2. Un pays en proie à des divisions

Lors du Sommet de l'OTAN à Bucarest, en avril 2008, M. Vladimir Poutine, alors président de la Fédération de Russie, avait déclaré : « Mais qu'est-ce que l'Ukraine ? Même pas un Etat ! Une partie de son territoire, c'est l'Europe centrale, l'autre partie, la plus importante, c'est nous qui la lui avons donnée ! », faisant référence à la Crimée, ancienne terre russe attribuée à l'Ukraine en 1954.

Au-delà du caractère polémique de ces propos, tenus dans un contexte tendu marqué par l'éventuelle adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, il est indéniable que ce pays est traversé par une série de clivages .

Ceux-ci sont d'abord géographiques et politiques , à tel point que le Dniepr apparaît comme une sorte de « frontière intérieure », entre l'Est et le Sud du pays, les régions industrielles les plus prospères, qui sont les bastions électoraux du Parti des régions de M. Viktor Ianoukovytch, et qui sont aussi majoritairement orthodoxes, et l'Ouest, rural et catholique, davantage tourné vers l'Europe occidentale et centrale et qui avait accordé très largement sa confiance aux dirigeants de la « Révolution orange » en 2004. Ce clivage politique et électoral a d'ailleurs pu être constaté de nouveau lors des dernières élections présidentielles du début 2010.

Ces clivages sont également d'ordre linguistique . L'ukrainien, langue slave proche du polonais, est la seule langue officielle du pays, mais il est davantage parlé dans l'Ouest, et pratiquement pas dans l'Est et le Sud où l'on parle quasi exclusivement russe, comme vos rapporteurs ont pu le constater lors de leur déplacement à Odessa. L'ukrainien, dont l'usage a été interdit jusqu'en 1905, a fait l'objet, au cours des dernières années, d'une politique de promotion très active - il est désormais obligatoire au tribunal, à l'université, à la télévision, au cinéma ou dans la publicité -, voire agressive pour certains. Pendant sa campagne, M. Viktor Ianoukovytch a évoqué la possibilité de faire du russe la deuxième langue officielle du pays.

Ces différents clivages ont pu être entretenus à des fins politiques, en particulier par le Président Iouchtchenko, qui cherchait à entretenir la fibre nationaliste ukrainienne et à exploiter le « danger » russe.

3. Un Etat de droit en devenir

Si l'Ukraine est une démocratie, elle n'est pas encore un véritable Etat de droit.

Les Ukrainiens choisissent librement leurs dirigeants, mais les résultats en matière de bonne gouvernance se font attendre.

Des progrès sont nécessaires dans au moins trois domaines : la consolidation de l'Etat de droit, en particulier la réforme du système judiciaire, une plus grande attention portée aux atteintes aux droits fondamentaux et la lutte contre la corruption.

Les deux notes d'information (3 ( * )) des co-rapporteurs de la « commission de suivi » de l'APCE, rédigées après leurs déplacements à Kiev en avril puis en décembre 2009, illustrent les progrès qui restent à accomplir en Ukraine en matière de consolidation de l'Etat de droit .

Les co-rapporteurs recommandent de « poursuivre la réforme électorale , notamment par l'adoption d'un système électoral reposant sur des listes ouvertes avec une représentation régionale, ainsi que l'adoption d'une loi adaptée sur les partis politiques et le financement des campagnes, conforme aux normes européennes et prévoyant un financement des partis politiques par l'Etat ». Ils relèvent également que l'Ukraine ne dispose pas encore d'un code électoral unifié, les lois régissant les différentes élections n'étant « pas cohérentes, voire contradictoires, et sont trop complexes et trop détaillées ».

La Commission de Venise a également estimé que les modifications apportées en juillet 2009 aux dispositions législatives régissant l'élection présidentielle constituaient une régression par rapport à la législation existante et étaient parfois contraires aux normes européennes, en ce qui concerne notamment la procédure de dépôt d'une plainte, le calcul des résultats, la composition des commissions électorales, la transparence du processus électoral et l'intégrité des listes d'électeurs. La Cour constitutionnelle ukrainienne a d'ailleurs censuré plusieurs de ces dispositions, mais pas la possibilité pour les commissions électorales d'ajouter, le jour même du scrutin, des noms d'électeurs aux listes déjà établies, ce qui augmente les risques de fraude.

Les co-rapporteurs concluent qu'en matière électorale, « on a toujours tendance, en Ukraine, à jouer avec les règles plutôt qu'à s'y conformer ».

Par ailleurs, les résultats se font attendre en ce qui concerne la situation du système judiciaire qui « reste particulièrement préoccupante » : « Dans l'ensemble, les tribunaux sont paralysés par le volume élevé d'affaires, ce qui entraîne des retards excessifs dans l'examen des affaires et la publication des jugements. Dans bien des cas, les décisions ne sont pas exécutées. Pour ce qui est de l'indépendance de la magistrature, les juges à tous les niveaux restent subordonnés aux figures d'autorité politique ou aux responsables du corps judiciaire ». Il arrive que les rivalités politiques se propagent au système judiciaire.

Or, les co-rapporteurs notent que, si la Commission de Venise est régulièrement consultée pendant la préparation des projets de loi afférents à la réforme de la justice, « ses recommandations ne sont pas toujours suivies dans le texte final » et « les amendements proposés n'en tiennent pas compte ou vont dans le sens contraire ». Ils regrettent que « la demande d'avis à la Commission de Venise est perçue comme une simple formalité », les autorités et le Parlement ne prenant pas toujours ses recommandations au sérieux.

Ils énumèrent les questions qui appellent des réformes d'ampleur : le barreau et la création d'une association professionnelle du barreau, l'établissement d'un nouveau code de procédure pénale - « un nouveau code de procédure pénale, étudié par la Commission de Venise en 2004 et jugé non conforme aux normes européennes, est en cours d'examen au Parlement » en avril 2009 -, le ministère public ou encore un système efficace d'aide juridictionnelle gratuite pour garantir à tout citoyen le droit à un procès équitable.

Les co-rapporteurs appellent plus particulièrement l'attention sur la nécessité pour l'Ukraine de mettre en oeuvre l'engagement qu'elle a pris devant le Conseil de l'Europe de transformer le Bureau du Procureur en une instance respectant les normes du Conseil. En effet, les attributions du Procureur général constituent un vestige de l'ère soviétique : « Le Bureau du Procureur général était une institution toute-puissante, dont le rôle dépasse considérablement celui d'un Procureur général de toute démocratie fondée sur l'Etat de droit ». Or, ce système n'a toujours pas été réformé.

Par ailleurs, l'Ukraine demeure encore parfois le théâtre de graves atteintes aux droits de l'Homme , comme le note le rapport 2009 d' Amnesty International :

- des actes de racisme : « La progression alarmante, depuis quelques années, du nombre d'attaques racistes contre des étrangers résidant en Ukraine s'est confirmée. Une législation inadaptée, une certaine passivité de la police et le refus de reconnaître la gravité des crimes racistes permettaient aux agresseurs de bénéficier d'une impunité presque totale » ;

- des violations des droits des réfugiés et demandeurs d'asile : « Les autorités ukrainiennes ont continué à ne pas respecter les procédures en matière d'asile et à renvoyer de force des demandeurs d'asile dans des pays où ils risquaient d'être victimes de graves violations de leurs droits humains » ;

- des actes de torture et autres mauvais traitements : « Les organisations locales de défense des droits humains ont, cette année encore, recueilli des informations faisant état d'actes de torture et d'autres mauvais traitements perpétrés dans les prisons et dans les centres de détention dépendant de la police » ;

- des cas d'impunité persistante.

Enfin, la corruption , en Ukraine, atteint des proportions inquiétantes et touche tous les secteurs de la vie publique, y compris le personnel politique.

Qui plus est, la situation se détériore. Ainsi, l'indice de perception de la corruption, établi par Transparency International , classe l'Ukraine au 146 e rang, sur 180, en 2009, alors qu'elle occupait le 134 e rang en 2008 et le 118 e en 2007.

La corruption prend des formes variées et plus ou moins graves, allant de l'intervention de « relations » à la privatisation des forces de sécurité - les policiers sont sous-payés - en passant par le classique versement de « pots-de-vin ». Tout s'achète en Ukraine : les diplômes, les permis de conduire, les investitures aux élections,... Un certificat requis pour aller à la piscine peut s'acheter au marché noir pour 50 hryvnas, soit environ 5 euros.

L'économie souterraine est très développée. L'Etat a les plus grandes difficultés à percevoir les impôts, en particulier des entreprises, alors qu'il existe des fortunes privées colossales dans le pays.

Dès lors, le climat des affaires n'est guère favorable . La forte insécurité juridique pénalise l'installation des investisseurs étrangers, alors que de nombreuses entreprises européennes, et françaises, souhaiteraient travailler en Ukraine, voire y ont déjà préparé des plans d'expansion.

Or, les dirigeants ukrainiens n'ont pas nécessairement pris la mesure de l'ampleur de ce phénomène et, surtout, manquent de volonté politique pour le combattre.

Les co-rapporteurs de la « commission de suivi » de l'APCE déplorent ainsi le retard pris par l'entrée en vigueur de trois lois contre la corruption adoptées par la Rada, en raison de recours introduits par la Cour suprême devant la Cour constitutionnelle. Ils notent ainsi que « la raison essentielle de la remise en cause des trois textes de loi par la Cour suprême était le fait que ces textes interdisaient explicitement le financement du secteur judiciaire par d'autres sources que celle du budget de l'Etat. Globalement, les magistrats ont considéré qu'une telle interdiction porterait atteinte au bon fonctionnement de la justice », alors que « le financement de la justice par d'autres moyens que le budget de l'Etat, autrement dit, par des ressources du secteur privé, conforterait probablement les risques de corruption, et ne serait pas conforme aux normes européennes ».

Le Président Ianoukovytch, dans un discours volontariste prononcé devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à Strasbourg, le 27 avril 2010, a pris des engagements pour faire progresser l'Etat de droit dans son pays : « Notre équipe devrait fonctionner de la meilleure manière qui soit à l'avenir, ce qui nous permettra d'appliquer l'ensemble des normes du Conseil de l'Europe. Pour garantir la prééminence du droit, nous devons également éradiquer la corruption et procéder à une vaste réforme du système judiciaire. [...] Il s'agit d'assurer l'indépendance de la justice et son efficacité en évitant que les juges fassent l'objet de pressions de la part de certains milieux ».

* (3) Documents AS/Mon(2009)24 du 9 juin 2009 et AS/Mon(2009)39 rev. du 21 décembre 2009.

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