II. LES RECOMMANDATIONS DU GROUPE DE TRAVAIL

A. UNE DOUBLE EXIGENCE : CRÉER UNE VOIE DE DROIT EFFICACE, SÛRE ET AU COÛT LIMITÉ, TOUT EN PROTÉGEANT LA COMPÉTIVITÉ DES ENTREPRISES

Les travaux menés par vos rapporteurs les conduisent à conclure à l'opportunité de créer, au bénéfice des justiciables qui se voient aujourd'hui privé de leur droit à réparation, une voie de droit leur permettant d'obtenir une juste compensation pour leur préjudice.

Cependant, le groupe de travail prend aussi toute la mesure de l'inquiétude que suscite, parmi les professionnels, la perspective de l'introduction en France d'une procédure d'action de groupe. Certaines dérives, largement dénoncées, des « class actions » justifient de redoubler de prudence afin d'éviter que le remède soit pire que le mal.

C'est pourquoi les recommandations qui suivent obéissent à un double souci : proposer une procédure efficace, accessible et au coût limité, qui satisfasse l'exigence de réparation du dommage subi par les personnes lésées, mais en même temps l'entourer de suffisamment de garanties pour que les intérêts des entreprises et des professionnels soient préservés.

À cet égard, le groupe de travail considère que c'est en respectant, autant que possible, les principes procéduraux du droit français, que l'on offrira à l'action de groupe les garanties qui s'imposent.

B. OUVRIR DANS UN PREMIER TEMPS LE CHAMP DE L'ACTION DE GROUPE EN LA LIMITANT À CERTAINS TYPES DE DOMMAGES

Tracer les contours de l'action de groupe impose d'arbitrer entre deux exigences contraires : lui ouvrir le champ le plus large possible, afin de garantir au citoyen l'accès à une voie de droit efficace, quel que soit le contentieux dans lequel il est engagé ; ou bien restreindre ce champ, pour limiter les risques de dérive ou d'abus et en favoriser, dans un domaine spécifique, l'acclimatation.

Face à un objet juridique nouveau, la prudence doit nécessairement prévaloir. Cependant, il faut aussi tenir compte de la cohérence d'ensemble de la procédure d'action de groupe et ne pas exclure a priori des domaines connexes à ceux auxquels elle est fondée à s'appliquer.

En outre, la conformité de l'action de groupe aux règles qui régissent le droit commun de la responsabilité civile constitue la meilleure garantie contre ses dérives. Seules se justifient les limitations sans lesquelles la compatibilité de cette procédure avec la bonne conduite du procès civil ne serait pas assurée.

Enfin, dans un souci de pragmatisme, vos rapporteurs estiment judicieux de donner un caractère expérimental à la procédure créée, et de prévoir d'en réexaminer les contours après trois années de pratique.

1. Le champ recouvert par l'action de groupe

Il n'existe pas de consensus sur le périmètre qui doit être donné à l'action de groupe.

Certains, à l'instar du syndicat de la magistrature, de l'Association nationale des juges d'instances, du Conseil national des barreaux, du barreau de Paris et de la Conférence des bâtonniers défendent son application à tous les champs de la responsabilité civile. M. Serge Guinchard, professeur émérite à l'université de Paris II Panthéon Assas, favorable à cette position, s'est interrogé sur la pertinence des restrictions d'application parfois proposées, au motif que, dans la pratique, le citoyen victime, par exemple, d'un préjudice environnemental ou d'un préjudice de santé, pourra être assimilé à un consommateur de prestation environnementale ou de santé. D'ailleurs les associations de consommateurs, comme l'UFC-Que choisir, la CGT-INDECOSA ou la Confédération syndicale des familles, se sont prononcées pour une interprétation extensive du champ de la consommation, qui puisse notamment recouvrir la santé et l'environnement, voire certains services publics.

D'autres intervenants se sont déclarés opposés à toute extension du champ de l'action de groupe au-delà du droit de la consommation voire des règles exclusivement contenues dans le code de la consommation. Telle est en particulier la position des organisations représentatives des entreprises ou des professionnels, comme le Mouvement des entreprises de France (Medef), la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA), le Groupement des entreprises mutuelles d'assurance (GEMA), L'association française des entreprises privées (AFEP), la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP) ou la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME).

Entre ces deux thèses, la discussion porte sur les matières à inclure ou à exclure, étant entendu que sont seules pertinentes celles susceptibles de recouvrir des préjudices de masse trouvant leur origine dans le même comportement fautif : le droit de la concurrence, le droit bancaire, financier et boursier, le droit de la santé, le droit de l'environnement ou celui des services publics.

Vos rapporteurs ont choisi d'exclure les trois derniers du champ d'application de l'action de groupe, en raison des spécificités qu'ils présentent, qui ne sont pas compatibles avec les principes qui régissent cette procédure.

En effet, les dommages subis en matière de santé sont avant tout des dommages corporels, dont l'évaluation requiert un examen individuel, ce qui s'accorde mal avec la logique de généralisation qui est celle de l'action de groupe. En outre, comme l'a rappelé le syndicat des entreprises du médicament (LEEM), s'agissant des préjudices de masse, des dispositifs spécifiques d'indemnisation ont généralement été mis en place par le législateur, comme le fonds d'indemnisation des transfusés et hémophiles, pour les victimes de contaminations post-transfusionnelles par le VIH (art. L. 3122-1 et suivants du code de la santé publique) ou l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (art. L. 1142-1 et suivants du code de la santé publique).

Les dommages intervenant en matière d'environnement présentent, quant à eux, un caractère collectif, étranger au mécanisme d'agglomération de préjudices individuels propre à l'action de groupe.

Enfin, vos rapporteurs considèrent qu'en raison de leur nature particulière, les activités de service public, qui mettent en oeuvre des considérations d'intérêt général ou des prérogatives de puissance publique et relèvent d'un régime de responsabilité spécifique, ne doivent pas pouvoir faire l'objet d'une action de groupe.

En revanche, une procédure de recours collectif paraît envisageable dans les domaines de la consommation, de la concurrence et du droit bancaire, financier et boursier.

a) Le droit de la consommation plutôt que le code de la consommation

Le champ de la consommation constitue, par excellence, le domaine de l'action de groupe : c'est à l'égard des litiges de consommation que la mise en place d'un mécanisme d'action collective a été envisagée 41 ( * ) pour la première fois. Il s'agit d'ailleurs d'une revendication constante des associations de défense des consommateurs. De plus, l'action de groupe est particulièrement adaptée au contentieux de la consommation : les préjudices subis sont facilement identifiables, comme les fautes à l'origine de ces préjudices, et, dans la mesure où ils interviennent à l'occasion d'un acte standard de consommation, ils sont susceptibles de se reproduire de nombreuses fois à l'identique, requérant de ce fait une réparation massive. Enfin, les actes de consommation les plus nombreux étant aussi ceux qui portent sur les biens ou les services les moins coûteux, les dommages subis sont généralement de faible montant, ce qui conduit les consommateurs lésés à renoncer à saisir le juge, compte tenu du coût et de la durée prévisible de la procédure par rapport au gain escompté.

Les différents rapports rendus sur l'action de groupe, comme les projets et propositions de loi qui ont eu pour objet d'instaurer un mécanisme de recours collectif, ont d'ailleurs tous préconisés son application au droit de la consommation.

Si l'application de l'action de groupe au contentieux de la consommation ne fait ainsi pas de doute, le débat porte sur ce que recouvre exactement ce contentieux.

Restreindre le droit de la consommation au seul code de la consommation n'est pas envisageable. Comme l'a relevé le groupe de travail présidé par MM. Guillaume Cerutti et Marc Guillaume, dans son rapport sur l'action de groupe, « une telle orientation conduirait à ne pas inclure certains contentieux de masse affectant directement les intérêts des consommateurs, tels ceux de la téléphonie mobile, de la fourniture de services d'accès à Internet, des voyages à forfait, des relations banques clients..., qui relèvent soit de réglementations spécifiques ou d'autres codes, soit du droit général des contrats parce que touchant aux conditions d'exécution des obligations contractuelles » 42 ( * ) .

Or, l'action de groupe n'a d'intérêt que si elle offre aux particuliers engagés dans un litige concret de consommation un recours judiciaire efficace, que ce litige relève ou non du code de la consommation. Le champ ouvert à l'action de groupe doit donc recouvrir tout le droit de la consommation entendu comme celui qui garantit la protection du consommateur contre le professionnel.

Cette définition emporte deux conséquences.


• Un contentieux contractuel ou péri-contractuel

Le contentieux ainsi délimité est un contentieux contractuel, ce qui exclut que, dans ce domaine, une action de groupe puisse être intentée en matière délictuelle. En effet, l'acte de consommation, qu'il s'agisse d'un achat ou d'une location, se matérialise dans un contrat qui fixe les limites des obligations réciproques des parties, et ce faisant, le cadre de leur responsabilité éventuelle. Les représentants des entreprises privées, en particulier le mouvement des entreprises de France, ont insisté sur ce point et jugé nécessaire d'exclure les actions fondées sur une responsabilité délictuelle.

Toutefois, cette limitation à la sphère contractuelle doit être entendue largement, afin d' inclure :

- le domaine du pré-contractuel, c'est-à-dire l'ensemble des pratiques et des engagements passés en vue de la conclusion du contrat, ce qui renvoie notamment aux pratiques commerciales déloyales ou illicites ou aux infractions aux pratiques commerciales réglementées. Dans de telles situations, le dommage survient bien à l'occasion du contrat passé entre le consommateur et le professionnel, même si la faute commise par ce dernier est intervenue en amont de la conclusion du contrat et qu'elle engage plutôt, en toute logique, la responsabilité délictuelle de son auteur 43 ( * ) . Exclure du bénéfice de l'action de groupe ce pan entier de la protection apportée au consommateur au motif qu'il ne s'agirait pas, à proprement parler, d'un cas de responsabilité contractuelle, serait peu pertinent. Mme Pascale Fombeur, alors directeur général des affaires civiles et du Sceau du ministère de la justice s'est d'ailleurs prononcée pour l'inclusion du contentieux pré-contractuel de la consommation, si une procédure d'action de groupe devait être mise en place ;

- les régimes spéciaux de responsabilité destinés à protéger le consommateur en tant que tel, comme celui relatif aux produits défectueux (article 1386-1 et suivants du code civil), qui prévoit la responsabilité première du producteur du produit vis-à-vis du consommateur, même s'ils n'ont pas passé entre eux de contrat, celui-ci ayant été conclu entre le producteur et le distributeur d'une part, et entre le distributeur et le consommateur d'autre part.


• Un contentieux centré sur le consommateur, personne physique

L'action de groupe introduite dans le cadre du droit de la consommation ne vise que le préjudice subi par un consommateur dans un litige qui l'oppose à un professionnel, ce qui devrait en restreindre strictement l'objet.

Cependant, ni le code de la consommation ni aucun autre texte de droit français ne consacrent de définition légale de la notion de consommateur 44 ( * ) , ce qui laisse au juge le soin de décider qui peut bénéficier de la protection apportée par le droit de la consommation.

En principe, le consommateur est une personne physique : telle est la position de la Cour de justice des communautés européennes 45 ( * ) et de la Cour de cassation 46 ( * ) . Cependant, dans certains cas, comme en matière de clauses abusives, la protection apportée au consommateur l'est aussi au non-professionnel. La Cour de cassation en a conclu que des personnes morales non-professionnelles, comme par exemple des associations, pouvaient bénéficier des mêmes dispositions favorables 47 ( * ) .

De la même manière, en principe, le consommateur est, suivant la définition donnée par M. le professeur Jean Calais-Auloy, « une personne physique qui se procure ou qui utilise un bien ou un service pour un usage non-professionnel » 48 ( * ) . Néanmoins, lorsqu'un avocat, un artisan ou un agriculteur passent, par exemple, un contrat de téléphonie mobile pour leur usage professionnel, leur situation n'est pas très différente de celle d'un consommateur moyen vis-à-vis de son opérateur de téléphonie : ils sont placés dans la même situation de dissymétrie, sans que leur compétence professionnelle leur permette de la corriger. La Cour de cassation a en conséquence forgée une jurisprudence qui distingue selon que le contrat a un rapport direct ou seulement indirect avec leur activité professionnelle : dans le premier cas, la relation qui s'établit entre eux et leur prestataire est une relation entre professionnels et ils ne peuvent être assimilés à des consommateurs ; dans le second cas, la Cour de cassation considère qu'ils sont placés dans la situation de simples consommateurs et accepte qu'ils invoquent le bénéfice de la protection prévue 49 ( * ) .

De telles jurisprudences n'apparaissent pas présenter de difficultés majeures au regard de la procédure de l'action de groupe. Certes, elles étendent quelque peu le champ des personnes susceptibles de participer à un recours collectif, mais cette extension est tout à fait cohérente avec le souci d'apporter un recours juridique efficace à l'ensemble de ceux qui, placés dans une situation de faiblesse vis-à-vis d'un professionnel, se trouvent aujourd'hui privés de toute voie utile pour obtenir réparation.

En outre vos rapporteurs considèrent que la procédure d'action de groupe sera d'autant plus sûre et entourée des garanties nécessaires, qu'elle reprendra les règles et la jurisprudence actuelles, sans multiplier les exceptions au droit commun.

Si l'accord est unanime, parmi ceux qui défendent la procédure d'action de groupe ou ceux qui cherchent à l'encadrer le plus possible, pour reconnaître qu'elle doit s'appliquer au moins -ou se limiter- au droit de la consommation, son application au-delà de ce périmètre est plus controversée.

b) Le droit de la concurrence

Il revient à l'autorité de la concurrence, qui a remplacé le conseil de la concurrence, de veiller au respect des règles relatives à la concurrence et de sanctionner les pratiques anticoncurrentielles. Intervenant de sa propre initiative ou à la demande de plaignants 50 ( * ) , dès que la concurrence est faussée sur un marché, l'autorité de la concurrence peut prononcer des mesures d'urgence, des injonctions, des sanctions pécuniaires ou accepter des engagements pris par les entreprises fautives.

En revanche, l'autorité de la concurrence n'a pas compétence pour se prononcer sur les demandes civiles des consommateurs éventuellement victimes des pratiques anticoncurrentielles. Dans de telles situations, ces derniers n'ont d'autre possibilité que de saisir individuellement le juge judiciaire pour qu'il condamne le professionnel fautif à verser des dommages-intérêts. Compte tenu de la faiblesse du montant du préjudice subi individuellement par chaque consommateur, de telles actions sont très rares, alors même que, d'un point de vue collectif, les sommes engagées sont conséquentes et les sanctions prononcées particulièrement importantes.

Ainsi, dans l'affaire de l'entente des opérateurs de téléphonie mobile, le conseil de la concurrence a prononcé à leur encontre des sanctions d'un montant total de 534 millions d'euros 51 ( * ) . Les actions individuelles en responsabilité qui auraient pu être introduites portaient sur un préjudice de quelques dizaines d'euros seulement par consommateur.

L'association UFC-Que choisir a tenté de les réunir et recueilli, sur le site internet « cartelmobile.org » qu'elle avait créé à cette fin, 3.700 dossiers de particuliers. Cependant le tribunal de commerce de Paris puis la cour d'appel de Paris ont jugé irrecevable l'action engagée sur la base de ces dossiers, au motif qu'elle relevait de la procédure d'action en représentation conjointe, dont elle n'avait pas respecté les règles restrictives en matière de publicité. Les deux juridictions ont par ailleurs considéré que l'association avait, procédé, du fait de la création de son site internet, à un démarchage juridique illégal 52 ( * ) .

Cet exemple illustre le fait qu'il n'existe en droit français pour les consommateurs aucun recours véritablement utile ou efficace leur permettant d'obtenir réparation du préjudice qu'ils ont subi du fait d'une pratique anticoncurrentielle. Les associations de consommateurs, comme la commission pour la libération de la croissance 53 ( * ) , appellent de leurs voeux une évolution sur ce point.

En réalité, il s'agit là d'une exigence communautaire clairement établie par la Cour de justice de l'Union européenne. Dans un arrêt du 20 septembre 2001, celle-ci a estimé que la pleine efficacité des règles applicables en matière de concurrence serait « mise en cause si toute personne ne pouvait demander réparation du dommage que lui aurait causé un contrat ou un comportement susceptible de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence », et qu'il appartient en conséquence aux États membres d'organiser les recours internes de manière telle que ne soit pas rendu « pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire » 54 ( * ) .

Dès 2006, le conseil de la concurrence a souscrit à cette analyse et s'est prononcé en faveur de l'introduction d'une action de groupe en matière de concurrence pour remédier au paradoxe qui veut que, lorsque « les victimes des pratiques anticoncurrentielles sont les consommateurs, les mécanismes d'indemnisation existants ne leur permettent pas d'intenter une action en réparation de manière effective . En effet, dans le cas d'atteinte au fonctionnement du marché affectant une catégorie de consommateurs, à concurrence de montants faibles pour chaque individu, le consommateur individuel est dissuadé d'agir compte tenu de la complexité et du coût des procédures au regard de la faiblesse du gain escompté » 55 ( * ) .

En outre, le conseil de la concurrence a souligné, dans le même avis, que, « à côté des sanctions publiques, qui, eu égard à leurs montants désormais élevés, contribuent à dissuader les entreprises de se livrer à des pratiques prohibées, les actions de groupe peuvent être un facteur de dissuasion supplémentaire, puisqu'elles augmentent le risque financier pour l'auteur de l'infraction ».

Lors de son audition par vos rapporteurs, M. Bruno Lasserre, président de l'autorité de la concurrence a confirmé cette position et relevé que, contrairement aux consommateurs particuliers, lorsqu'une grande entreprise était victime d'une pratique anticoncurrentielle, elle parvenait en raison de son poids économique à obtenir, par voie de transaction, du fournisseur fautif une indemnisation adaptée.

Selon lui, il convient d'ajouter à ces deux enjeux d'équité et d'efficacité de la régulation en matière de concurrence, un enjeu de compétitivité juridique internationale : compte tenu de la perméabilité des frontières juridiques et du risque de forum shopping , il est préférable de construire un modèle français de l'action de groupe, afin d'éviter que des contentieux nationaux soient indirectement traités par des juges étrangers selon des règles qui ne seraient pas forcément conformes aux principes de l'ordre juridique français. Le fait que la France dispose d'un modèle spécifique d'action de groupe contribuerait en outre à assoir sa crédibilité dans les discussions en cours au niveau communautaire sur la création de mécanismes de recours collectifs en matière de litiges relatifs à la concurrence.

Pour utile qu'elle soit, la prise en compte, par l'action de groupe, des préjudices liées à des pratiques anticoncurrentielles n'est cependant pas sans poser de difficultés. L'avis précité du conseil de la concurrence en souligne plusieurs.

Les premières difficultés sont d'ordre technique : le contentieux de la concurrence requiert une expertise particulière, car il mêle analyse juridique et analyse économique. Sauf à ce que le cartel ou l'entente soit dénoncé par l'un des participants, la preuve de l'infraction ne peut être apportée qu'au terme d'une investigation approfondie ou d'une analyse minutieuse des comportements de marché. De la même manière, l'évaluation du préjudice effectivement subi par le consommateur est difficile à établir, puisqu'il faut à la fois tenir compte de l'impact réel de l'entorse à la concurrence sur le prix de marché, et de sa répercussion intégrale ou partielle éventuelle par les entreprises intermédiaires. Or, il est peu probable que les consommateurs ou leurs associations disposent des moyens d'investigation et d'expertise nécessaires.

D'autres difficultés tiennent à l'articulation à prévoir entre l'action publique de l'autorité de la concurrence et la conduite du procès civil : des mécanismes doivent être prévus pour que le juge civil puisse bénéficier de l'expertise de l'autorité compétente, en évitant cependant les engorgements que pourraient générer un nombre trop important de sollicitations. De plus, les actions civiles ne doivent pas nuire aux programmes de clémence. Or tel pourrait être le cas si les entreprises susceptibles de dénoncer une entente s'abstenaient de le faire, en raison du risque financier auquel elles s'exposeraient si une action de groupe était conduite contre elles.

Le groupe de travail recommande cependant que l'action de groupe voit son champ étendu au droit de la concurrence lorsque le manquement constaté cause un préjudice aux consommateurs. Il considère en effet qu'aucune des difficultés soulevées ne présente un caractère dirimant. Au contraire, elles peuvent trouver une solution si, comme vos rapporteurs le préconisent par ailleurs, le travail du juge civil et celui de l'autorité de la concurrence sont correctement articulés.

En outre, vos rapporteurs observent qu'il serait incohérent, si l'on se donne comme objectif d'apporter une protection effective aux consommateurs, d'exclure les pratiques anticoncurrentielles du champ d'intervention de l'action de groupe, alors même que souvent, le préjudice économique subi par les consommateurs trouvent son origine dans une infraction au droit de la concurrence.

c) Le droit financier et boursier

Les mêmes raisons qui justifient l'introduction d'une action de groupe en matière de consommation ou de concurrence s'appliquent en matière bancaire et financière. Il existe une asymétrie entre l'épargnant et la banque ou la société dont il détient des parts. En outre, une même infraction à la législation bancaire ou financière peut causer un nombre élevé de préjudices identiques dont le montant individuel reste trop faible pour justifier l'introduction d'une action en responsabilité, ce qui permet à la société fautive d'échapper à l'indemnisation qu'elle devrait pourtant verser.

Dressant ce même constat, M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'autorité des marchés financiers a défendu, au cours de son audition, l'application de l'action au champ bancaire et boursier. Il a notamment fait valoir que les personnes pénalisées par des infractions boursières ou financières sont des victimes comme les autres et méritent autant qu'elles d'être indemnisées pour leur préjudice. Or, récemment, plusieurs affaires trouvant leur origine dans des manquements à la législation bancaire ou boursière ont entraîné des préjudices massifs pour les épargnants, comme l'affaire Benefic, qui portait sur la commercialisation par la Poste, entre septembre 1999 et novembre 2000 d'un fonds à formule auprès de plus de 300 000 épargnants. En l'absence de toute procédure d'action de groupe et du fait de l'inefficience des procédures actuelles, les épargnants ont été dissuadés d'agir. Ainsi, l'affaire Benefic n'a donné lieu qu'à 94 procès civils et deux procédures pénales, alors même que le manquement de l'entreprise à ses obligations était avéré.

M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'autorité des marchés financiers s'est par ailleurs inquiété de ce que, faute d'un mécanisme de réparation adéquat, les épargnants ou les actionnaires lésés portent leur litige dans d'autres pays où la société en cause pourrait être cotée, afin de bénéficier alors d'une procédure d'action de groupe. Une telle hypothèse, comme on l'a vu, est loin d'être théorique, ainsi que le montre l'exemple du procès actuellement en cours aux États-Unis comme la société Vivendi 56 ( * ) .

Mme Colette Neuville, présidente de l'association des actionnaires minoritaires, qui s'est elle aussi déclarée favorable à l'introduction d'une procédure d'action de groupe en matière financière et boursière, a par ailleurs estimé qu'une telle procédure aurait un effet dissuasif, d'autant plus important que la responsabilité des dirigeants des sociétés incriminées pourra être engagée.

Les représentants des entreprises, en revanche, ont marqué leur opposition à l'extension du champ de l'action de groupe au droit financier et boursier, en estimant que l'ensemble des dispositifs existants permettaient d'ores et déjà d'assurer la protection des actionnaires et des épargnants.

En outre, Mme Véronique Magnier, professeur de droit privé à l'université Paris XI, a montré que certaines spécificités du droit financier s'accordaient mal avec les règles de l'action de groupe 57 ( * ) : « si la faute du dirigeant a causé un préjudice social qui rejaillit sur la valeur du titre, ce n'est qu'indirectement, au travers de la baisse des cours, que les actionnaires subissent l'effet d'une faute. Or, la Cour de cassation considère que la dévalorisation du titre, résultant elle-même de la dépréciation du patrimoine social, n'est pas un préjudice individuel réparable 58 ( * ) ». La faute de gestion ne lèse pas directement les investisseurs, elle ne peut donc justifier la conduite d'une action de groupe. Pour qu'une telle action puisse être menée, il faudrait que la faute commise par les dirigeants sociaux porte directement atteinte à un droit de l'actionnaire. Tel serait le cas, par exemple, d'un manquement à une obligation d'information. Mme Véronique Magnier a considéré lors de son audition que, compte tenu de ces particularités, l'action de groupe des investisseurs devrait recouvrir un champ plus limité que celle qui interviendrait en matière de consommation et pourrait n'être mise en place que dans un second temps.

Soulignant l'inadéquation de l'action de groupe au droit financier, les représentants de la chambre de commerce et d'industrie de Paris ont par ailleurs relevé les difficultés qu'il y a, en matière boursière, à établir la réalité du dommage, la fluctuation des cours n'étant pas nécessairement due au manquement de la société à ses obligations au regard de la législation financière. En outre, comme le mouvement des entreprises de France, ils ont évoqué le paradoxe qu'il y aurait à voir les épargnants ou les actionnaires gagner leur procès en responsabilité contre la société et recevoir de celle-ci une indemnisation qui en dégradera les comptes et, par voie de conséquence, la valeur boursière, ce qui diminuera leur patrimoine financier.

Le groupe de travail reconnaît la pertinence des réserves ainsi formulées. Cependant, il considère, sur le premier point, que le juge saisi d'une action de groupe pourra solliciter l'expertise de l'autorité des marchés financiers, ce qui lui permettra d'établir la réalité et l'ampleur du préjudice éventuellement subi, et, sur le second point, que les actionnaires lésés - qui ne seront pas forcément les mêmes que les actionnaires actuels de la société - arbitreront, avant de se joindre au recours collectif, entre le gain qu'ils comptent retirer de l'action et la perte éventuelle que celle-ci pourrait leur occasionner sur leurs titres.

Par ailleurs, faisant droit aux réserves formulées par Mme Véronique Magnier, professeur de droit privé à l'université de Paris XI, vos rapporteurs jugent souhaitable, comme l'a proposé M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'autorité des marchés financiers, de limiter l'action de groupe intervenant en matière de droit boursier aux seules infractions boursières portant atteinte à la transparence des marchés et définies aux articles L. 465-1 et L. 465-2 du code monétaire et financier que sont le délit d'initié, le délit de communication d'informations privilégiées, le délit de diffusion de fausses informations et le délit de manipulation des cours et d'entrave au libre établissement des cours. S'ajouteraient à ces infractions tous les manquements commis au titre de la commercialisation des produits financiers.

Les litiges entre un épargnant et son établissement bancaire ou financier relèveraient quant à eux d'une action de groupe soit à ce dernier titre, soit au titre du droit de la consommation entendu largement (crédit bancaire, droit au compte...).

* *

*

Le groupe de travail préconise donc de donner, dans un premier temps, un champ suffisamment large à l'action de groupe, qui rende compte de la palette de situations dans lesquelles un nombre élevé de consommateurs ou d'épargnants sont susceptibles d'être victimes d'un préjudice similaire, causé par le même manquement d'un professionnel à une obligation légale. Seraient à ce titre concernés le droit de la consommation entendu largement et incluant notamment le droit bancaire, celui de la concurrence, lorsque la pratique anticoncurrentielle a nui à un consommateur, et le droit financier et boursier pour un nombre limité d'infractions ou de manquements. L'intervention possible, dans ces deux derniers champs, d'autorités régulatrices à la compétence reconnue constitue une garantie supplémentaire contre les dérives parfois craintes par ceux qui s'opposent à la création d'une action de groupe à la française.

Recommandation n° 1 - Dans un premier temps, ouvrir le recours à la procédure d'action de groupe, en le limitant aux litiges contractuels de consommation au sens large, incluant ceux qui trouvent leur origine dans une infractions aux règles de la concurrence, ainsi qu'à certains manquements aux règles du droit financier et boursier.

* 41 Proposition pour un code de la consommation, rapport de la commission pour la codification du droit de la consommation au Premier ministre, présidée par M. Jean Calais-Auloy , La documentation française, 1990.

* 42 Groupe de travail présidé par Guillaume Cerutti et Marc Guillaume, Rapport sur l'action de groupe, remis le 16 décembre 2005 à Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et Pascal Clément, ministre de la justice, garde des sceaux , p. 36.

* 43 Sur le fondement, notamment, de l'article 1383 du code civil : Civ. 1 ère ,  15 mars 2005, Bull. civ. I, n° 136.

* 44 Tel n'est pas le cas du droit communautaire. Ainsi, la directive n° 2005/29/CE du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur, définit le consommateur comme « toute personne physique qui, pour les pratiques commerciales relevant de la présente directive, agit à des fins qui n'entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ». Mais les définitions ainsi édictées ne s'imposent qu'aux législations prises en application des directives concernées. Elles ne sauraient valoir pour tous les autres cas.

* 45 CJCE, 22 novembre 2001, JCP, 2002, II, 10047.

* 46 Civ. 1 ère , 15 mars 2005, Contrats, concurrence et consommation, 2005, n° 100.

* 47 Même décision.

* 48 Jean Calais-Auloy, Franck Steinmetz, Droit de la consommation , 7 e éd., Dalloz, p. 7.

* 49 Civ. 1 ère , 24 janvier 1995, D. 1995.327 (législation relative aux clauses abusives).

* 50 De 1997 à 2005, l'autorité de la concurrence a rendu 25 décisions et répondu à 4 demandes d'avis formulées par des organisations représentants les consommateurs. Seules 5 affaires ont donné lieu au prononcé de sanctions pécuniaires, une à une injonction, le reste des saisines ayant été déclarées irrecevables ou ayant abouti à un non lieu ou un classement sans suite (avis du Conseil de la concurrence du 21 septembre 2006, relatif à l'introduction de l'action de groupe en matière de pratiques anticoncurrentielles).

* 51 Conseil de la concurrence, décision du 30 novembre 2005 relative à des pratiques constatées dans le secteur de la téléphonie mobile.

* 52 Décisions non publiées du Tribunal de commerce de Paris, en date du 6 décembre 2007 et de la Cour d'appel de Paris en date du 22 janvier 2010.

* 53 Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par M. Jacques Attali, remis au président de la République en janvier 2008, p. 144 (décision n° 191).

* 54 CJCE, C-453/99, Courage c/ Crehan , 20 septembre 2001.

* 55 Avis du Conseil de la concurrence du 21 septembre 2006, relatif à l'introduction de l'action de groupe en matière de pratiques anticoncurrentielles.

* 56 Cf. supra.

* 57 Véronique Magnier, « Les class actions d'investisseurs en produits financiers », LPA , 10 juin 2005, n° 115, p. 33.

* 58 Com., 1 er avril 1997, Bull. Joly 1997, p. 650.

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