MODES DE SCRUTIN ET ÉLECTIONS LOCALES (L'ANALYSE DE VOTRE RAPPORTEUR PIERRE-YVES COLLOMBAT)
RÉSUMÉ

Au sens strict, ce rapport traite de la question des modes de scrutin envisagés ou envisageables pour l'élection du conseiller territorial, élu tout à la fois départemental et régional, issu d'un scrutin unique, dans le cadre départemental, destiné à remplacer conseillers généraux (dont les effectifs baissent globalement de 25 %) et conseillers régionaux (dont les effectifs augmentent de 50 %).

Cependant la question du mode de scrutin n'est pas vraiment séparable de celles posées par la création du conseiller territorial lui-même. Les problématiques interfèrent, tant sur le plan pratique que constitutionnel. Trois problèmes essentiels et pour lesquels aucun élément de réponse vraiment satisfaisant n'a encore été apporté, ont ainsi été pointés :

1°) Le risque de tutelle d'une collectivité sur une autre et donc d'inconstitutionnalité au regard de l'article 72 de la Constitution.

Si, comme le reconnaît Hervé Fabre-Aubrespy, dans le projet de réforme, « l'assemblée régionale est formée fondamentalement de la réunion des conseils généraux » , peut-on dire que la Région dispose d'un conseil propre ?

Problème de principe qui se posera en pratique, au moins pour l'Alsace, la Haute-Normandie et le Nord-Pas-de-Calais, régions constituées de deux départements dont l'un est nettement plus peuplé que l'autre. Dans ces cas, comment éviter la tutelle du plus important sur le conseil régional et indirectement sur l'autre département ?

Comment éviter aussi que la dimension régionale de l'élection ne disparaisse derrière sa dimension départementale, bien plus visible ? Dès lors que le canton redessiné devient la circonscription électorale de base, l'enjeu départemental occultera l'enjeu régional. Celui-ci devenant illisible pour l'électeur, il sera très difficile pour l'élection régionale de faire sens.

Ce qui est aller à rebours de l'Histoire puisque, depuis l'accession de la région au rang de collectivité territoriale de plein exercice, l'évolution du mode de scrutin de son conseil est allée dans le sens d'une régionalisation de la circonscription et d'un mode de scrutin capable d'assurer des majorités claires et stables.

2°) La question de la distribution des conseillers territoriaux entre les départements d'une même région.

Celle-ci pose à la fois des problèmes de constitutionnalité au regard des principes « d'égalité des suffrages » et de « la représentation essentiellement démographique » et des problèmes pratiques : assurer, à la fois, une représentation suffisante de tous les départements et des effectifs de conseils régionaux qui ne soient pas pléthoriques. On verra que la méthode pour y parvenir n'a pas encore été trouvée.

La question du mode de scrutin n'est pourtant pas séparable de cet ensemble de questions. En deçà d'un effectif minimum, difficile de parler de représentation d'un territoire, encore moins de l'administrer, impossible d'assurer la représentation de la diversité des opinions, fut-ce par l'usage du scrutin proportionnel. Au-delà d'un effectif maximum, les assemblées perdent leur efficacité et se transforment inévitablement en chambres d'enregistrement.

3°) L'effet de la congruence des élections régionale et départementale, corolaire de la création du conseiller territorial, sur la mécanique majoritaire.

Celle-ci nous place devant le dilemme suivant : soit adopter un mode de scrutin qui, parce qu'il ne garantit aucune majorité automatique, ni au niveau départemental, ni au niveau régional (scrutin proportionnel simple ou à « l'allemande », sans prime majoritaire, scrutin uninominal à deux tours) limite les risques d'inversion des résultats en voix et en sièges à la région, soit faire prévaloir la logique majoritaire au niveau départemental (d'une manière générale, tous les modes de scrutin avec prime majoritaire), au risque de résultats indésirables au niveau régional.

Il ressort de l'analyse de tous les modes de scrutin envisagés que plus un mode de scrutin majoritaire assure des majorités stables au niveau départemental, plus il les rend aléatoires au niveau régional.

Le cas le plus significatif est, probablement, celui du scrutin de « type municipal ». S'il assure une majorité automatique à la formation arrivée en tête dans le département, au niveau régional, non seulement il ne garantit rien, mais la conjugaison des primes majoritaires départementales et de la proportionnelle aboutit à des résultats aléatoires. Nul dans le département, le risque d'inversion des résultats en voix et en sièges devient important au niveau régional.

Refuser de faire l'impasse sur l'objectif d'assurer une bonne « gouvernabilité » de la région, c'est se placer devant l'alternative suivante : renoncer au conseiller territorial (la plus simple et la plus efficace) ou adopter une position moyenne qui, sans rien garantir minimise les risques de résultats aberrants au niveau régional. Tel est le cas du scrutin majoritaire uninominal avec un second tour suffisamment ouvert qui, au final, apparaît comme le moins risqué de tous ceux envisageables pour l'élection du conseiller territorial. Ce qui ne signifie pas qu'il est sans risque, comme on le montre.

L'analyse des modes de scrutin envisageables pour l'élection d'un élu territorial et la sélection de la meilleure technique pour y parvenir supposant des critères de choix, la capacité à dégager des majorités stables et la capacité à assurer la représentation du territoire ont été retenus en priorité.

Plus un troisième critère, permettant éventuellement de départager les ex-æquo : la capacité à permettre l'expression de la diversité des opinions.

Reste les critères de constitutionnalité, le problème étant que les constitutionnalistes ne sont généralement d'accord sur rien, sinon qu'il faut attendre la décision du Conseil constitutionnel pour avoir une certitude !

Pour ce qui nous concerne, aucune certitude :

Ni en matière de parité : simple objectif ? Impératif catégorique ? Autant de réponses que d'experts.

Ni sur les effets concrets du principe d'« égalité des suffrages » ou de « représentation essentiellement démographique ». Difficile de tirer une conclusion certaine et pratique de la jurisprudence quant aux écarts démographiques entre circonscriptions électorales jugés acceptables par le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État.

Pour chaque mode de scrutin envisagé on s'est donc limité à dresser la liste, plus ou moins longue, des points de faiblesses du point de vue de l'état de droit.

A effets pratiques comparables, c'est évidemment le mode de scrutin présentant le moins de risques qui doit être privilégié. De ce point de vue, le mode de scrutin le plus risqué semble le scrutin mixte géographique (majoritaire en zone rurale/ proportionnel en zone urbaine) sur lequel convergent le plus d'avis négatifs.

Le comité Vedel, la commission Balladur, l'étude d'impact du projet de loi n° 61 jugent qu'il présente de grands risques d'inconstitutionnalité.

Mais, là encore c'est le Conseil constitutionnel qui tranchera in fine !

Très logiquement, l'étude a d'abord porté sur le mode « d'élection des conseillers territoriaux » proposé par le projet de loi n° 61 et dont les principes ont été confirmés par le Sénat, lors de la première lecture du projet de loi n° 60 relatif à la « réforme des collectivités locales » : assurer « la représentation des territoires par un scrutin uninominal, l'expression du pluralisme politique et la représentation démographique par un scrutin proportionnel ainsi que la parité. » Article 1 er A (nouveau).

Directement inspiré par le « scorporo » italien, et ce que montrent les simulations fournies avec l'étude d'impact, tout conduit à penser que ce mode de scrutin donnera les mêmes résultats. Pour faire simple :

La « dose » de proportionnelle accentue l'instabilité du système majoritaire à un tour qui ne garantit ni majorité départementale, ni majorité régionale.

Sans permettre vraiment une représentation significative des femmes ou des minorités politiques (entre 6 et 10 % des sièges redistribués aux formations minoritaires, selon la taille des départements).

De plus, l'articulation particulièrement complexe des modes majoritaires et proportionnels risque, comme le dit la section de l'Intérieur du Conseil d'État, de « porter atteinte à l'égalité comme à la sincérité du suffrage ».

S'ajoutent des problèmes de lisibilité pour l'électeur et des risques de détournement de la logique du système, comme cela a pu être observé en Italie.

Au final, l'appendice proportionnel du système a plus d'inconvénients que d'avantages.

La recherche d'un mode d'élection du conseiller territorial alternatif au mode de scrutin mixte du projet initial a été conduite en deux temps : une phase de description des forces et des faiblesses des modes de scrutins eu égard aux critères précédemment énoncés, une phase de sélection.

Ont été considérés les modes de scrutin de types suivants :

- Proportionnel dans des circonscriptions infradépartementales :

Selon le mode Paris-Lyon-Marseille (PLM) Balladur.

Selon le mode proportionnel.

- Majoritaire avec correctif proportionnel (Cf. élections municipales des communes de plus de 3 500 habitants).

- Mixte géographique: uninominal majoritaire en zone rurale et proportionnel de liste en zone urbaine.

- A « l'allemande ».

- Majoritaire plurinominal.

- Majoritaire, uninominal à deux tours, avec ses modalités selon les conditions plus ou moins drastiques de présentation des candidats au second tour.

Un tableau synthétique résume les avantages et inconvénients principaux de chacun de ces modes de scrutin au regard des critères choisis.

La méthode de sélection se résume, finalement à une comparaison, pas à pas, des divers modes de scrutin au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, choisi, faute de mieux, comme étalon.

-1 ère étape : On établit qu'entre le mode de scrutin du projet de loi n° 61 et le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, c'est le second qui convient le mieux pour l'élection du conseiller territorial. Vulgairement, se débarrasser de « l'appendice proportionnel » apporte plus d'avantages que d'inconvénients. De plus, l'existence d'un deuxième tour améliore la capacité du système à exprimer la diversité des opinions, permet de mieux satisfaire le principe d'égalité des suffrages et limite les risques d'inversion entre les résultats en voix et en sièges.

-2 ème étape : Le choix est fait de ne pas retenir le scrutin mixte géographique pour deux raisons : c'est celui qui présente le plus de risques d'inconstitutionnalité et il met les majorités départementales et encore plus régionales à la merci, soit de quelques cantons, soit de quelques zones urbaines, suivant les situations. Le risque d'inversion des résultats en voix et en sièges est très important.

-3 ème étape : Chaque mode de scrutin est comparé au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Pour le détail de l'analyse et les effets des restrictions mises à la présentation des candidats au second tour, on voudra bien se reporter au texte.

Conclusion :

Utiliser le scrutin majoritaire uninominal est encore la moins mauvaise manière d'élire les conseillers territoriaux et d'autant plus que les restrictions mises au maintien des candidats au second tour ne sont pas excessives.

Au final, si en matière d'élections locales les deux principales vertus d'un mode de scrutin sont de permettre de dégager des majorités stables et de représenter le territoire dans sa diversité, le mode de scrutin majoritaire uninominal est le plus satisfaisant.

Si le nombre de circonscriptions est suffisant et si les conditions pour se maintenir au second tour ne sont pas trop draconiennes, il permet aussi une expression, limitée certes, mais non négligeable, de la diversité des sensibilités politiques.

Son caractère familier constitue un atout supplémentaire.

Conclusion de la conclusion :

Faire élire, en même temps, au scrutin majoritaire à deux tours les conseillers régionaux et généraux, constitue-t-il un progrès par rapport à la situation actuelle ?

La réponse est clairement non, pour les motifs constitutionnels et pratiques rappelés initialement et parce que ce mode de scrutin peut produire des effets pervers peu appréhendables aujourd'hui mais lourds de conséquences.

Le principal risque, avec la disparition de la circonscription régionale comme base d'élection des conseillers régionaux, c'est, non seulement de faire disparaître la région de la conscience des électeurs, mais aussi de mettre la majorité de son conseil à la merci de formations politiques représentant globalement peu de voix mais disposant de bastions électoraux locaux suffisamment forts pour leur permettre, grâce au scrutin majoritaire, d'obtenir des sièges.

En cas de quasi équilibre entre les deux formations principales, ces quelques sièges, la prime majoritaire du scrutin régional actuel ayant disparu, pourraient les installer en arbitres des majorités.

L'un des risques majeurs du couplage des élections départementales et régionales, outre la perte de visibilité de la région, c'est l'apparition, sur fond de désaffection de l'électorat, de territoires où les oppositions parviendraient à se coaguler, souvent avec une composante identitaire et/ou tribunicienne. Avec pour conséquences des difficultés à réunir des majorités stables au conseil régional et l'impossibilité pour celui-ci, englouti dans la gestion des intérêts contradictoires, de mener les politiques anticipatrices qu'il est le seul à pouvoir mener.

On ne peut exclure, en France, l'enracinement de l'extrême droite dans suffisamment de « bastions » locaux pour lui permettre de devenir, comme dans les années quatre-vingt avec la proportionnelle, malgré le scrutin majoritaire, voire grâce au scrutin majoritaire, l'arbitre de majorités régionales sinon départementales.

Comme un examen attentif des résultats des dernières élections régionales le montre, on peut encore moins exclure l'apparition, sur le mode italien de la « Ligue du Nord », de mouvements populistes et « localistes » parvenant à capter une partie des voix d'extrême droite, celles de formations type « Chasse, pêche et tradition », des populistes sécuritaires et « défenseurs » du contribuable, des déçus de la Droite comme de la Gauche, sur fond de désaffection grandissante d'un électorat oublieux du réflexe « Front républicain » qui a interdit jusque-là au FN de transformer en sièges son capital de voix.

Plus simplement, dès lors que les enjeux départementaux et régionaux seront confondus, rien n'empêchera des candidats « indépendants » de faire campagne, dans leur département, sur le thème de la défense des intérêts locaux, sinon identitaires, contre la centralisation et la domination de la métropole régionale.

Autant dire que si la création du conseiller territorial est incontestablement une réforme, ce n'est pas un progrès.

Plutôt que de faire disparaître la dimension régionale des élections locales, la sagesse aurait plutôt voulu que l'on cherche à perfectionner le dispositif existant :

S'agissant des élections départementales dont le mode de scrutin ne donne pas de si mauvais résultats : en procédant à un redécoupage des cantons actuels afin d'éliminer les déséquilibres démographiques excessifs.

S'agissant des élections régionales : tout en conservant la prime majoritaire qui garantit une majorité stable au conseil, une solution, inspirée de la proposition de Léon Blum ou du système à « l'allemande », pourrait permettre de « localiser » la représentation, ce que le mode de scrutin actuel ne permet pas.

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