N° 342

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009

Annexe au procès-verbal de la séance du 8 avril 2009

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat pour la Planification (1) sur la coordination des politiques économiques en Europe (Tome II),

Par MM. Joël BOURDIN et Yvon COLLIN,

Sénateurs.

(1) Cette délégation est composée de : M. Joël Bourdin, président ; MM. Pierre André, Bernard Angels, Mme Evelyne Didier, M. Joseph Kergueris, vice-présidents ; M. Yvon Collin, Mme Sylvie Goy-Chavent, secrétaires ; Mme Jacqueline Alquier, M. Gérard Bailly, Mme Bernadette Bourzai, MM. Jean-Luc Fichet, Philippe Leroy, Jean-Jacques Lozach, Jean-François Mayet, Philippe Paul

INTRODUCTION

La zone euro constitue une union monétaire entre des États indépendants mais fortement interdépendants. Une telle construction doit respecter plusieurs conditions 1 ( * ) pour être viable.

Parmi ces conditions, figurent notamment la rareté des chocs asymétriques (c'est-à-dire des événements économiques ayant des effets tellement diversifiés sur les pays que leurs situations économiques respectives s'éloignent sensiblement les unes des autres), une certaine homogénéité des préférences, un haut degré de mobilité des facteurs de production, de flexibilité des prix et des salaires, et l'existence de transferts fiscaux pour disposer des moyens de conduire des politiques contracycliques.

On peut distinguer les deux premières conditions (rareté des chocs asymétriques, homogénéité des préférences) des trois dernières (mobilité, flexibilité, disponibilité de la politique budgétaire).

Le premier groupe représente des conditions fondamentales. Elles renvoient à un haut degré de communauté de situations économiques et de choix portant sur l'organisation et le fonctionnement des économies.

Les trois dernières conditions relèvent davantage de considérations de second rang destinées à expliciter les conditions qu'il faut réunir si les premières ne le sont pas.

Ainsi, pour la zone euro, il apparaît fondamental que les pays qui la composent partagent les caractéristiques économiques, sinon identiques, du moins suffisamment proches et qu'ils conduisent leurs économies à partir de mêmes choix collectifs.

Cependant, dans l'hypothèse où ces conditions ne seraient pas entièrement réunies, la théorie admet que la zone euro puisse rester une entreprise viable si les trois dernières conditions mentionnées sont peu ou prou réunies.

La constitution de la zone euro porte, dans son histoire, l'empreinte de cette analyse : l'adoption de l'euro a été précédée par une période que devaient mettre à profit les États-candidats pour gagner en convergence ; les engagements internationaux comportent une référence solennelle à la coordination des politiques économiques ; la construction européenne paraît être un processus continu de formalisation d'objectifs économiques et sociaux communs.

Cependant, aucune des conditions fondamentales de viabilité de la zone euro ne ressort comme établie solidement à l'issue de ces processus :

- l'hétérogénéité économique et sociale reste forte ;

- les préférences sont également très disparates.

D'un autre côté, les conditions de second rang ne paraissent pas davantage remplies :

- la mobilité des facteurs est inégale et parfois faible ;

- la flexibilité des prix et des salaires n'est ni totale ni totalement acceptée ;

- les transferts budgétaires sont soit très modestes (les transferts entre États), soit limités (le pacte de stabilité et de croissance).

L'objectif d'une restauration de l'homogénéité des préférences des États européens s'impose pour de multiples raisons.

Il existe, bien entendu, des raisons politiques impérieuses et notamment la nécessité, très opportunément rappelée par le président de notre Commission des affaires européennes, Hubert Haenel, de « prendre au sérieux les valeurs européennes que nous proclamons » . Sans doute, faut-il ajouter à cet objectif primordial la nécessité d'une certaine confiance entre les États européens et d'une adhésion des peuples à la construction européenne.

Mais, ce processus est aussi justifié par des considérations économiques, financières et sociales très fortes.

La configuration économique de l'Europe aboutit à des déséquilibres sur lesquels notre précédent rapport sur la coordination des politiques économiques en Europe avait appelé l'attention. Le point de rupture a, depuis, été atteint et il s'agit désormais non d'éviter la crise mais de reconstruire une économie européenne viable et, enfin, efficace.

Sur le plan financier , c'est un système qui est en cause. Les déséquilibres macroéconomiques combinés avec les déficiences de la surveillance financière ont engendré la plus grave crise financière jamais subie peut-être. Si l'Europe n'en est pas la seule responsable, ce serait s'aveugler d'ignorer qu'elle nourrit en son sein tous les mécanismes économiques et financiers qui l'ont déclenchée.

Enfin, sur le plan social, les objectifs sociaux de l'Europe, qui manquent de force, sont très loin d'être atteints : les mêmes causes qui agissent pour tirer à la baisse l'économie européenne s'exercent pour scléroser les ambitions peu lisibles de l'Europe sociale.

L'un des aspects de la crise de l'Union européenne, sans doute le plus fondamental, est qu'elle semble dénuée d'objectifs autres que sa propre constitution.

Celle-ci représente, bien sûr, un progrès en soi, un progrès majeur même si l'on se reporte aux longues années de tensions et de guerre que connut l'Europe.

En outre, dans le domaine économique, le processus de construction européenne offre à soi seul les avantages attribués à l'intégration économique : la création de marchés plus vastes, la disparition des coûts de transaction associés aux frontières commerciales ou monétaires sont censées rapprocher de l'optimum économique.

Pourtant, si l'Europe devait continuer à donner l'impression de s'en tenir à sa propre élaboration, il y a peu de doutes qu'elle susciterait, davantage qu'une certaine indifférence des populations, un véritable rejet aux conséquences incalculables.

L'individu politique - existe-t-il un citoyen européen ? - a naturellement tendance à souhaiter que la décision publique s'intéresse à son sort afin de ne pas se sentir étranger dans sa propre « cité ». Cette demande ne saurait être pleinement satisfaite par un processus politique aux allures principalement formelles, tourné vers la réalisation de lui-même. Par ailleurs, l'intégration européenne exerce des effets asymétriques sur les différents agents économiques, certains paraissant gagnants, d'autres perdants. Cette façon de voir n'est sans doute pas unanimement partagée. D'aucuns estiment que l'Europe ne fait que des perdants, d'autres, au contraire, qu'elle entraîne des gains collectifs nets. Même si l'on penche vers ce dernier jugement, il apparaît tout à fait déraisonnable d'ignorer les problèmes que produit, pour certains, l'intégration européenne. Plus encore, il est, à tous égards, recommandable de considérer que ces problèmes peuvent être attribués par ceux qui les rencontrent à la poursuite exclusive de tout autre projet d'un objectif de construction formelle de l'Europe aux bénéfices très inégalement distribués.

Ainsi, la promotion d'un projet politique européen substantiel, ayant du corps, est indispensable si l'on souhaite éviter le rejet d'une construction européenne 2 ( * ) , vue comme expression de la crise contemporaine de l'avenir, et rêver que celle-ci retrouve un moteur lui permettant de réunir à nouveau une adhésion populaire.

En théorie, ce projet, qui est politique, existe déjà . Il a toutes les manifestations de l'apparence. Pourtant, dans les faits, manque une volonté politique commune, trop évanescente jusqu'alors pour produire d'autres réalités que des avancées, formidables mais sporadiques et incomplètes (l'euro), ou, et c'est le pire, des énonciations de principe démenties dans la pratique.

Dans le domaine économique et social , les deux vont de pair, qui est celui de ce rapport, les fondements d'un projet européen semblent , sinon complètement réunis, du moins solennellement posés . Sur le plan formel , la coordination des politiques économiques et, à un moindre titre, dans le domaine social, la méthode ouverte de coordination, représentent des engagements plus ou moins satisfaisants dans le cadre d'une Europe politique où subsistent les souverainetés nationales. Plus au fond , l'absence de modèle social européen (encore que les orientations prises sur tel ou tel dossier - retraites, participation au marché du travail... - finissent par dessiner une esquisse de « modèle » social) pourrait être compensée par l'existence d'objectifs généraux qui fixent à l'Union européenne un dessein ambitieux

Ainsi, comme l'indique le Traité négocié lors du récent Sommet de Lisbonne (article 3.3), qui renforce, en ce domaine, les ambitions européennes, « l'Union établit un marché intérieur. Elle oeuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social , et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.

Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales , l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant.

Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale , et la solidarité entre les États membres [...] ». 3 ( * )

L'Europe semble assez éloignée, en pratique, des objectifs ainsi fixés à l'Union européenne, qui peine elle-même à leur donner des prolongements concrets, en dehors des bénéfices directs de l'intégration économique dont elle est l'expression et l'artisan.

La crise de la coordination des politiques économiques en Europe, que nous avions exposée dans notre précédent rapport, n'est pas, pour l'essentiel, le résultat d'une Europe en manque de gouvernement économique, du moins à nos yeux. Tout comme l'absence de ce gouvernement économique, elle résulte des conditions politiques qui prévalent en Europe, et qu'ont insuffisamment rationalisées les efforts parfois valeureux pour dégager un projet européen commun.

Au fond, la faiblesse institutionnelle de l'Europe et les antagonismes économiques qui, en lieu et place de la coordination des politiques économiques, interdisent l'émergence d'une Europe-puissance et datée d'un sens autre que circulaire proviennent d'une même source : l'existence de visions politiques différentes voire opposées dont la conciliation n'est pas aboutie.

Ce n'est pas qu'il existe des controverses en Europe qui est grave, c'est que ces controverses ne soient pas clairement débattues et qu'on triche avec les compromis sans lesquels elles disqualifieraient définitivement le projet européen.

Il faut aujourd'hui s'attacher à retrouver le sens de l'Europe. Au regard de la dimension économique et sociale de l'Europe, cela veut dire qu'il faut créer un débat sur les politiques économiques et sociales de l'Europe, dépassant les enceintes institutionnelles où, pour vif qu'il puisse parfois être, il s'enferme. Cela veut dire aussi, et ce débat doit y contribuer, qu'il faut redonner tout leur sens aux « mots de l'Europe » pour que ceux-ci ne soient plus une simple euphémisation de ses maux les plus pernicieux : la désunion et l'absence.

La coordination des politiques économiques que nous appelions de nos voeux dans notre précédent rapport consacré à ce sujet 4 ( * ) (voir l'annexe n° 1 pour ses principales conclusions) est un principe consacré par les traités européens. C'est cependant un processus « héroïque », mais en tous points conforme à l'esprit de la construction européenne.

Certes, d'un point de vue économique, la coordination des politiques économiques n'est pas une idée incontestée , les bénéfices attendus d'elle reposant sur des présupposés qui sont vivement controversés. Surtout, il est utile de souligner que la coordination des politiques économiques est suspendue à des conditions particulièrement difficiles à réunir.

Un présupposé fondamental est que les politiques économiques ne soient pas en tant que telles injustifiées. Dès lors qu'on les récuse par principe, la coordination l'est aussi. Elle aggrave même les choses puisqu'en renforçant les capacités d'utilisation des politiques économiques, elle en augmente les dangers. L'inégal ralliement à la coordination des politiques économiques en Europe provient sans doute d'une certaine diversité des attitudes face au principe même des politiques économiques, c'est-à-dire à leur capacité d'améliorer la situation économique par rapport à un choix de non-action publique.

Ce présupposé fondamental a un avatar dans la condition suivante : la coordination n'est recommandable que si les politiques économiques qu'elle engendre sont pertinentes. La coordination de « mauvaises politiques économiques » conduit à un résultat inférieur à l'absence de coordination entre des politiques nationales plus adaptées (Feldstein).

L'objection est apparemment différente de la première mais, sur le fond, et en pratique elle revient puisqu'elle délaisse le problème des gains de la coordination en elle-même et glisse sur la question de la « bonne politique économique » en soi. Cette objection à la coordination aboutit comme à s'inquiéter du pouvoir accélérateur de « mauvaises politiques économiques » exercé par la coordination.

Au total, ces objections sont moins adressées à la coordination qu'à ses objets, c'est-à-dire les politiques économiques, qu'elles soient considérées comme nocives en elles-mêmes ou mal conçues .

Etant donné que ces objections ont été formellement écartées par les engagements politiques qui constituent le fondement de la construction européenne, c'est plutôt aux conditions pratiques d'une coordination effective qu'il convient de s'intéresser.

Pour les préciser, il convient au préalable de définir les justifications apportées à la coordination des politiques économiques. Elles découlent de la « théorie des jeux ».

Le message fondamental de cette théorie pour les États européens est qu'en l'absence de coordination, ceux-ci sont incités à des décisions apparemment rationnelles de leur point de vue propre mais défectueuses pour tous. L'absence de coordination pousse à des stratégies nationales antagonistes qui, cumulées, sont une très mauvaise solution, pour chaque partenaire et pour l'ensemble qu'ils forment.

La théorie montre aussi que ces gains sont dépendants de conditions précises et exigeantes qui ne sont pas systématiquement réunies dans l'Union européenne.

APERÇU SUR LES GAINS DE LA COORDINATION DANS LA THÉORIE DES JEUX

En simplifiant beaucoup, la théorie de jeux s'efforce de rendre compte du comportement de deux (au moins) acteurs qui, conscients des interactions existant entre eux, ne savent pas dans quel sens agira l'autre ; cette ignorance, en l'absence d'accord entre les acteurs, débouche sur une situation moins bonne pour tous (une solution « sous-optimale ») que si un accord était intervenu entre eux. La formulation la plus célèbre, et la plus simple, de la théorie des jeux est le dilemme du prisonnier. Il met en situation deux prisonniers A et B mis à la question séparément et à qui s'offre en fait le choix entre trois solutions éventuelles :

- dénoncer l'autre alors que celui-ci se tait ;

- dénoncer l'autre et être dénoncé par lui ;

- se taire.

Dans le premier cas, le dénonciateur est remis en liberté, l'autre est condamné à 10 ans de prison. Dans la deuxième hypothèse, tous les deux sont condamnés à 2 ans de prison. Dans la dernière hypothèse, les deux suspects sont libérés.

La meilleure solution est évidemment la troisième. Mais, comme chacun ignore ce que l'autre fera, elle présente un risque considérable : celui de se taire et d'être dénoncé par l'autre. En ce cas, au lieu de la liberté espérée, c'est 10 ans de prison qui se présentent en perspective.

La perte est moindre lorsque chacun dénonce l'autre puisqu'alors la peine n'est que de 2 ans de prison, soit une perte de bien-être de 2 au lieu du risque de perdre 10. Bien que sous-optimale, c'est la solution de dénoncer l'autre qui est alors individuellement la plus rationnelle.

Il est évident que la coopération entre les deux suspects, si elle avait eu lieu, aurait donné des résultats biens supérieurs . Chacun aurait été libéré sur le champ.

Appliquée aux politiques économiques, la théorie des jeux suggère que la conduite des politiques économiques reposant sur la rationalité individuelle de chacun aboutit à une solution sous-optimale par rapport à une situation où une coopération entre États interviendrait .

La démonstration théorique suggère qu'il existe des gains à la coordination mais aussi que ces gains dépendent de conditions.


Il faut que les agents soient interdépendants .

Si la décision de l'un est sans effets sur l'autre, la coordination n'a pas d'utilité. Cette condition qui semble abstraite est en réalité au coeur de travaux très concrets et âprement discutés sur l'ampleur des interdépendances économiques en Europe ;


Il faut que les préférences des agents soient homogènes .

Dans l'exemple mentionné, si un agent préfère dire la vérité, il refusera de se taire s'il croit l'autre coupable même s'il sait qu'il devra alors rester en prison deux ans. Or, l'identité des préférences n'est sans doute pas théoriquement inconcevable mais est empiriquement plutôt l'exception que la règle.

Il est alors deux façons de surmonter, en pratique, l'hétérogénéité des préférences : instituer un législateur unique, solution qui, dans l'espace européen, se rapproche de l'instauration d'un gouvernement unique en Europe ou de ce qui a été accompli dans le domaine monétaire avec l'euro et le système européen de Banques centrales ; recourir au dialogue entre parties dans le but de dégager des consensus dans un cadre politique qui peut varier en allant du contexte diplomatique traditionnel d'État à État à des systèmes plus complexes (et plus ou moins démocratiques) dont l'échafaudage institutionnel européen représente une variante parmi d'autres possibles 5 ( * ) .


Il faut que les agents aient des capacités égales .

Dans l'exemple qui précède, la désirabilité de la coordination repose sur la supposition que les deux agents ont des aptitudes identiques face à la parole. Chacun peut se taire ou dénoncer. Si l'on imagine qu'un des deux prisonniers ne peut que se taire et que l'autre le sait, alors la coordination devient inutile. On veut par là que l'utilité de la coordination varie directement en fonction de l'incertitude. S'il n'y a pas d'incertitude alors les problèmes qui confèrent son utilité à la coordination sont résolus sans qu'il soit besoin d'y recourir. La certitude quant au comportement de l'autre partie entraîne la disparition des incitations à se coordonner avec elle. Cette condition n'est pas seulement théorique. Il peut exister entre les États européens une certaine dose de certitude quant à leurs attitudes respectives qui peut atténuer - voire « anéantir » - les incitations à se coordonner.


Il faut que les agents aient une vision identique et pertinente de la solution .

Pour que la coordination soit favorable, il faut que les deux prisonniers partagent l'idée qu'en se taisant tous les deux ils seront libérés.

Cette condition qui semble triviale ne l'est pas. Un prisonnier peut douter de la parole du geôlier qui aura, en revanche, convaincu l'autre. Un pays peut estimer qu'une politique budgétaire contracyclique est favorable et l'autre le contraire.

On ne peut manquer de relever combien, en réalité, sont nombreuses et exigeantes les conditions d'une coordination des politiques économiques effectives. Ce constat entraîne un certain scepticisme sur les probabilités de mise en oeuvre. Ce scepticisme est encore renforcé si l'on considère l'existence d'un « paradoxe de la coordination » .

On a montré qu'en l'absence d'incertitude, la coordination perdait de son intérêt, en bref, que la certitude réduisait les incitations à se coordonner. Or, le processus de coordination, qui a, en partie ce but mais pas seulement, est un processus de réduction de l'incertitude où chacun attend de l'autre qu'il dévoile ses intentions. La coordination est un apprentissage de l'autre.

Dans ces conditions, de deux choses l'une : soit les deux parties concernées arrivent à la conclusion qu'elles agiront selon un intérêt commun, soit le soupçon demeure entre elles.

Or, il ne va pas de soi que l'apprentissage de l'autre qu'implique la coordination débouche sur l'augmentation de la confiance entre les deux parties :

- chacun peut douter que l'autre appliquera l'accord ;

- surtout, l'un ou l'autre peut craindre que la connaissance de sa situation par l'autre ne le conduise à en tirer un avantage.

En bref, pour que la coordination soit considérée comme avantageuse, il faut que les parties prenantes soient confiantes, c'est-à-dire qu'elles écartent la perspective de la malveillance de l'autre .

Supposons, en reprenant notre exemple que, dans le processus de coordination, l'un des prisonniers apprenne que l'autre ne peut que se taire (parce qu'il est muet par exemple), deux solutions s'offrent à lui qui conduisent l'une et l'autre au même résultat immédiat pour lui-même - se taire ou le dénoncer entraîne la libération du premier prisonnier -, mais ont des effets radicalement inverses pour l'autre : dans le premier cas, il est libéré ; dans le second, il reste 10 ans en prison.

La démonstration de la supériorité de la coordination apportée par la théorie des jeux est essentielle, mais suspendue à des conditions héroïques :

- elle suppose que chacun participe au même jeu, c'est-à-dire qu'il y ait homogénéité des acteurs ; chacun est dans la même situation et se trouve exposé aux mêmes conséquences d'un choix identique ;

- la démonstration repose aussi sur une vision claire des solutions et de leurs conséquences ;

- enfin, il existe un présupposé de bienveillance réciproque (un haut degré de confiance mutuelle).

Dans le cas qui nous occupe, on ne peut prétendre que ces conditions soient toujours empiriquement réunies :

- il existe une forte hétérogénéité, réelle ou perçue, des situations entre les pays de l'Union européenne ;

- il n'existe pas toujours d'accord sur la meilleure solution possible ;

- la conscience des solidarités est sans doute perfectible.

Ces nuances ne viennent pas remettre en cause le message principal, et précieux, de la théorie des jeux : la coordination des politiques économiques en Europe doit être active car il y existe de fortes interactions et parce que l'Europe est un projet qui ne peut se concevoir autrement que comme coopératif.

Pour que la coordination des politiques économiques soit réellement mise en oeuvre, il faut :

- primo , que les sentiments particularistes ne dominent pas les approches communautaires, problème auquel répond, en théorie, l'affirmation par les Traités que les politiques économiques nationales sont d'intérêt commun ;

- secundo , qu'un consensus, ou à tout le moins un accord minimal, émerge quant aux « meilleures solutions possibles » .

Sur ce plan, la configuration institutionnelle de l'Europe, ainsi que les conditions techniques dans lesquelles se forgent les orientations des politiques économiques, en bref les processus décisionnels en Europe, sont loin de garantir la réalité d'un tel accord .

Les services de la Commission européenne semblent avoir vu le problème (voir annexe n° 2). La direction générale des affaires économiques et financières a fait un certain nombre de propositions pour approfondir le pilotage macroéconomique de l'Union européenne. Si vos rapporteurs ne partagent pas l'ensemble de ces analyses, ces propositions vont évidemment dans le bon sens. Nous en proposons ici un approfondissement.

Notre message est sans ambiguïtés. Après le G-20 de Londres, il appartient à l'Europe de faire son G-27 autour de quatre grandes questions et autant d'objectifs :


• la conciliation des régimes de croissance économique en Europe autour de politiques coopératives pour que l'Europe cesse d'être un géant économique aux pieds d'argile par manque d'accord politique réel et par renoncement aux ambitions u'elle affiche partout d'être la puissance centrale dans l'économie mondialisée ;


• un autre partage des richesses en Europe plus respectueux de la valeur travail, des conditions de l'équilibre économique et financier du sentier de croissance et de l'élévation du potentiel de croissance européen ;


• une refondation de la surveillance financière en Europe qui doit mieux prendre en compte la destination première de l'endettement qui est de favoriser la croissance économique réelle et, enfin, s'ancrer dans le réalisme économique et financier ;


• la solennisation des objectifs de lutte contre les inégalités excessives et contre la pauvreté autour d'objectifs précis et sanctionnables.

* 1 Ces conditions ont été identifiées par l'économiste Robert Mundell dans ses travaux sur les zones monétaires optimales.

* 2 Le rejet de l'Europe est évidemment multiforme et susceptible d'avoir plus ou moins d'efficacité en fonction de la position d'influence de ceux qu'il touche.

* 3 Les passages en gras sont soulignés par vos rapporteurs.

* 4 Rapport d'information n° 113 (2007-2008), du 5 décembre 2007, par MM. Joël Bourdin et Yvon Collin : « La coordination des politiques économiques en Europe : le malaise avant la crise ? ». Sénat.

* 5 Ces deux solutions résolvent formellement les problèmes de coordination mais elles n'aboutissent pas à une solution substantielle. Substantiellement, la coordination doit permettre d'aboutir à une solution collective supérieure à ce quoi on serait parvenu si elle n'était pas intervenue. Or qu'il s'agisse d'un législateur unique ou du processus de rapprochement par consensus, ils encourent le risque de ne faire que reproduire l'ordre préexistant des préférences. Il est raisonnable de penser que sous cet angle les deux arrangements institutionnels n'aient pas les mêmes propriétés et qu'ainsi ils ne se différencient pas que le plan formel, qui est déjà en soi essentiel.

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