2. Progrès uniformes ou progrès différenciés ?

Certaines formes de différenciation ont toujours été présentes dans la construction européenne. Un groupement d'États comme le Benelux a été pris en compte par le traité de Rome dès l'origine de la Communauté. Les traités d'élargissement ont souvent ménagé de longues périodes transitoires avant l'application intégrale des règles communautaires. Quelques dérogations permanentes ont été introduites (résidences secondaires au Danemark, commerce entre les deux États allemands avant la réunification...).

Le rapport Tindemans sur l'Union européenne (1975) a pour la première fois théorisé officiellement cette possibilité d'une certaine différenciation. Il déclarait que « dans le cadre communautaire d'une conception d'ensemble de l'Union européenne, et sur la base d'un programme d'action établi dans un domaine déterminé par les institutions communes et admis quant à son principe par tous, les États qui sont en mesure de progresser ont le devoir d'aller de l'avant, les États qui ont des motifs que le Conseil reconnaît valables de ne pas progresser ne le font pas, mais reçoivent des autres États l'aide et l'assistance qu'il est possible de leur donner afin qu'ils soient en mesure de rejoindre les autres » .

Dix ans plus tard, le rapport du « comité Dooge », chargé de préparer la négociation de l'Acte unique, envisageait « l'utilisation, dans des cas exceptionnels, de la méthode de la différenciation de la règle communautaire, à condition que cette différenciation soit limitée dans le temps, fondée uniquement sur des considérations économiques et sociales, et respecte le principe de l'unité budgétaire ».

Ces réflexions, on le voit, concevaient uniquement la différenciation comme une différence de vitesse : afin d'éviter que le convoi ne soit obligé de s'aligner sur le plus lent, il fallait laisser avancer ceux qui le souhaitaient et le pouvaient, tout en veillant à ce que l'arrière-garde rejoigne le convoi dès que possible. Cette approche a été retenue, notamment, lors de la mise en place du Système monétaire européen (SME), dans lequel quatre pays membres ont pu entrer avec retard (et en bénéficiant de marges de fluctuation plus larges).

Un pas important a été franchi par le traité de Maastricht, qui a introduit des formes de différenciation non limitées dans le temps et portant sur des domaines essentiels :

- la politique extérieure et de sécurité commune, qui devait en particulier respecter « le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres », ce qui a permis au Conseil européen d'accorder une dérogation permanente au Danemark pour les questions de défense ;

- le protocole social, pour lequel le Royaume-Uni bénéficiait d'une dérogation permanente (à laquelle il a renoncé par la suite) ;

- enfin et surtout, l'Union économique et monétaire, pour laquelle était établie une première différenciation entre les États membres en fonction du respect des critères de passage à la monnaie unique, une seconde différenciation résultant de la possibilité accordée au Royaume-Uni et au Danemark de bénéficier d'une dérogation permanente (par la suite, la Suède a également bénéficié de facto d'une dérogation).

Il faut noter que, dans tous les cas qui viennent d'être mentionnés, c'est le traité lui-même qui prévoit et organise la différenciation entre les États membres, et cela dans des domaines bien déterminés.

C'est donc un nouveau pas qu'a franchi le traité d'Amsterdam (1997), en introduisant le mécanisme des « coopérations renforcées ». Celles-ci se définissent comme l'utilisation par une partie des États membres des institutions et procédures de l'Union pour réaliser ensemble un approfondissement de la construction européenne. Il s'agit d'une possibilité générale, dont l'objet précis n'est pas défini par le traité lui-même, mais doit l'être par les États qui lancent une telle coopération.

Ainsi, sous le nom de « coopérations renforcées », a été introduite la faculté de mener des coopérations spécialisées à l'intérieur du cadre de l'Union, dès lors que certaines conditions sont remplies, sans que le domaine et le but de ces coopérations soient indiqués par avance dans les traités.

Les « coopérations renforcées » n'ont été inscrites dans les traités qu'après un débat difficile. Certains États craignaient qu'elles n'entraînent la formation de clubs fermés au sein de l'Union, et finalement une sorte de hiérarchie entre les États membres ; d'autres craignaient que la solidarité financière entre les États membres ne se trouve remise en cause. Finalement, les « coopérations renforcées » n'ont été introduites par le traité d'Amsterdam qu'accompagnées de conditions si nombreuses et si restrictives que leur lancement était à peu près impossible en pratique. C'est pourquoi le traité de Nice (2001) a introduit certains assouplissements au régime des « coopérations renforcées », notamment dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (JAI). Malgré ces quelques assouplissements, onze ans après la mise en place de ce mécanisme, il n'existe toujours aucun exemple concret de « coopération renforcée », même si le recours à cette formule est actuellement envisagé pour un texte concernant le divorce (voir plus bas, page 34).

Il reste que l'introduction des « coopérations renforcées » dans les traités a constitué un pas important sur le plan des principes. Au terme de l'évolution qui vient d'être brièvement retracée, il est clair qu'une certaine différenciation dans la participation des États membres aux progrès de la construction européenne ne fait plus figure d'hérésie, ce qui signifie que nul ne peut plus en contester l'opportunité, à défaut d'en admettre la nécessité.

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