2. La crainte d'une dérive à l'américaine

a) Les particularités du système américain de la « class action »

Dans les représentations collectives, la notion d'action de groupe renvoie immédiatement au modèle américain de la « class action », à l'origine du versement parfois de centaines de millions de dollars à titre de dommages et intérêts à des groupes de consommateurs ayant subi un préjudice de masse, représentés par des avocats spécialisés dans ce type de contentieux. De telles actions peuvent conduire les entreprises concernées à la faillite.

Le système américain de la « class action » a connu un grand succès à partir de l'instauration du principe de l'« opt out » dans les années 1960 31 ( * ) . Ce succès se compte par centaines de plaintes déposées chaque année en matière boursière, à l'instigation d'actionnaires, en matière de consommation, en matière sanitaire ou environnementale...

En premier lieu, la « class action » apparaît comme un marché pour les avocats américains, car ils possèdent un intérêt économique manifeste à agir. Ce sont les avocats qui sont le plus souvent au départ des actions, en les finançant, au besoin à crédit ou en ayant recours à des fonds privés spécialisés (« third party financing »), travaillant gratuitement et espérant se rémunérer sur les dommages et intérêts en cas de réussite. On parle généralement de « contingency fees » ou honoraires fixés en pourcentage des dommages et intérêts. Ce mode de rémunération incite les avocats à se spécialiser dans la « class action » et à multiplier les actions, d'autant que l'existence de dommages et intérêts punitifs (« punitive damages ») accroît le montant global de l'indemnisation. Les avocats américains pratiquent également le démarchage des victimes pour justifier l'action. Le juge est compétent pour joindre les actions en cas de pluralité et désigner un chef de file des demandeurs. L'affaire Enron a ainsi donné lieu en 2008 au versement de 688 millions de dollars d'honoraires aux avocats des plaignants, correspondant à 9,52 % du montant des dommages et intérêts attribués à toutes les victimes potentielles. Il n'est pas rare que des centaines d'avocats soient mobilisés sur une seule et même affaire.

En second lieu, le lancement de l'action ne nécessite pas de disposer d'éléments très significatifs de preuve, dans la mesure où la procédure dite de « discovery » permet d'obliger l'entreprise attaquée, notamment dans un litige à caractère boursier, le cas échéant en sollicitant une injonction du juge, à communiquer tous les documents susceptibles de fournir des éléments de preuve, y compris à charge. Dans certains cas, cette communication peut porter sur des milliers de documents sur tous supports. Cette phase peut être très coûteuse et longue pour l'entreprise, ce qui l'invite le plus souvent à la transaction.

En troisième lieu, le principe de l'« opt out » consiste à ce que le juge définisse a priori la classe des plaignants, toute personne correspondant aux critères de la classe étant susceptible d'invoquer le bénéfice de son jugement à l'encontre de l'entreprise condamnée. Aucune démarche n'est à faire pour se constituer partie à l'instance. De la sorte, c'est le dommage subi par la totalité des consommateurs qui est évalué et le montant des indemnités à la charge de l'entreprise correspond à cette même totalité, ce qui d'ailleurs conduit à des dommages et intérêts non réclamés. Pour ne pas être partie au procès, il faut expressément faire connaître son exclusion du groupe, par exemple lorsque l'on souhaite conserver le bénéfice d'une action individuelle.

En quatrième lieu, compte tenu des coûts énormes et des atteintes à la réputation que génère une « class action » pour l'entreprises attaquée, celle-ci préfère dans la presque totalité des cas conclure une transaction plutôt que s'engager dans un procès long, difficile et aléatoire du fait du jugement par jury. Selon les indications fournies à vos rapporteurs, en matière boursière, seules neuf actions auraient abouti à un verdict depuis 1995, la dernière étant celle mettant en cause le groupe Vivendi, avec un verdict en janvier 2010. Ceci accrédite l'idée du « chantage au procès », les entreprises préfèrent payer rapidement par crainte des conséquences. Dans certains cas néanmoins, les actions sont rejetées, considérées comme irrecevables par le juge pour défaut de moyen sérieux, au titre d'une « motion to dismiss ».

b) Des spécificités du modèle procédural français qui le mettent à l'abri des abus de la « class action » à l'américaine

Le système juridique français possède une conception strictement individualiste de l'action en justice, c'est-à-dire que la capacité d'agir appartient personnellement à celui qui a intérêt à agir.

En premier lieu, le système de l'« opt out » semble poser un problème de constitutionnalité. La décision du Conseil constitutionnel n° 89-257 DC du 25 juillet 1989 sur la loi modifiant le code du travail et relative à la prévention du licenciement économique et au droit à la conversion mérite d'être rappelée, en ce qu'elle émettait une réserve d'interprétation concernant le droit d'ester en justice des organisations syndicales pour la défense des intérêts individuels des salariés. Le texte soumis au contrôle du Conseil constitutionnel prévoyait que les organisations syndicales représentatives pouvaient agir en justice en faveur du salarié, en matière de licenciement économique, « sans avoir à justifier d'un mandat de l'intéressé ». S'appuyant sur le respect du principe de liberté personnelle du salarié, le Conseil a indiqué que, « s'il est loisible au législateur de permettre à des organisations syndicales représentatives d'introduire une action en justice à l'effet non seulement d'intervenir spontanément dans la défense d'un salarié mais aussi de promouvoir à travers un cas individuel, une action collective, c'est à la condition que l'intéressé ait été mis à même de donner son assentiment en pleine connaissance de cause et qu'il puisse conserver la liberté de conduire personnellement la défense de ses intérêts et de mettre un terme à cette action ». Cet argument constitutionnel confirme la nécessité d'une manifestation individuelle de volonté pour agir en justice, conformément à l'adage selon lequel nul ne plaide par procureur. Il conduit à écarter un système d'action de groupe de type nord-américain, avec « opt out », c'est-à-dire une action conduite au nom de consommateurs qui n'auraient pas expressément pu faire connaître leur volonté d'y participer 32 ( * ) .

L'effet relatif de la chose jugée, limité aux parties à l'instance, et l'individualisation de la réparation du préjudice font obstacle eux aussi à l'adoption d'un mécanisme d'« opt out », qui au demeurant ne permet pas à l'entreprise défenderesse de connaître le nombre et l'identité des parties adverses, ce qui porterait atteinte au principe du contradictoire.

À cet égard, il faut rappeler l'action engagée devant la Cour d'appel de Paris par la société Vivendi, en vue de faire déclarer le système américain de « class action » avec « opt out » contraire au droit français, de façon à ce que des actionnaires français ne puissent pas participer à l'action américaine, après un premier jugement américain rendu en janvier dernier donnant raison aux actionnaires dans l'affaire Vivendi. La Cour d'appel a rejeté fin avril cette demande, sans se prononcer sur le fond mais tout en soulignant la présence d'éléments de nature à justifier la compétence du juge américain 33 ( * ) .

En second lieu, les règles déontologiques de la profession d'avocat en France sont aussi de nature à éviter les dérives observables chez les avocats américains résultant des « contingency fees ». L'interdiction des honoraires intégralement proportionnels au résultat - même si une convention d'honoraires, soumise au contrôle du bâtonnier, peut prévoir une fraction liée au résultat -, autrement appelés pacte de quota litis , limite les risques de dérive liés aux intérêts économiques propres des avocats et à leur mode de rémunération. Il convient aussi de rappeler que les avocats ne peuvent pas seuls introduire une action, sans être mandatés par un client, ni procéder à du démarchage.

En troisième lieu, le droit français de la preuve et le respect des droits de la défense écartent la possibilité d'instituer en matière civile une procédure analogue à celle dite de « discovery ».

En quatrième lieu, le droit français ne prévoit pas l'attribution de dommages et intérêts punitifs, le contentieux de la responsabilité civile ayant pour finalité la réparation intégrale du seul préjudice réellement subi.

Par conséquent, la conservation des principes fondamentaux du droit français fait obstacle à l'essentiel des motifs de dérive du système américain.

* 31 Règle 23 des Règles fédérales de procédure civile de 1966.

* 32 En outre, on peut imaginer que les consommateurs non expressément représentés aient des intérêts différents de ceux qui étaient présents au départ de l'action.

* 33 Arrêt de la Cour d'appel de Paris 10/01643, 28 avril 2010.

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