicateur synthétique sur une base purement objective. Celui-ci est forcément le reflet de préférences sociales qu'il faut afficher : par exemple, accorder deux fois plus d'importance aux inégalités face à la santé qu'aux inégalités face au logement. Ces préférences ne relèvent pas d'un jugement d'expert, mais d'un jugement politique.

S'agissant des organismes référents, je suis très attaché à leur existence, à condition qu'il n'y ait pas d'ambiguïté sur leur rôle. Ils ne se situent pas au-dessus de la mêlée et ne sont pas chargés de dire la vérité. La définition que vous avez donnée de l'observatoire constitue tout à fait à ce qu'il essaie d'entreprendre, à savoir mobiliser l'ensemble de l'état des connaissances et stimuler la recherche, puisqu'il a les moyens financiers de le faire, de façon à fournir, dans le cadre du débat social, des données dont la fiabilité ne sera pas discutée. Dans cette perspective, il est très important de maintenir l'indépendance de ce type d'observatoire et de lui fournir des moyens pour fonctionner, après avoir défini clairement son rôle. Il ne peut, par exemple, se confondre avec le Conseil que vous présidez, ce dernier s'alimentant des travaux de l'observatoire.

M. Charles REVET - J'ai une question à vous poser. Elle concerne votre propos liminaire. Avez-vous des suggestions à faire pour améliorer l'accès à l'emploi ? Beaucoup d'entreprises, notamment du secteur du bâtiment, ont des difficultés à trouver du personnel. En même temps, même s'il a diminué, le taux de chômage reste élevé dans notre pays et des personnes sans emploi pourraient occuper les postes à pourvoir qui ne trouvent pas preneurs.

Pouvons-nous accélérer les procédures de traitement, en particulier dans le domaine du logement ? Nous savons que, plus nous attendons pour intervenir auprès d'une famille en difficulté, plus nous aurons du mal à l'aider à refaire surface. Dans le même esprit, ne serait-il pas souhaitable d'accélérer le versement des aides en matière de logement (APL) pour les personnes en difficulté ? De telles mesures permettraient d'aider les personnes en situation de pauvreté ou d'exclusion de s'en sortir.

M. Jean DESESSARD - Mme la Présidente, je souhaiterais poser une question complémentaire, allant dans le prolongement des interrogations soulevées par M. Charles Revet. A l'aune des indicateurs en votre possession, existe-t-il vraiment des offres d'emplois non satisfaites, des postes que les gens ne veulent plus occuper pour des raisons physiques ou psychologiques, un manque de formation interdisant aux personnes de tenir certains emplois ?

M. Jacques FREYSSINET - Je déclare forfait pour répondre à la question portant sur le logement, n'étant pas compétent sur le sujet.

S'agissant de votre première question, pendant six ans, j'ai été président du conseil d'administration de l'ANPE et je peux vous dire que cette instance s'interroge souvent pour savoir quel est le moment pertinent de son intervention. Les politiques d'intervention auprès des demandeurs d'emploi sont apparues à la fin des années 70 et au début des années 80 pour aider certains d'entre eux, plongés dans un chômage de longue durée, à retrouver un emploi. Or, très vite, il nous a été reproché d'intervenir trop tard, au motif qu'une intervention efficace s'apparente à une intervention immédiate. Le problème est qu'entre un tiers et deux tiers des personnes qui s'inscrivent à l'ANPE parviennent à retrouver un emploi, par leurs propres moyens, dans un délai de deux à trois mois. Aussi, si nous intervenons très tôt, nous aurons un énorme flux à gérer et, par conséquent, nous réduirons le temps consacré à chaque chômeur. Nous pensons préférable de concentrer les efforts sur les personnes qui éprouveront de réelles difficultés à retrouver un travail ; d'où la nécessité de procéder au profilage des demandeurs d'emplois. Mais est-il possible, dès leur inscription à l'ANPE, d'établir le profil des chômeurs de manière à nous permettre d'identifier ceux qui courent le risque de connaître une longue période sans activité ? De nombreux pays s'y sont essayés. La France s'y met à son tour. Toutefois, les expériences montrent qu'il reste très difficile d'obtenir un profilage fiable des personnes au moment de leur inscription à l'ANPE. Ainsi, plusieurs des pays qui avaient mis en place des systèmes pour détecter les chômeurs de longue durée potentiels les ont abandonnés. Il s'agit notamment des Pays-Bas et du Danemark. En France, il a été constaté qu'entre la moitié et deux tiers des résultats du profilage effectué par l'UNEDIC ne sont pas confirmés par les conseillers techniques de l'ANPE ; preuve de l'énorme difficulté à identifier la fragilité potentielle d'un demandeur d'emploi.

Quant à votre dernière question, il n'est pas simple d'y répondre. Il se pose d'abord d'un problème d'indicateur. Nous utilisons souvent comme indicateur de mesure le nombre des demandeurs d'emploi inscrits en fin de mois à l'ANPE. Or cet indicateur est très mauvais. En effet, après l'inscription d'une offre d'emploi sur ses registres, l'ANPE se met au travail, contacte un certain nombre de personnes susceptibles d'occuper le poste à pourvoir, présente leurs dossiers à l'employeur qui effectue une présélection parmi eux, avant de recevoir les candidats retenus pour un entretien. Inévitablement, quel que soit la qualité du placement, tout processus d'embauche exige du temps, entre quelques jours et plusieurs semaines. Par conséquent, de manière mécanique, il existera toujours un stock de chômeurs et celui-ci sera d'autant plus grand que le marché de l'emploi sera actif. Autrement dit, le nombre de demandeurs d'emploi inscrits en fin de mois à l'ANPE ne peut représenter un indicateur pertinent. Le bon indicateur est celui qui mesure la durée d'écoulement du stock de chômeurs.

Les observations montrent combien il est compliqué de se faire rencontrer les offres et des demandes de travail pour les postes demandant des personnes, soit hautement qualifiées, soit peu diplômées ; d'où la nécessité d'adapter l'appareil de formation et de mettre l'accent sur celle-ci pour avoir une sorte de modèle vertueux, avec des entreprises profitant d'avoir des salariés plus qualifiés pour développer leurs activités et ainsi faire appel à de nouveaux demandeurs d'emplois.

Pour les emplois qui, à juste titre ou en raison de stéréotypes, ont mauvaise réputation, il est difficile d'analyser comment se construisent les représentations du travail. Elles sont en partie objectives - chacun sait que les salaires ne sont pas élevés et les horaires de travail élastiques dans la restauration - et en partie moins fondées : les conditions de travail sont jugées éprouvantes dans le secteur du bâtiment alors qu'elles ne le sont pas forcément. C'est pourquoi il est nécessaire de procéder à un travail d'information sur les métiers et, pour les employeurs, d'améliorer les conditions de travail qu'ils proposent quand celles-ci ne sont pas bonnes. La question, à l'arrière-plan, est de savoir si le service public de l'emploi doit exercer des pressions, des contraintes, voire même appliquer des sanctions pour les personnes qui refuseraient des emplois considérés comme étant décents, convenables, par celui-ci. Elle exige une réponse politique et de se demander quelle est la définition de l'emploi convenable. Depuis des années, aucune réponse concrète n'est apportée à cette question abordée à plusieurs reprises pourtant, notamment dans le cadre des négociations pour le renouvellement de la convention UNEDIC et de l'élaboration de la loi Borloo.

Il est à noter, cependant, que des employeurs ont tendance à rechercher le mouton à 5 pattes, des personnes ayant toutes les qualités : mobilité, compétence, disponibilité, amabilité, etc. Ils finissent par déposer leurs offres d'emploi à l'ANPE uniquement quand ils ne parviennent pas à trouver l'oiseau rare. Autrement dit, l'ANPE récupère toute une série d'offres d'emplois que les employeurs, directement, n'ont pas réussi à pourvoir. Le fonctionnement du marché du travail fait que se déverse, sur l'ANPE, des offres d'emplois que les autres intermédiaires sont incapables de satisfaire et auxquelles elle aura du mal à répondre elle-même.

M. Guy FISCHER - M. le Président, vous avez insisté sur cette demande un peu folle d'avoir des indicateurs, lesquels permettraient d'évaluer la réalité de manière précise à partir de données fiables et quantifiées.

Un sujet me préoccupe. Il s'agit de l'institutionnalisation de la précarité, une partie de plus en plus grande de la population gagnant entre 500 et 1 000 euros de revenus. Cette explosion de la précarité représente le phénomène majeur et marquant nos sociétés postindustrielles. Quel est votre avis sur le sujet ?

M. Jacques FREYSSINET - J'aimerais éviter de donner une réponse simpliste. Nous assistons à un phénomène paradoxal. En effet, depuis plus de vingt ans, au regard des statistiques de l'INSEE, 85% des salariés, issus aussi bien du secteur public que de la sphère privée, jouissent d'un contrat à durée indéterminée.

M. Jean DESESSARD - Sur 22 millions de personnes environ ?

M. Jacques FREYSSINET - 16 millions en fait. Je ne parle ici que des salariés. En même temps, l'analyse des flux montre que deux tiers des recrutements concernent des emplois précaires. Autrement dit, nous percevons un phénomène, non pas de précarisation générale de l'emploi, mais de segmentation croissante des statuts de l'emploi avec une focalisation de la précarité sur une partie relativement peu importante de la population qui enchaîne des périodes de chômage et d'emplois de courte durée. Cette situation touche beaucoup les seniors, les jeunes non diplômés et les femmes, de moins en moins cependant, qui retournent sur le marché du travail après avoir consacré plusieurs années de leur vie à l'éducation de leurs enfants.

L'emploi constitue une notion individuelle, un attribut de l'individu alors que la pauvreté correspond à un attribut du ménage. Cette réalité rend l'analyse des situations difficile. Par exemple, souvent nous confondons les personnes à bas salaire et les travailleurs pauvres. Or il s'agit de deux catégories de population presque disjointes. En effet, les salariés avec un faible niveau de rémunération sont surtout des personnes employées à temps partiel et massivement des femmes. Mais les femmes travaillant à temps partiel ne peuvent survivre que si elles appartiennent à un ménage où il existe un autre revenu que le leur. Par conséquent, elles ne sont pas, en général, des travailleuses pauvres.

Les travailleurs pauvres sont ceux qui font partie d'un ménage où il n'existe pas de salaire ou un faible revenu, du niveau du SMIC, avec lequel doit vivre une famille nombreuse. C'est la raison pour laquelle les liaisons entre la précarisation de l'emploi et les phénomènes de pauvreté et d'exclusion sociale sont complexes à analyser. Elles sont évidentes, mais pas mécaniques. Toute personne qui touche un bas salaire n'appartient pas à une famille vivant dans la pauvreté et inversement, un individu travaillant à plein temps sur la base du SMIC peut constituer un travailleur pauvre s'il a une famille nombreuse vivant sur son seul revenu.

Je ne suis pas sûr d'avoir répondu entièrement à votre question.

M. Brigitte BOUT, Présidente - M. Bernard Seillier, rapporteur, a demandé la parole.

M. Bernard SEILLIER, rapporteur - Dans le cadre de vos fonctions, vous vous êtes intéressé à l'évaluation des politiques publiques. Je suis donc amené à vous poser une question. Comment jugez-vous les politiques menées en matière de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et ne serait-il pas temps de les faire évoluer, de manière à ce qu'elles s'apparentent moins à des formes de bricolage ?

Nous avons l'impression, par ailleurs, que l'ensemble des politiques continuent à considérer la pauvreté et l'exclusion comme des phénomènes conjoncturels alors qu'il s'agit de données structurelles, liées à la structuration des marchés. Il me semble nécessaire d'adopter une autre approche, plus ambitieuse. Qu'en pensez-vous ?

M. Jacques FREYSSINET - Tour d'abord il serait essentiel de pouvoir disposer d'une instance d'évaluation scientifique indépendante. J'ai fait partie effectivement du Conseil scientifique de l'évaluation des politiques publiques. Cette structure a fonctionné pendant six ans. Il a été décidé d'y mettre un terme, car elle a été jugée indésirable en raison de ses analyses souvent dérangeantes. Selon la tradition française, l'Etat ne peut être jugé par des soi-disant experts, eu égard à sa légitimité. Ce point de vue n'est pas faux. Mais l'expertise autonome sert à donner les bases d'un jugement évaluatif, relevant de la responsabilité de l'homme politique. En l'absence de ces bases, il est possible de dire à peu près tout et n'importe quoi.

Il y a eu plusieurs tentatives, au niveau aussi bien du Sénat que de l'Assemblée nationale, d'évaluer les politiques de l'Etat.

Il me semble clair que l'évolution des formes de régulation économique au niveau mondial est génératrice d'insécurité, d'instabilité. Il s'agit d'un mouvement structurel, lourd, dans lequel les politiques publiques doivent s'insérer. Tout l'enjeu est de mettre en place des mécanismes garantissant aux personnes et aux familles des bases de sécurité permanente dans le cadre de trajectoires professionnelles marquées par une exigence de mobilité. Ce modèle est celui de la flexsécurité, un terme souvent ambigu mais constituant la seule réponse possible aux évolutions en cours. S'il est possible bien sûr de le critiquer, il serait naïf de vouloir remettre en cause le système économique mondial qui s'impose comme une réalité durable.

Dans cette perspective, l'idée de fond consiste à savoir comment il est possible, par le biais de politiques structurelles, d'offrir de la sécurité aux individus dans leurs trajectoires individuelles et pour les membres des familles. Les personnes se sentiront protégées contre la sécurité si elles savent que les mécanismes mis en place sont stables. Elles ne doivent pas croire à chaque instant que les droits dont ils bénéficient peuvent être remis en question. Il est indispensable de rendre ceux-ci pérennes.

M. Jean DESESSARD - Dans mon esprit, la flexsécurité consistait à permettre aux entreprises de licencier et d'embaucher plus facilement, charge à l'Etat d'assurer la sécurité financière et sociale des personnes. Vous semblez dire qu'il n'en est pas forcément ainsi.

Par ailleurs, je tiens à faire observer que le système français repose sur une contradiction. Il encourage en effet la mobilité, tout en empêchant les personnes, qui ont démissionné de leur emploi pour se former ou se tourner vers une autre activité, d'avoir droit aux allocations chômage.

M. Jacques FREYSSINET - J'ai insisté sur le concept de flexsécurité, car il est utilisé à tout-va au niveau européen alors qu'il ne constitue pas un indicateur précis. Dans ce système, la sécurité financière et sociale des personnes peut être apportée par l'Etat, les collectivités territoriales mais aussi dans le cadre des négociations collectives. Les Assedic, par exemple, représentent le produit d'une négociation collective soumis à l'agrément de l'Etat.

Il est tout aussi dangereux, pour une personne, de dépendre totalement, pour sa sécurité, de son employeur, que d'accords collectifs engageant l'ensemble des organisations signataires.

Le refus de verser des Assedic aux personnes démissionnaires s'explique par la peur d'inciter les gens à ne pas rechercher du travail. Toutefois, des démissions peuvent être légitimes et bientôt, avec l'accord de séparation volontaire, introduit par la loi du 11 janvier, toute interruption du contrat de travail obtenant l'aval du patron et du salarié donnera le droit à ce dernier de toucher les allocations chômage, qui seront les mêmes que dans le cas d'un licenciement.

Mme Brigitte BOUT, Présidente - Nous vous remercions de votre intervention.

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