M. DANIEL LEBÈGUE, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT FRANÇAIS DES ADMINISTRATEURS

M. Jean-Jacques HYEST - Mes chers collègues, l'Institut français des administrateurs de sociétés (IFA), association à vocation professionnelle regroupant des administrateurs de sociétés cotées et non cotées, est l'auteur d'une « charte de l'administrateur » - nous allons peut-être rejoindre les préoccupations du président Fourcade - et de différentes recommandations au profit de ses adhérents dans l'exercice quotidien de leur activité professionnelle.

Monsieur le président, pourriez-vous nous faire part du jugement de votre association sur la situation actuelle en matière de rémunération des mandataires sociaux, sur les règles de conduite AFEP-MEDEF et leur application au quotidien et, le cas échéant, sur les éventuelles modifications, soit à ces règles de conduite, soit au besoin en matière législative - ce qui réjouirait Madame Bricq - pour trouver une réponse aux critiques adressées aux dirigeants d'entreprises ?

M. Daniel LEBÈGUE, président de l'Institut français des administrateurs - Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci pour votre invitation. L'Institut français des administrateurs a été créé en 2003. Nous rassemblons aujourd'hui plus de 2 000 administrateurs de sociétés cotées et non cotées, mutualistes, coopératives ou publiques et également des administrateurs du secteur associatif et du monde des fondations. Nos 2 000 membres exercent des mandats d'administrateurs dans 4 000 entreprises ou organisations sans but lucratif. Nous sommes, cinq ans après la création de notre institut, la deuxième association professionnelle d'administrateurs en Europe. Nous mettons à la disposition des administrateurs un ensemble de services et de moyens pour bien remplir leur fonction en matière de formations, de publications, de guides pratiques et de groupes d'échanges. Bref, nous remplissons le rôle traditionnel d'une association professionnelle au service de ses membres, pour leur permettre d'être, en situation, aussi efficaces et professionnels que possible dans l'exercice de leur activité.

Sur le sujet de la rémunération des dirigeants mandataires sociaux, nous nous sommes prononcés sur les bonnes pratiques et les principes d'action en la matière dès 2006. Nous avons publié un ensemble de recommandations destinées aux membres de comités de rémunérations et comités de nomination au sein des conseils d'administration des sociétés. Ces bonnes pratiques et ces principes d'action, on en retrouve la traduction, pour l'essentiel, dans les recommandations de l'AFEP et du MEDEF rendues publiques en octobre dernier. Pour cette raison de convergence en termes d'objectifs et de bonnes pratiques, notre Institut a apporté son soutien et son appui aux recommandations rendues publiques par l'AFEP et le MEDEF. Nous venons nous-mêmes, en février 2009, de publier à l'attention des administrateurs un vade-mecum qui est à votre disposition, expliquant comment appliquer les recommandations de l'AFEP et du MEDEF sur la rémunération des dirigeants mandataires sociaux lorsqu'on est membre d'un conseil d'administration et en particulier d'un comité de rémunérations. On a jugé utile d'avoir un guide pratique parce que la matière est à vrai dire d'une extrême complexité.

Je ne vais donc pas développer ce qui est dans nos publications et dans nos guides pratiques. Je voudrais peut-être en guise de propos introductifs, avant de répondre à vos questions, rappeler ce que sont pour nous, à l'Institut français des administrateurs, les principes d'action fondamentaux qui doivent ou devraient être respectés en la matière.

Premier principe. Dans tous les pays, quel que soit leur système de droit -qu'ils s'inscrivent dans la tradition de la common law anglo-saxonne ou du droit germano-latin- il est de la responsabilité des conseils d'administration de nommer les dirigeants exécutifs, d'évaluer leurs performances et de fixer leurs rémunérations. Il n'y a pas d'exception à ce principe dans l'ensemble des grands pays développés et émergents, qui eux-mêmes se sont dotés de codes de gouvernance d'entreprises. Partout, il est de la responsabilité du conseil d'administration de fixer la rémunération des dirigeants exécutifs dans tous ces éléments. Cela veut dire a contrario que premièrement, il n'est pas de la responsabilité des dirigeants d'autodéterminer leur rémunération. Je le dis pour mémoire, parce que cela a été le cas, sans doute, dans certaines entreprises, grandes et moins grandes, jusqu'à une date récente. Lorsque le conseil d'administration et le comité de rémunérations discutent de la rémunération des dirigeants, nous recommandons qu'ils le fassent hors de la présence des intéressés. Cela ne veut pas dire que l'on ne parle pas avec eux, que l'on ne prend pas leur avis, mais la décision doit être prise en toute indépendance par le conseil d'administration.

Deuxièmement, nous pensons, comme le MEDEF et l'AFEP, qu'il n'est pas de la responsabilité, dans le système de gouvernance des entreprises, de confier à l'assemblée générale des actionnaires le soin de fixer la rémunération des dirigeants. Bien entendu, l'assemblée générale des actionnaires surveille, contrôle, débat autant qu'elle le juge utile les décisions prises par le conseil d'administration, qui lui sont communiquées en toute transparence et qui dans certains cas doivent faire l'objet d'un vote des actionnaires. C'est le cas pour ce qui est des indemnités de départ ou des systèmes complémentaires de retraite qui font l'objet d'une convention dite réglementée qui doit être approuvée par l'assemblée générale des actionnaires. Il est donc absolument légitime, normal, qu'en assemblée générale, on débatte de la rémunération des dirigeants mandataires sociaux, que l'on fasse connaître ses réactions, positives ou négatives, et son appréciation sur le travail du conseil d'administration. Mais la décision, à la fois juridiquement et pratiquement, est prise et ne peut être prise que par le conseil d'administration. Sans développer trop longuement ce point, je vous laisse imaginer la situation dans laquelle, dans une assemblée générale d'actionnaires, qui réunit 1.000, 1.500 ou 2.000 personnes, on commencerait à débattre des critères de la rémunération variable du dirigeant. C'est un domaine dans lequel la démocratie directe est tout simplement impraticable. Donc ce n'est pas, de notre point de vue, à l'assemblée générale de faire ce travail-là, même si elle contrôle et le cas échéant censure le conseil d'administration.

Qu'en est-il du rôle de l'Etat ? Je vais m'exprimer sans détour. Je pense, comme l'a dit Madame Parisot, qu'il n'est pas de la responsabilité de l'Etat d'intervenir dans le champ des relations contractuelles de droit privé, en particulier de dire ce que doivent être les rémunérations de tel ou tel dirigeant ou salarié dans une entreprise privée. J'ai bien dit : « entreprise privée ». Lorsque l'Etat, comme c'est le cas actuellement, est amené à apporter son soutien, son concours à une entreprise, même privée, ceci lui confère un droit de regard absolument légitime. Quand le Président Obama dit que pour les banques américaines ayant bénéficié d'un soutien public, par dizaines ou centaines de milliards de dollars, il demande que les dirigeants de ces banques voient leurs rémunérations plafonnées - il a même donné un chiffre : 500 000 dollars par an - je trouve cela absolument légitime et normal. En revanche, dans une entreprise privée qui ne sollicite pas particulièrement l'Etat, qui n'a pas l'Etat à son capital, je pense qu'il est de la responsabilité des organes statutaires de l'entreprise, c'est-à-dire du conseil d'administration, de prendre les décisions en la matière.

L'Etat, et en particulier le Parlement, est souverain ; ce n'est donc pas moi qui vais vous dire ce que vous pouvez faire et ne pas faire. Mais l'Etat me paraît fondé à intervenir dans deux domaines. Premièrement, dans le domaine de la fiscalité. La fiscalité est un attribut de la souveraineté étatique. Dès lors, si le Parlement estime utile de faire évoluer la fiscalité, par exemple des systèmes d'options d'actions ou d'attributions gratuites ou de tout autre élément de la rémunération, l'Etat est parfaitement légitime à prendre des mesures fiscales. Le deuxième domaine où dans notre Histoire, depuis maintenant quatre siècles, l'intervention de l'Etat est jugée légitime et même souhaitable, c'est celui de la protection de l'épargne publique. Aussi, pour tout ce qui concerne la communication fournie aux actionnaires -notamment dans les grandes sociétés, qui ont des milliers ou des centaines de milliers d'actionnaires- ainsi que les droits de ces actionnaires et leur protection, l'Etat est absolument légitime à intervenir. Et d'ailleurs, il ne s'en prive pas, puisqu'il y a eu des dispositions législatives nouvelles pratiquement chaque année depuis trente ans en matière de protection de l'épargne publique. En revanche, sur la rémunération des dirigeants d'entreprises privées, je recommande sans hésiter que l'Etat n'interfère pas dans un domaine qui ressort des relations contractuelles de droit privé et où le conseil d'administration est l'autorité légitime pour prendre les décisions.

Ayant dit cela, le conseil d'administration est à la manoeuvre, mais encore faut-il évidemment qu'il se donne les moyens d'exercer pleinement et de manière éclairée sa responsabilité. Vous trouverez dans les documents de l'IFA quelques bonnes pratiques en la matière. Nous recommandons par exemple que les comités de rémunérations dans les conseils d'administration soient composés exclusivement d'administrateurs indépendants - indépendants, cela veut dire d'abord indépendants vis-à-vis du management de l'entreprise. Nous recommandons également que tous les comités de rémunérations soient présidés par des administrateurs indépendants. Le comité de rémunérations doit aussi avoir les moyens, y compris les moyens budgétaires, de recueillir tous les éléments, de faire faire toute étude par des cabinets extérieurs pour éclairer ces décisions en matière de rémunérations : comment se présentent, dans telle industrie, en France mais aussi ailleurs en Europe ou dans le monde, le système et les niveaux de rémunération des dirigeants d'entreprise, dans une industrie donnée, avec une taille donnée ? Quel est le benchmark , quels sont les points de référence et de comparaison ? Oui, nous avons besoin de rassembler des éléments de ce type pour prendre des décisions en connaissance de cause tout en intégrant la culture de l'entreprise. Il ne vous a pas échappé que même dans le CAC 40, il y a des écarts énormes dans les rémunérations des dirigeants, tout simplement parce qu'il y a des entreprises qui en la matière ont des histoires, des cultures, des systèmes de valeur différents. Je ne sais pas si vous avez prévu d'entendre, par exemple, le président d'Essilor, qui vous expliquera la philosophie en matière d'actionnariat, en matière de rémunération dans un groupe comme le sien, qui n'est pas la philosophie que l'on retrouve dans beaucoup de sociétés multinationales. Evidemment, le conseil d'administration doit tenir compte de ces éléments.

Deuxième principe d'action, celui de la transparence : transparence sur tous les éléments de la rémunération du dirigeant, partie fixe, partie variable, attributions d'options ou d'actions gratuites ou de performance, compléments de retraite, avantages en nature. Tout ceci doit être public, mis à la disposition des actionnaires et des autres parties prenantes, à commencer par les salariés de l'entreprise et leurs représentants. Chacun a le droit, dans une entreprise à large actionnariat, de savoir de manière précise, complète, sincère, comment sont rémunérés ceux à qui est confiée la charge de conduire l'entreprise. Tous les éléments de la rémunération sont concernés, ils doivent être présentés de manière individuelle pour chacun des mandataires sociaux. Les rémunérations du président directeur général ou du directeur général, des directeurs généraux adjoints, s'ils sont eux-mêmes mandataires sociaux, doivent apparaître dans le rapport annuel, document de référence de la société.

Enfin, l'AMF vient de le rappeler, la présentation de ces éléments doit être claire et compréhensible par le commun des actionnaires. Il faut arrêter le petit jeu qui consiste à aller chercher dans un rapport annuel de 250 pages : page 19, la rémunération fixe et variable ; page 45, les attributions d'options ; page 78, le système de retraite complémentaire ! Il faut une présentation unique, claire et compréhensible par chacun.

Troisième principe, que le législateur a maintenant inscrit dans la loi, celui du lien entre la rémunération du dirigeant et la performance. L'IFA a recommandé -alors que nous n'étions pas très nombreux à le faire en 2006- le non-cumul entre un mandat social et un contrat de travail. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit dans l'entreprise et par rapport à l'entreprise de deux positions différentes. Le mandataire social est celui à qui le conseil d'administration, par délégation des actionnaires, confie la responsabilité de fixer le cap, de définir la stratégie et de conduire l'entreprise. Il n'est subordonné à personne. Il doit rendre des comptes, au conseil d'administration en particulier, mais il n'a aucun lien de subordination vis-à-vis de quiconque dans l'entreprise. Il est, comme on dit, le « numéro 1 ». Et donc, comme numéro 1, il est comptable des résultats, des performances que l'entreprise génère sous sa supervision, sous son autorité. On ne peut pas être dans cette situation et avoir en même temps un contrat de travail avec toutes les garanties et protections attachées au salariat. La loi reconnaît au salarié des protections, des garanties, parce que celui-ci est dans une position de subordination vis-à-vis d'un employeur. Nous nous félicitons donc que l'AFEP et le MEDEF aient repris ce principe essentiel : on ne cumule pas sur la même tête un mandat social et un contrat de travail - en tout cas dans les grandes sociétés cotées. Dans une entreprise familiale, c'est autre chose.

Par ailleurs, il est logique, même pour un mandataire social, qu'il y ait dans la rémunération une partie fixe : chacun a besoin de vivre et de faire vivre sa famille. Mais cette partie fixe ne doit pas représenter l'essentiel de la rémunération. Pour un mandataire social, l'essentiel de la rémunération doit provenir des éléments variables du package de rémunération : bonus, attributions de titres ou d'options, éventuellement compléments de retraite. Concernant cette partie variable, on comprend bien que dès lors que l'on a la responsabilité de la performance, la rémunération de celui qui tient le gouvernail dépend de sa performance. En dehors de la partie fixe, tous les éléments de la rémunération du dirigeant mandataire social doivent être soumis à des critères de performance, je dis bien tous : les bonus, les attributions d'options, d'actions de performance et les éléments complémentaires que j'ai évoqués y compris, bien entendu, d'éventuelles indemnités de départ. La loi TEPA l'a prévu, mais pour deux éléments seulement : les indemnités de départ et les compléments de retraite. Je pense, comme l'ont recommandé l'AFEP et le MEDEF, qu'il faut aller plus loin maintenant. Sur les bonus, cela va de soi, un bonus est une rémunération variable qui est soumise à des conditions de performance ; celles-ci doivent être clairement énoncées et rendues publiques. Dans le rapport aux actionnaires, le conseil d'administration doit indiquer quels sont les critères de performance qui sont prévus. Enfin, dernier principe, il va de soi -mais il vaut mieux le rappeler- qu'il ne doit jamais y avoir pour un mandataire social, de récompense de l'échec. Jamais. S'il a échoué, il doit en supporter les conséquences dans sa rémunération, les conditions de son départ, d'une manière ou d'une autre, en fonction de critères raisonnables et réels. Mais il doit supporter les conséquences de son échec.

Quatrième principe, je pense que le moment est venu -et on ne l'a pas toujours fait jusqu'à présent- lorsqu'il s'agit d'évaluer la performance de dirigeants, d'inscrire cette évaluation dans la durée. Nous sommes donc favorables pour notre part - mais le MEDEF et l'AFEP aussi - à ce que des durées minimales de détention des options d'achat ou des actions gratuites soient prévues. Par exemple, en matière de stock-options et d'actions de performance, nous sommes favorables à ce que l'on demande à nos dirigeants de conserver jusqu'à la fin de leur mandat une partie -une partie au moins, cela a été voté d'ailleurs, c'est l'amendement dit « Balladur » dans la loi du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié- des options et des actions gratuites. On ne l'a pas dit de manière aussi explicite, mais dans les conseils où nous sommes, ce que l'on cherche à faire prévaloir, c'est la conservation par le dirigeant d'au moins la moitié de ses titres ou options jusqu'au moment où il quitte l'entreprise. Là, on va au-delà de ce que prévoit la loi, puisque la loi n'a pas prévu de chiffres en la matière.

Derniers principes, qui figurent aussi dans les recommandations de l'AFEP et du MEDEF : les principes de modération, de responsabilité et d'exemplarité. Des excès ont été commis, à l'évidence, en France et peut-être plus encore dans d'autres pays. Il y a un chiffre que je rappelle constamment parce qu'il traduit une évolution qu'il faut interrompre : entre 1997 et 2007, la rémunération globale moyenne des dirigeants des grandes sociétés cotées françaises du CAC 40 a progressé en moyenne chaque année de 15 %. Or, dans le même temps, la rémunération moyenne des salariés, y compris des cadres, a progressé de 3 %. Dans cette évolution linéaire et largement homogène, quelles que soient les performances différentes des entreprises et l'évolution de leurs cours de bourse, il y a quelque chose qui ne va pas. Il était légitime en 1997 d'engager une action de rattrapage sur la rémunération des dirigeants de grandes entreprises françaises. L'écart par rapport à d'autres pays était considérable -par exemple du simple au double avec l'Allemagne. Mais ce rattrapage aurait dû se faire de manière plus différenciée, selon les performances des entreprises et également en tenant compte de la conjoncture. On a par exemple traversé tranquillement la période de baisse des bourses de 2000, 2001 et 2002, en continuant à peu près au même rythme la progression des rémunérations des grandes sociétés cotées françaises. Pour les actionnaires, c'est une chose incompréhensible. Ça l'est également, pour les salariés, y compris pour les cadres, les cadres dirigeants ou supérieurs, qui chaque jour travaillent avec les mandataires sociaux et qui n'ont pas, c'est le moins que l'on puisse dire, tous connu la même bonne fortune. Il y a donc eu des dérives. Il faut les corriger et revenir à des pratiques raisonnables et responsables. Que faut-il entendre par « raisonnable et responsable » ? C'est ce qui est jugé comme tel par les actionnaires, les salariés, l'opinion publique, à un moment donné, dans un pays donné, dans un secteur économique donné. Je ne vois pas de meilleur juge de paix que l'avis des actionnaires, de ceux qui travaillent dans l'entreprise, et, de manière un peu plus large, de l'opinion publique.

Je conclus, Monsieur le président. En premier lieu, je redis mon attachement personnel à ce que l'on appelle la soft law. Pour progresser dans la gouvernance d'entreprise, je continue à croire que les recommandations professionnelles, les bonnes pratiques, la transparence, le benchmarking , sont les meilleurs outils pour progresser. Et pourquoi sont-ils les meilleurs ? Parce que lorsqu'on retient cette démarche-là, elle est responsabilisante pour les acteurs alors que si on légifère ou si on fixe des règles par décret, tout le monde dit : « Il y a des règles extérieures qui s'imposent à nous, on est d'accord ou on n'est pas d'accord. » Il faut responsabiliser les acteurs et au premier chef les administrateurs dans la responsabilité qui est la leur. Deuxièmement, je sais qu'il y a des débats sur ce sujet -et Pierre-Henri Leroy aura sans doute l'occasion de le dire- certains disent en effet : « La transparence, la transparence, vous nous serinez avec la transparence, mais est-ce que la transparence est vraiment la réponse et n'a-t-elle pas des effets pervers ? » C'est un débat tout à fait légitime. Pour ma part, je pense que dans un système démocratique comme le nôtre, la transparence est la capacité donnée aux parties prenantes, au citoyen, de juger, d'évaluer, de réagir. La transparence me paraît constituer une garantie fondamentale de bonne gouvernance, privée comme publique.

Dernier point. J'ai dit que nous soutenions les recommandations de l'AFEP et du MEDEF, que nous avons mobilisé nos adhérents, nos administrateurs pour qu'ils les mettent en oeuvre rapidement, complètement, le plus vite possible. Mais en même temps, il va y avoir un problème délicat de gestion de la transition : on va passer d'un système à un autre. Le système qui existait jusqu'à la fin 2008 est à peu près connu : il y a eu des enquêtes, il y en a même une qui a été commentée dans la presse, du cabinet Hewitt, qui montre que jusqu'en 2008, 80 % des dirigeants mandataires sociaux des grands groupes cumulaient un mandat social et un contrat de travail. Cela représente quatre dirigeants sur cinq. Un tiers d'entre eux avait un package de départ, comportant des indemnités, une clause de non-concurrence, ainsi que des indemnités contractuelles au titre de leur contrat de travail qui dépassaient la limite des deux ans recommandée par l'AFEP et le MEDEF. Nous passons dans les conseils d'administration des centaines d'heures sur cette question de la transition. Avec les dirigeants, nous regardons comment passer de l'état antérieur à l'état nouveau, issu des recommandations.

Je suis obligé de vous dire qu'en mars-avril 2009, quand on va faire un rapport aux assemblées générales d'actionnaires, toutes les sociétés françaises ne seront pas en conformité totale avec les recommandations de l'AFEP et du MEDEF. La transition va en effet demander un peu de temps. Pourquoi ? Parce qu'il y a des contrats en cours, or ces contrats sont créateurs de droit. Ces contrats ont été passés parfois il y a très longtemps et dans certains cas sous un régime de droit étranger. Je sais de quoi je parle, j'étais administrateur d'Alcatel Lucent jusqu'à fin 2008. Et si je peux le dire ici, pourquoi ne le dirais-je pas ? J'étais tout à fait opposé à ce que l'on verse une indemnité de départ de six millions d'euros à la directrice générale Patricia Russo, que je considère victime de la conjoncture et de beaucoup de choses -mais elle n'a pas délivré les résultats et performances que l'on était en droit d'attendre d'elle. Voilà. Mais Madame Russo avait un contrat signé en 2005 en droit américain, avec une société américaine -Lucent Technologies- et elle avait pour la conseiller cinq avocats américains. Dans une telle situation, on peut dire, ce qui était ma position : « Non, il n'est pas normal de verser cette indemnité. ». Mais dans le même temps, comment gérons-nous cette situation au plan juridique ? Faut-il prendre le risque de faire condamner l'entreprise, de faire poursuivre ses administrateurs en responsabilité ? Voilà la situation que nous avons à gérer dans les conseils d'administration.

Il y a des contrats qui ont créé des droits, parfois de longue date. Comment fait-on pour rendre ces contrats conformes aux nouvelles recommandations du MEDEF et de l'AFEP ? Il faut essayer de négocier cela avec les intéressés, il n'y a pas d'autre solution. Il faut les convaincre que tel est leur intérêt, tel est l'intérêt social. Par exemple, il faut les convaincre de ramener le package de départ de trois ans à deux ans. Dans deux sociétés dont je suis administrateur, nous venons de le décider avec l'accord de l'intéressé. Mais certains cas sont délicats. Prenez le cas d'une personne qui a fait toute sa carrière dans une entreprise, comme cadre, cadre supérieur ou cadre dirigeant, pendant vingt-cinq ou trente ans. Il est nommé directeur général, devient mandataire social et on lui demande d'effacer son contrat de travail avec tous les droits attachés à ce contrat. Je ne conclus pas, mais je vous soumets le problème. Imaginez que vous soyez dans un conseil d'administration et que vous deviez prendre position là-dessus, est-ce que vous allez imposer à l'intéressé d'oublier trente ans de carrière dans l'entreprise comme salarié ? Ou bien est-ce que vous cherchez avec lui un équivalent ? Voilà les problèmes que nous avons à traiter, cela va demander un tout petit peu de temps. On ne sera donc pas, dans toutes les sociétés, en conformité avec les nouvelles recommandations au printemps 2009, et surtout, et c'est mon dernier point, le jour où nos économies vont se rétablir, il ne faudra pas rouvrir les vannes, même si nos sociétés vont mieux, même si nos économies vont mieux - et cela arrivera, évidemment, le plus tôt sera le mieux. Il ne faudra pas repartir dans les dérives que nous avons connues, hélas, dans les dix ou quinze dernières années.

M. Jean-Jacques HYEST - Merci, Monsieur le président. Madame Bricq, vous demandez la parole ?

Mme Nicole BRICQ - Oui, je voudrais dire que j'apprécie ce que vous dites à la fin, c'est-à-dire ne pas rouvrir les vannes quand l'économie -et c'est souhaitable- ira mieux. C'est pour cela, du reste, qu'il faut pardonner à ceux qui essaient de faire la loi : nous prêtons quelques vertus à la législation. Mais j'ai bien compris votre position. C'est sur les administrateurs indépendants que je voulais vous interroger. Quand on regarde la composition des comités de rémunérations, les administrateurs sont-ils vraiment indépendants ?

M. Jean-Jacques HYEST - S'ils ne doivent pas s'intéresser à la société, ce ne serait pas bien.

Mme Nicole BRICQ - Oui, mais il y a quand même un nombre très limité d'administrateurs en France. Je comprends bien que vous défendiez par fonction -j'ai vu qui sont vos membres fondateurs et vos membres associés- je comprends bien que vous défendiez le rôle prééminent des conseils d'administration et des comités de rémunérations. Mais il y a quand même un doute sur le fait que compte tenu de la restriction du panier d'administrateurs en France, ils soient réellement autonomes. Je pense que cela ne règle pas tout. J'ai bien compris aussi que vous étiez hostile à la législation en matière de rémunération, exception faite des deux soupapes que vous avez indiquées, comme la fiscalité -et c'est vrai que cette solution a été prise par certains gouvernements européens, je parlais tout à l'heure des Pays-Bas devant le MEDEF. Mais vous avez une réticence très forte à ce que les assemblées d'actionnaires définissent non pas mot à mot la rémunération des dirigeants, mais aient plus que le droit de ne pas être contents et puissent exercer un contrôle sur les modes de rémunération, notamment par rapport aux éléments de la part variable et aux risques. Après tout ce que nous avons vécu, je pense que c'est quand même un outil de transparence. Je voudrais comprendre quand même, hormis le fait que vous défendiez les administrateurs, les raisons de cette réticence.

M. Jean-Jacques HYEST - Les actionnaires se prononcent tout de même déjà par le biais de la procédure des conventions réglementées...

Mme Nicole BRICQ - Oui, c'est ce que vous avez dit tout à l'heure, mais cela ne concerne que deux cas très précis. Et on sait que les éléments de la rémunération ne se limitent pas à cela.

M. Jean-Jacques HYEST - Le mécanisme des conventions réglementées a néanmoins constitué un progrès.

Mme Nicole BRICQ- Mais on peut, justement, par la loi, ouvrir davantage.

M. Daniel LEBÈGUE - Madame le sénateur, l'assemblée générale des actionnaires se prononce déjà sur les indemnités de départ -qui constituent des conventions réglementées-, les compléments de retraites -qui sont également des conventions réglementées- sur les stock-options puisque dès que l'on touche au capital, il faut une autorisation de l'assemblée générale des actionnaires, et enfin sur les actions gratuites et les actions de performance. Peut-on imaginer, comme certains pays le font ou l'envisagent, d'aller au-delà, c'est-à-dire d'avoir une sorte de vote indicatif ou contraignant de l'assemblée générale sur le package d'ensemble ? A titre personnel, je ne suis pas hostile au vote indicatif, ce que l'on appelle aux Etats-Unis le « say on pay ». L'assemblée générale des actionnaires peut ainsi dire ce qu'elle a à dire sur la rémunération. En revanche, il me paraît impossible qu'en assemblée générale, on débatte des critères de la rémunération variable d'un dirigeant. Ce n'est techniquement et matériellement pas possible. Donc, le « say on pay », oui, pourquoi pas, avec un vote indicatif à l'anglaise sur le paquet d'ensemble.

S'agissant des administrateurs indépendants, nous avons en France une définition, que l'on peut évidemment contester, mais elle existe depuis maintenant six ans. C'est celle du rapport Bouton et elle est relativement précise. Qu'est-ce qu'un administrateur indépendant ? C'est un administrateur libre de tout intérêt vis-à-vis du management, de la société elle-même et des principaux actionnaires. Il n'a pas non plus de liens familiaux. Appliquons donc cette définition. Cela dit, cela ne suffit pas, vous avez absolument raison. Il faut que les administrateurs soient non seulement formellement indépendants mais qu'ils se comportent comme des administrateurs indépendants vis-à-vis du management. Cela veut dire qu'avant de prendre une décision, ils s'enquièrent évidemment de la position du président et du directeur général, mais qu'ils se déterminent en toute indépendance et en toute liberté de jugement. Est-ce le cas en France ? On a fait des progrès absolument gigantesques. Au moment du rapport Viénot, il y avait 10 % d'administrateurs indépendants au sens du rapport Bouton, dans les conseils d'administration dans les entreprises du CAC 40. Aujourd'hui, on est à 50 %. Vous me direz que c'est un critère formel. Est-ce qu'il nous reste des progrès à faire ? Oui. Là, on sort un peu de notre sujet, mais puisque vous m'interrogez là-dessus, je vous réponds. Je pense qu'il serait bien, par la recommandation, peut-être par la loi, mais plutôt par la recommandation, de limiter encore davantage le cumul des mandats.

M. Jean-Jacques HYEST - Cela a déjà été fait.

M. Daniel LEBÈGUE - Il faut aller plus loin pour les dirigeants exécutifs. Aujourd'hui, on ne peut plus, quand on dirige un groupe de 40.000 personnes, passer deux ou trois jours chaque mois dans le conseil d'administration d'une entreprise tierce. Ce n'est tout simplement matériellement plus possible. L'IFA a donc recommandé qu'il n'y ait pas plus de deux mandats externes pour les dirigeants exécutifs dans les sociétés cotées. Je ne sais pas s'il faut l'inscrire dans la loi.

M. Jean-Jacques HYEST - Voilà une suggestion qui satisferait Madame Bricq...

Mme Nicole BRICQ - Oui, si cela ne vient pas spontanément.

M. Daniel LEBÈGUE - En outre, il ne faut pas d'administrateurs croisés, car c'est répréhensible du point de vue de la gestion des conflits d'intérêt. Cela figure d'ailleurs dans le code AFEP-MEDEF.

En dernier lieu, faut-il promouvoir la séparation de la fonction du directeur général et du président de conseil d'administration, considérant que la séparation en elle-même va générer une meilleure gouvernance ? C'est le cas dans la majorité des pays, bien que ce ne soit pas dans leur législation, mais dans leurs pratiques. Seuls deux pays font exception : les Etats-Unis et la France, où dans la majorité des cas, on a fusion, confusion des deux fonctions de président du conseil d'administration et de président directeur général. Sur cette question, l'IFA est pragmatique : nous pensons que la dissociation est meilleure que la non-dissociation. Faut-il pour autant inscrire un principe de ce type dans la loi ? Pour ma part, j'hésiterais beaucoup à le faire. Les entreprises sont différentes les unes des autres. Lafarge et Air Liquide ont ainsi alterné la dissociation et la non-dissociation. En revanche, il faut un vrai président du conseil d'administration, c'est cela l'enjeu, un président dont la responsabilité ne soit pas de diriger l'entreprise au quotidien mais d'animer les travaux du conseil d'administration. Une dernière question -mais là aussi, c'est bien difficile de légiférer : faut-il fermer la porte de la présidence du conseil d'administration à des anciens dirigeants exécutifs de la même entreprise ? Au Royaume-Uni, une telle présence est une chose impensable : vous avez été directeur général d'une entreprise, l'idée que vous soyez nommé président de son conseil d'administration après votre départ est inenvisageable. Les Britanniques disent qu'il s'agit d'un mélange des genres et qu'il ne faut pas le faire. Chez nous, c'est une pratique assez répandue. Mais, Madame le sénateur, inscrire cela dans la loi, est-ce que ce n'est pas rigidifier ? L'essentiel est de ne pas rigidifier à l'excès les règles du jeu de la gouvernance d'entreprise.

M. Jean-Jacques HYEST - Merci infiniment, Monsieur le président. Nous avons dépassé le temps imparti, mais c'était très intéressant.

Page mise à jour le

Partager cette page