Rapport d'information n° 522 (2009-2010) de M. Jacques LEGENDRE , fait au nom de la commission de la culture, déposé le 2 juin 2010

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N° 522

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2009-2010

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juin 2010

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur l' avenir de la filière du livre numérique ,

Par M. Jacques LEGENDRE,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Legendre , président ; MM. Ambroise Dupont, Serge Lagauche, David Assouline, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Ivan Renar, Mme Colette Mélot, MM. Jean-Pierre Plancade, Jean-Claude Carle , vice-présidents ; M. Pierre Martin, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Christian Demuynck, Yannick Bodin, Mme Béatrice Descamps , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Claude Bérit-Débat, Mme Maryvonne Blondin, M. Pierre Bordier, Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Cartron, MM. Jean-Pierre Chauveau, Yves Dauge, Claude Domeizel, Alain Dufaut, Mme Catherine Dumas, MM. Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Jean-Claude Etienne, Mme Françoise Férat, MM. Jean-Luc Fichet, Bernard Fournier, Mme Brigitte Gonthier-Maurin, MM. Jean-François Humbert, Soibahadine Ibrahim Ramadani, Mlle Sophie Joissains, Mme Marie-Agnès Labarre, M. Philippe Labeyrie, Mmes Françoise Laborde, Françoise Laurent-Perrigot, M. Jean-Pierre Leleux, Mme Claudine Lepage, M. Alain Le Vern, Mme Christiane Longère, M. Jean-Jacques Lozach, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Philippe Nachbar, Mme Monique Papon, MM. Daniel Percheron, Jean-Jacques Pignard, Roland Povinelli, Jack Ralite, Philippe Richert, René-Pierre Signé, Jean-François Voguet.

INTRODUCTION

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Mesdames, Messieurs, je suis très heureux de vous accueillir ce matin pour évoquer l'avenir de la filière du livre à l'heure du numérique. Il nous semblait urgent de faire un point sur cette question en invitant les principaux acteurs de la filière et protagonistes du débat que vous représentez, Mesdames et Messieurs, alors que notre commission avait déjà pris l'initiative de se saisir de la question de la numérisation du patrimoine écrit dès le début de l'automne 2009, à travers une série d'auditions et à l'occasion de la question orale avec débat de notre collègue M. Jack Ralite.

De nombreux rapports, très riches, ont été publiés et ont contribué à alimenter un cycle de réflexion sur le sujet du livre numérique, notamment celui de M. Bruno Patino en 2008, ou très récemment celui de Mme Christine Albanel, ou encore ceux dont certains auteurs sont aujourd'hui présents, à savoir MM. Marc Tessier et Jacques Toubon. Nous souhaitons aussi évidemment poursuivre la réflexion engagée par notre collègue de la commission des finances M. Yann Gaillard, dont le rapport récent sur le sujet a notamment permis d'apporter un éclairage précieux sur le marché du livre à l'heure du numérique.

De très nombreuses questions n'ont pas encore été tranchées. Nous les avons regroupées autour de deux thèmes centraux qui articuleront les débats de cette table ronde.

Le premier thème est spécifique à l'avenir de la filière du livre et pose notamment - mais non exclusivement - la question du prix unique pour le livre numérique. Ce premier temps d'échanges permettra en particulier de mesurer l'impact de l'essor de la culture numérique sur les différents acteurs de la chaîne du livre, notamment les libraires et d'envisager les mesures d'accompagnement public qui seront nécessaires.

Le second thème de notre table ronde concerne la politique de numérisation pour le livre. Il permettra de se demander si nous avons les moyens de nos objectifs, et d'évoquer les enjeux liés au droit de la concurrence. Nous distinguerons le cas des ouvrages sous droits du cas des ouvrages libres de droits. Ce dernier aspect sera l'occasion de revenir sur le ou les modèles de partenariats permettant de concilier des objectifs tant culturels qu'économiques.

Compte tenu du nombre important d'intervenants, je serai dans l'obligation - vous savez que ce n'est pas un rôle facile compte tenu de toutes les informations riches et passionnantes que chacun d'entre vous souhaitera partager - de limiter votre intervention à cinq minutes maximum chacun. J'invite les participants aux deux tables rondes à intervenir sous la forme classique d'une intervention préparée au cours de la première partie, puis à laisser la parole aux nouveaux intervenants de la seconde partie afin de rebondir sur leurs propos et d'engager ainsi un débat.

Ensuite, nous pourrons ouvrir plus largement le débat, car je sais que mes collègues sénateurs brûlent certainement d'envie de vous poser de nombreuses questions.

Sur la première partie « Quel est l'avenir pour la filière du livre ? Faut-il fixer un prix unique au livre numérique ? », je commencerai par ordre alphabétique, à moins que quelqu'un brûle particulièrement d'intervenir.

TABLE RONDE : QUEL AVENIR POUR LA FILIÈRE DU LIVRE NUMÉRIQUE ?

I. QUEL AVENIR POUR LA FILIÈRE DU LIVRE ? FAUT-IL FIXER UN PRIX UNIQUE AU LIVRE NUMÉRIQUE ?

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Nous allons donc commencer par ordre alphabétique. M. Alain Absire, je vous en prie.

M. Alain ABSIRE, président de la Société des gens de lettres (SGDL)

Merci, M. le président. Je suis écrivain et président de la Société des gens de lettres, qui est la principale association d'auteurs en France.

Sur l'avenir de la filière du livre face au numérique, nous ne reviendrons pas sur l'idée que c'est une chance considérable pour nous tous, auteurs, la chance de voir nos livres vivre mieux et plus longtemps. Mais pour en arriver là, cela nécessite une entente, naturellement, entre les différents maillons de la chaîne du livre, pour ensemble innover, inventer, et surtout, j'en suis convaincu, savoir prendre quelques distances par rapport à l'univers du papier. C'est à ce prix que nous pourrons proposer une alternative à la dématérialisation des droits et organiser le marché sur des bases saines.

La question principale de ce premier débat concerne le prix unique du livre numérique. Là-dessus, au nom des auteurs, je voudrais faire une observation. Tout d'abord, cela signifie et cela implique que les détenteurs des droits initiaux, au premier chef les éditeurs, fixent un prix final. Là-dessus, qu'il soit clair que pour les auteurs, c'est évidemment une affaire entendue et absolument indispensable, et cela pour deux ou trois raisons fondamentales.

D'abord, parce que pour nous, c'est le seul moyen de travailler sur une assiette précise, à partir de laquelle le calcul de nos droits est établi, nous permettant de contrôler la perception de ces droits. Le droit d'auteur aujourd'hui dans l'univers numérique et dans l'univers patrimonial, à quoi peut-il servir ? C'est un point essentiel : il est la garantie de la liberté de créer, c'est-à-dire la garantie de notre indépendance matérielle et financière, face aux pouvoirs publics, aux mécènes, aux commanditaires privés, mais aussi face à certains nouveaux types d'éditeurs et de diffuseurs, pour lesquels le principal souci ne serait pas d'ordre qualitatif, mais simplement commercial. Le droit d'auteur est la liberté de créer et de s'exprimer, l'indépendance, la qualité, la fiabilité, le maintien de notre identité culturelle. C'est la garantie pour le lecteur d'avoir accès à des contenus de qualité. Nous sommes donc à l'inverse de la déstructuration de valeurs qui pourrait nous menacer avec le numérique.

Ainsi, concernant la fixation du prix initial, si nous arrivons à fixer également un prix limite déterminé comme sur le papier, c'est évidemment pour nous garantir contre ce que nous pourrions appeler la « best-sellerisation », que nous voyons dans le papier aujourd'hui, le plus offrant ayant le maximum de publicité et de visibilité au détriment d'une production de qualité, à laquelle nous sommes profondément attachés. Aujourd'hui le prix unique du livre représente cela : permettre à des ouvrages plus difficiles, plus complexes, plus riches, justement du fait de la numérisation, d'avoir une vie beaucoup plus longue, cette « longue traîne » dont nous parlons souvent. C'est la garantie de pouvoir continuer à offrir cette extraordinaire richesse et diversité de notre publication.

En troisième point, un prix unique du numérique, c'est évidemment privilégier la qualité et la diversité des pôles de médiation du livre, en particulier en ce qui concerne les libraires prescripteurs, les libraires indépendants et autres prescripteurs. Nous savons tous aujourd'hui que toute une partie essentielle de la production, en littérature générale et autres, de qualité est maintenue à bout de bras, grâce à cette qualité de conseil et de médiation. C'est à ce prix-là aussi que nous pourrons continuer à nous exprimer, les uns et les autres, de façon diverse.

En revanche, je soulignerai, après avoir vu tous les aspects positifs principaux de ce prix unique, quelques questions, en particulier en ce qui concerne les modes de commercialisation pour les livres numériques. Il n'y a pas de problème pour le paiement à l'acte. Je disais tout à l'heure qu'il fallait peut-être se détacher du papier. Le papier est le paiement à l'acte. Mais que va-t-on voir dans le numérique ? Nous verrons des abonnements à une plate-forme, des téléchargements à la page, des prêts numériques payants, des locations pour des durées déterminées, des offres en bouquet, etc. Je crois que c'est évidemment aux éditeurs, qui vont fixer les prix, de se pencher sur ces questions d'extrême urgence, sans quoi nous ne pourrons pas aboutir à une solution de prix unique pour le livre numérique.

Des questions se poseront dans la mesure où un détaillant étranger pourrait proposer des livres français hors du territoire, en concurrence avec nos propres détaillants français. Je crois que là encore, une solution est à trouver. Elle relève aussi sans doute des pouvoirs publics, de manière peut-être à limiter la commercialisation d'oeuvres dans certains pays donnés. Je crois d'ailleurs que le rapport à propos de la concurrence l'a signalé.

Enfin, par rapport à tout cela, il faut que nous soyons très attentifs, les uns et les autres, à ne pas créer un cadre trop rigide dans le monde du numérique. Aujourd'hui, nous sommes face à une situation qui ne cesse d'évoluer. Nous, auteurs, le voyons bien, ne serait-ce que dans la détermination du périmètre de nos droits. C'est l'objet de discussions complexes aujourd'hui avec nos partenaires éditeurs. Attention à ne pas nous enfermer dans une pratique qui, une fois mise en place, ne pourra plus nous permettre de sortir, dans un univers qui est extrêmement mouvant. Le papier est figé, ne serait-ce que par la notion de stock. Le numérique est insaisissable. Du point de vue des auteurs, oui au prix unique du livre numérique, à condition que les uns et les autres y trouvent leur compte, et que nos amis libraires aussi puissent faire réellement leur travail de médiateur, c'est-à-dire qu'on ne leur impose pas jusqu'à leurs méthodes de promotion ou de médiation. Voilà ce que je voulais dire, en espérant que cette entente générale soit en cours. Merci à vous.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Alain Absire. Vos préconisations sont claires. Nous avons tout de suite le point de vue d'une économiste, Mme Françoise Benhamou.

Mme Françoise BENHAMOU, économiste

Merci. Je suis professeur des universités et je viens d'achever une étude sur les modèles économiques du numérique.

La culture numérique n'est évidemment pas étrangère au livre. Cela commence par le manuscrit de l'auteur, et cela continue avec toutes les formes modernes de prescription et de construction de la notoriété et des réputations. J'ai été très frappée par l'aisance du monde du livre, que certains disent étrangers à toutes ces formes nouvelles de construction de l'information, et celles des professionnels à prendre à bras-le-corps toutes ces questions, mais en ordre sans doute dispersé pour un certain nombre de raisons. Par type de profession, il peut y avoir des intérêts divergents. Entre le libraire et l'éditeur, les choses ne sont pas toujours aussi simples qu'on a envie de le présenter, au sein des professionnels et au sein des segments de marché. En effet, certains segments de marché se prêtent quasi naturellement au numérique, et d'autres y sont plus rétifs.

Beaucoup de questions se posent. Elles n'ont pas l'air économique, mais elles le sont directement, telles les compétences techniques. L'usage du numérique est simple pour l'usager que nous sommes, mais l'intégration du numérique à tous les stades de la chaîne est beaucoup plus compliquée. Se pose en particulier la question des normes, des standards, des DRM, c'est-à-dire des possibilités de protection qui peuvent exister contre le piratage : toutes solutions qui ont des coûts, qui augmentent le coût du numérique. On a tendance parfois à considérer que le coût du numérique est bien moindre que le papier. Tout cela est bien plus compliqué.

Se pose, bien entendu, la question de l'entente nécessaire entre les professionnels, non seulement sur des questions de politique culturelle, mais aussi sur des questions tout à fait fondamentales, comme celle de ce qu'on a appelé les plates-formes, la manière dont les différentes plates-formes peuvent converger vers une plate-forme centrale, un « hub », une sorte de méta-plate-forme, qui permettrait de rendre plus facile la distribution du livre numérique.

Ce qui m'a frappée, c'est qu'il n'y a pas de modèle stabilisé. C'est bien normal. On voit que dans la musique, et dans la presse, où pourtant on a basculé dans le numérique bien tôt, il n'y a déjà pas de modèle stabilisé ; a fortiori dans le livre. On est en phase d'investissement, d'expérimentation, parfois même de prédation, de positionnement stratégique de la part de certains grands acteurs. On est aussi en phase d'observation des usages, sachant qu'ils sont pour partie, et même pour une large partie, déterminés par la qualité et la diversité de l'offre. Il est donc très difficile d'extrapoler les usages actuels pour en déduire les usages futurs.

Alors, quelques autres leçons des autres champs d'application du numérique montrent qu'on oscille entre des modèles et des formes tarifaires extrêmement diversifiés, qui sont liés aussi au type d'offre que l'on peut faire. Vous l'avez évoqué, M. Alain Absire. Ils sont liés aussi à la qualité d'enrichissement du contenu initial. Que sera le livre numérique ? A mon sens, il ne sera pas la simple transposition du livre-papier, même si on est dans une phase intermédiaire.

Quand on parle de tarifs et de prix, cela questionne bien entendu les politiques publiques. Le numérique est le passage d'une économie de biens à une économie de services, dès lors qu'on s'émancipe du support initial. Alors ça a énormément de conséquences. On le voit sur la question de la TVA ; où se pose la question de l'harmonisation entre les taux pour le papier et les taux pour le numérique, qui est une question fondamentale. On est devant ce que l'on appelle des « infant industries » dans l'économie, c'est-à-dire le lancement d'un marché qui implique une subvention croisée. Ainsi, le livre papier subventionne à sa manière le livre numérique. Jusqu'à quel point faut-il le faire, quand on sait que le livre numérique a vocation, nécessairement, à cannibaliser une partie du livre papier ? On est pour l'instant dans des modèles qui ne sont manifestement pas soutenables, comme on le dit dans le domaine de l'écologie.

Le volet de la politique du livre lié à la question du prix est donc évidemment cette fameuse question de la loi sur le prix unique. Dans les multiples objectifs de cette loi, il y a un aspect aménagement du territoire et du vivre ensemble, qui est incontestable et qu'il ne faut pas sous-estimer. Si on revient sur la théorie de la « longue traîne », ou l'idée que l'émancipation de la distribution physique va permettre de servir la diversité culturelle peut-être mieux que la distribution physique ne le faisait, on se retrouve en porte-à-faux avec les argumentaires qui ont prévalu lors de l'adoption de la loi.

En effet, on a vécu dans l'idée que la librairie était la condition sine qua non de la diversité culturelle. Tout à coup, s'immisce dans la politique culturelle l'idée que la diversité pourrait aussi procéder de la capacité à s'abstraire de ces logiques de territoire. Nous sommes en pleine tension. Je crois qu'il ne faut pas éluder cette question qui me semble fondamentale. La librairie ne peut pas devenir simplement un lieu de convivialité et de socialisation. Elle est aussi porteuse d'informations et de formations sur le livre. Il est clair qu'elle va évoluer, qu'il n'est pas certain que toutes les librairies aient vocation à demeurer vivantes dans un avenir un petit peu lointain. Cependant, on peut faire une analogie avec le rôle du spectacle vivant dans la musique. Il y a eu une revalorisation du spectacle vivant paradoxalement à la faveur du numérique. Peut-être pourrait-on arriver à gagner ce pari mais il faudra s'en donner des moyens nouveaux. Cela n'est pas évident.

Alors dans ces conditions, une loi sur le prix unique est une manière d'essayer de faire en sorte que l'éditeur demeure maître du prix. En effet, là est la question. Je crois qu'il faut en même temps analyser toutes les solutions. En effet, une loi sur le prix unique, si on allait vers cela - il ne faut pas éviter cette question - c'est aussi peut-être un risque de ne pas assez investir en recherche-développement dans ce que peut apporter le livre numérique, c'est-à-dire l'immense possibilité de fonctionnalités nouvelles qui seraient associées au livre numérique.

Je suis universitaire et c'est là-dessus que l'on travaille. Nous travaillons au lancement de presses universitaires dans mon université, qui n'en avait pas jusqu'ici. C'est vrai que nous travaillons à l'idée que ces presses universitaires soient d'abord du livre numérique, avec des sorties papiers, mais avec des fonctionnalités nouvelles qui sont gigantesques. Et ça, c'est la vraie promesse du livre numérique. Merci.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci Madame. On va demander tout de suite l'avis de la librairie française et entendre M. Benoît Bougerol.

M. Benoît BOUGEROL, président du Syndicat de la librairie française (SLF)

M. le président, Mesdames et Messieurs, la librairie française est effectivement un sujet qui tient à coeur pour tout le monde. D'ailleurs, le président Jacques Legendre, en introduisant ce débat, a rappelé l'inquiétude qu'on pouvait avoir par rapport à ces bouleversements économiques sur le rôle de la librairie, non pas par simple compassion pour les libraires que nous sommes, mais parce que notre rôle correspond à quelque chose d'essentiel et de fondamental.

Je préside le Syndicat de la librairie française, qui représente la branche professionnelle des entreprises dont l'activité principale est la vente de livres, donc 2 500 entreprises, environ 12 000 salariés, et pour le syndicat lui-même, environ 600 adhérents. Quand nous défendons notre rôle de passeur, un mot auquel on tient souvent, ce n'est pas par corporatisme. C'est parce que nous considérons que ce maillage du territoire, cette présence du livre pour tous aux meilleures conditions et au même prix, que l'on soit du fin fond de l'Aveyron d'où je viens, à Paris, dans une ville universitaire, une petite ville ou ailleurs, que ce soit le même prix et les mêmes conditions d'accès, et à quelques heures près, avec la même rapidité d'accès. Je rappelle que nous sommes livrés en deux ou trois jours des livres qui manquent, plus rapidement que certains sites Internet. L'ensemble de ces services correspond à une présence du livre, de la lecture et de la culture partout, avec une culture de proximité, qui n'est pas uniquement accessible aux gens qui ont la chance d'habiter dans les centres-villes et les grandes villes universitaires.

Notre rôle, évidemment, peut paraître bouleversé par ces nouvelles technologies. Aujourd'hui, vis-à-vis du livre numérique, on est plutôt confiant. Il y a de nouvelles technologies et de nouveaux supports. Notre rôle de passeur, en soi, n'est pas remis en cause vis-à-vis de cela. En revanche, certes, les modalités de distribution vont être touchées. Il y a beaucoup d'interrogations. Mme Françoise Benhamou faisait allusion au fait que les professions du livre, de manière générale, et les librairies, sont très au fait des nouvelles technologies, de l'informatique, utilisent au quotidien beaucoup d'outils, ne serait-ce qu'au niveau de nos propres bases de données. Je pense aux bases de données Electre, qui sont des outils extrêmement puissants, performants, qui nous permettent de travailler au quotidien. Aujourd'hui, il n'y a pas de réticence vis-à-vis de cela. Je tiens à insister là-dessus, ne serait-ce que parce que beaucoup de libraires se trouvent venir de l'informatique. C'est mon cas. Comme ingénieur informatique, avant d'être libraire, j'ai gardé une forte appétence pour ce qu'on peut appeler le monde technique et technophile.

Nos rôles vont évoluer. Comment vont-ils évoluer ? Je ne sais pas. En revanche, il faut qu'ils évoluent de manière à ce que cette présence et ce maillage du territoire soient maintenus, de même qu'on tient au maillage des bibliothèques, de même qu'on tient à une présence forte par l'ensemble des médias. Internet est l'un des médias, et le téléchargement de livres est l'un des médias possibles, l'une des manières d'accéder à la lecture. Mais la présence physique dans nos villes de lieux de culture, des librairies, que ce soit tous les points de vente du livre, dans notre profession, nous y avons tenu, comme on tient au prix unique du livre. On tient à ce qu'il n'y ait aucun critère interdisant à quelque commerce que ce soit de vendre du livre. Tout commerce peut vendre du livre en France. Il n'y a pas d'obligation de type professionnel, de diplôme ou d'agrément pour cela. Ainsi, il est important qu'il y ait un maillage très fort, et qu'il soit conservé. Il ne faut pas qu'il y ait de déstabilisation économique, c'est une chose, mais surtout, il faut que tout le monde ait accès aux mêmes conditions au livre numérique.

Les choses vont bouger beaucoup. Aujourd'hui, je crois que tous les professionnels se mobilisent sur cette question. Ça fait longtemps qu'on y réfléchit. Ça fait longtemps que le Syndicat de la librairie a publié des documents. On a publié aujourd'hui deux cahiers du Syndicat de la librairie uniquement sur le numérique, le premier il y a maintenant presque quatre ans, et le dernier il y a dix-huit mois. On y réfléchit depuis un certain temps, on se pose beaucoup de questions comme tout le monde. On a vu ce qui est arrivé dans la musique, dans d'autres médias comme le cinéma. On n'a pas beaucoup de réponses, en tout cas pas toutes les réponses. Ce qui nous paraît important à défendre aujourd'hui, c'est l'égalité, non pas l'égalité des chances, qui pourrait quand même être une égalité citoyenne entre les différents acteurs économiques, mais une égalité d'accès de tous à la culture, et une égalité des moyens économiques pour assurer cette diversité.

Or aujourd'hui, intervenir sur le marché du numérique nécessite des investissements extrêmement lourds. Ainsi, même de grands acteurs détaillants du livre - je pense aux grandes enseignes, je ne vais pas parler à la place de mon collègue M. Laurent Fiscal - mais nous avons ensemble, avec M. Serge Eyrolles, président du Syndicat national de l'édition, écrit une lettre au ministre de la culture, M. Frédéric Mitterrand. On avait déjà tenu cette même position lors du dernier Conseil du livre. Nous y avons demandé ensemble qu'il y ait une régulation autour de la notion de prix unique, comprenant d'ailleurs les différentes recommandations, dont celles du rapport auquel a participé M. Jacques Toubon, propositions reprises par le Président de la République, autour d'une notion de prix unique à délimiter.

On parle de prix homothétique, parce que je crois aussi que dans le livre numérique, il y aura beaucoup de déclinaisons. On voit d'ailleurs certaines offres qui commencent à naître autour des bandes dessinées et autres. Il y a les bandes dessinées, les bandes dessinées animées, les produits autour. Ça va beaucoup bouger. Je pense que ça peut être complémentaire à l'offre papier. Moi, je vois ça plutôt comme une chance que comme un danger. Encore faut-il qu'on soit tous à égalité, avec la notion de prix unique, et la maîtrise par l'éditeur des conditions commerciales. En effet, le livre, comme tout produit culturel, est souvent considéré comme produit d'appel par un certain nombre de prédateurs commerciaux. Nous avons connu les hypermarchés, nous avons connu Internet, pour la vente physique de livres. Au niveau du livre numérique, il ne faudrait donc pas que le livre soit une sorte d'attrape-tout, ou d'image de marque culturelle donnée à une enseigne présente sur le net. Il est donc nécessaire de contrôler ce prix. La nécessité d'un taux réduit de TVA s'impose peut-être aussi, parce que c'est le bon moyen aujourd'hui, alors que le marché est naissant et balbutiant, de donner une impulsion réelle. Je pense que tout le monde sera d'accord. L'accès à des outils communs est à prendre en compte. Nous défendons l'idée d'un « hub », d'une plate-forme, d'un outil interprofessionnel permettant à tous de travailler et d'accéder aux mêmes conditions à différents fichiers.

Au niveau de la librairie indépendante, nous sommes très actifs. Nous venons de créer une société de portails pour un portail de la librairie indépendante, avec une quarantaine de libraires qui ont investi ensemble, avec des aides des pouvoirs publics, avec des aides de l'interprofession, de manière à pouvoir être présents, à avoir une place beaucoup plus forte sur Internet. Il ne faut pas oublier qu'il y a aujourd'hui plus de 70 libraires indépendants présents sur Internet parce qu'ils utilisent ces bases de données interprofessionnelles, qui sont celles utilisées par les grands acteurs aussi. Il n'y a pas de miracle, tout le monde utilise les mêmes bases au départ. Ils proposent donc les 600 000 livres disponibles, en magasin et sur le net. Le but est de leur permettre de les proposer ensemble, et proposer ensemble des livres numériques à des conditions et avec des capacités techniques qui soient égales pour tous. En effet, sinon, ce sont ceux qui pourront investir dix millions d'euros qui écraseront ceux qui ne peuvent pas investir le quart du dixième du centième de cette somme-là. Donc l'égalité des outils, l'égalité du prix sont requis pour permettre une bonne diffusion, avec un maximum de diversité au niveau des acteurs, pour assurer un maximum de diversité culturelle. En effet, c'est toujours ce qu'on a souhaité pour que les oeuvres des auteurs, non seulement les best-sellers, mais toutes les 60 000 oeuvres qui paraissent par an soient relayées et défendues. Je pense que c'est ainsi que notre rôle de passeurs sera vivant pour demain. Je vous remercie.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Benoît Bougerol. Vous le savez, vous êtes au Sénat, et l'égalité des territoires trouve toujours ici des oreilles extrêmement attentives. Je passe tout de suite la parole à M. Jacques Toubon, qu'on ne présente pas, mais qui est ici en particulier en tant que co-auteur du rapport « Création et Internet ».

M. Jacques TOUBON, co-auteur du rapport « Création et Internet »

Merci, M. le président. Je vais ce matin, pour beaucoup d'entre vous, simplement rappeler ce que notre mission, composée de MM. Patrick Zelnik et Guillaume Cerutti, en dehors de moi-même, a proposé en ce qui concerne le livre dans l'environnement numérique et le livre numérisé. Très simplement et très concrètement, nous l'avons fait, comme chacun le sait, d'une part en ayant rencontré ceux qui sont autour de cette table et, d'autre part, en ayant la préoccupation de s'inscrire dans une perspective économique, c'est-à-dire dans les trois domaines que nous avons envisagés : la musique enregistrée, le cinéma et l'audiovisuel, et le livre, que nous n'avons pas traité par faute de temps, ni la presse qui relève d'une autre démarche, ni des jeux vidéo - le gouvernement vient de prendre une série de dispositions -, ni le spectacle vivant, qui relève aussi d'une autre perspective.

Mais en tout cas, dans ce que nous avons proposé, nous nous sommes dit qu'il fallait s'efforcer d'aboutir à des modèles économiques qui soient par définition économiques, c'est-à-dire qui comportent en eux-mêmes leur propre équilibre à travers le marché et le consommateur, c'est-à-dire les internautes. Ce qui nous avait été demandé en même temps, c'était que la chaîne de valeurs soit tout au long équitable, et que principalement les créateurs, les auteurs, les compositeurs, les interprètes, les auteurs, les éditeurs, en l'occurrence pour le livre, et les diffuseurs, soient rémunérés, de telle sorte qu'on obtienne le résultat fondamental, que M. Alain Absire a très justement mis devant vous en exergue tout à l'heure, c'est-à-dire la liberté, l'indépendance de la création et de tous ceux qui concourent à l'oeuvre artistique, quelle qu'elle soit.

A partir de là, sur le livre, nous avons essayé d'aller, très concrètement, vers trois idées.

La première idée, je la mets entre parenthèses, parce qu'elle relève de la seconde table ronde. Vous savez que nous avons proposé que la taxe qui est prélevée au profit du Centre national du livre (CNL), et qui sert à financer la numérisation des ouvrages sous droit, soit améliorée, à la fois par l'extension de son assiette aux consommables, et par la possibilité d'augmenter le taux de participation de l'État pour l'aide qu'il verse aux éditeurs pour qu'ils numérisent. C'est un point très important qui est notre troisième proposition dans ce domaine.

La première proposition est d'étendre le prix unique de la loi française, et d'une vingtaine de pays européens aujourd'hui, aux livres numérisés homothétiques, c'est-à-dire simplement ce qui est la traduction numérique d'un ouvrage en papier, sans autre habillage, « adornage », ou création, ou métadonnée. Elle est de s'en tenir à la possibilité de faire adopter une loi qui inscrive pour ce livre homothétique le principe du prix unique, comme la loi de 1981 l'a décidé pour le livre en papier. Nous n'avons pas voulu retenir la formule très peu sûre qui consisterait en fait à étendre l'instruction fiscale qui a été faite après la loi de 1981, dont on aurait pu dire : « étendons-la au livre numérique ». Je pense que c'est peu sûr. Nous n'avons pas voulu non plus rouvrir le débat, bien qu'il ait été largement tranché, notamment l'année dernière à la suite du rapport de M. Hervé Gaymard. Je sais que dans cette maison, il y a des débats au sujet du prix unique de manière générale. Nous n'avons pas retenu l'idée d'amender la loi de 1981. Nous pensons qu'il faut faire un texte très spécifique. Ce serait vraiment la vocation et l'honneur du Sénat de déposer une proposition de loi conforme à ce que nous avons proposé dans notre rapport. Le texte est déjà rédigé à la page 32 du rapport. Je crois vraiment que c'est la voie, et qu'il faut le faire. C'est le sujet dont on parle beaucoup aujourd'hui : il y a grande urgence, parce que nous risquons de voir se produire ce qui s'est produit dans la musique, et ce qui se produit aujourd'hui avec une espèce d'alliance économique et financière, avec d'un côté les quatre majors et de l'autre côté I-tunes. Cela risque de se produire avec les grandes plates-formes, les grands terminaux de diffusion, notamment le nouvel I-pad, du moins s'il est commercialisé et s'il est acheté autant qu'Apple souhaite le vendre. Ce n'est pas garanti parce qu'il fait l'objet de nombreuses critiques et réticences. Ne nous retrouvons pas dans un système où la régulation sera faite par une alliance entre les vendeurs de terminaux, les opérateurs, les abonnements, et probablement un certain nombre de grandes maisons, qui feront passer par là uniquement une quinzaine de « blockbusters » chaque année. Je pense qu'il est impératif que nous introduisions offensivement, nous les Français, mais plus largement les Européens, la régulation à travers le prix unique. Bien entendu, nous avons lu des articles disant : « Apple est en train de mettre en place dans les propositions et les accords qu'il a passés avec les éditeurs américains, des prix de 9,99 euros pour les livres de poche, 14,99 euros pour les livres les plus achetés, etc., et est en train d'installer un prix unique ». Attention ! Le prix unique dont je parle, que nous proposons, c'est le contraire du prix unique que ce système, que les terminaux et les grands éditeurs américains tentent de mettre en place. Ce qu'ils veulent, c'est vendre les livres au même prix, quel que soit le contenu, c'est-à-dire : « livres, yaourts, même combat ! ». Ce qu'en réalité nous proposons, et ce qui a été l'effet du prix du livre en réalité, c'est d'introduire à travers le prix fixé par l'éditeur un prix conforme au contenu, qui n'ait pas le même prix, parce que c'est le même produit, le même objet, en l'occurrence, des bits. C'est en fait un prix qui est unique, sur tel livre, dans toutes les librairies. Mais il est clair qu'il est variable en fonction du contenu. Et je crois qu'il faut bien comprendre que c'est ça le combat en réalité. Je crois que M. Benoît Bougerol et M. Alain Absire l'ont bien entendu. C'est le combat de la diversité. Le prix unique, ce n'est pas, contrairement à ce qu'on dit, et peut-être contrairement à ce que Mme Françoise Benhamou disait ou laissait entendre tout à l'heure, le prix du blocage et de l'uniformité. C'est pour ça d'ailleurs que prix unique est une mauvaise expression, de mon point de vue. C'est un prix fixe, un prix fixé par l'éditeur, mais unique est une mauvaise expression. C'est l'inverse ! C'est le prix de la diversité. Et je crois que là-dessus, il ne faut pas se laisser prendre à l'idée qu'en gros, on pourrait laisser les opérateurs faire la régulation.

La deuxième proposition va naturellement au-delà de ce que je viens de dire sur le prix unique : vous savez que nous proposons une mesure naturellement majeure, qui est d'appliquer le même taux de TVA au livre lorsqu'il est numérique, que celui appliqué aujourd'hui au livre en papier. J'ajoute que cette proposition sur la TVA est une proposition stratégique dans la compétition internationale. En effet, Internet fait l'objet aux États-Unis d'une taxation à taux zéro. Il faut prendre en compte le fait que nous ne pouvons pas établir une stratégie européenne si nous ne traitons pas cette question. C'est si vrai que vous avez vu, il y a 48 heures, annoncer la décision de mettre la France dans la première étape d'une procédure d'infraction sur notre fameuse application du taux réduit de TVA aux abonnements triples, sur le téléphone, Internet et la télévision. Le motif est le suivant : on peut - c'est acté - appliquer le taux réduit à la télévision, mais on ne peut pas l'appliquer à Internet et au téléphone pour des raisons de distorsion de concurrence. Cela veut dire très clairement qu'à travers cette attaque contre notre taux réduit mis en place en 2007, la Commission européenne met en cause complètement l'idée qu'il puisse y avoir une industrie culturelle européenne, et naturellement une diffusion de contenus européens numériques dans des conditions compétitives. Je pense que cette décision est fondamentale, parce qu'elle dit très clairement que nous sommes prêts à être les colonisés des États-Unis d'Amérique dans cette affaire. Ils ont pris tellement d'avance, que de toute façon, ce n'est pas la peine de courir derrière. Laissons faire les schémas qui ont si brillamment réussi et contentons-nous de passer à travers les tuyaux et les logiciels qu'ils veulent bien nous fournir, dans des conditions que l'Autorité de la concurrence voudra bien apprécier d'ailleurs, c'est ce que nous lui avons demandé, les contenus que nous avons mis des siècles et que nous continuons à créer avec notre esprit brillant et nos dons artistiques bien connus.

Je pense qu'il y a une idée du monde, qui consiste à penser que les Européens vont être des danseurs de flamenco, qui vont amuser la totalité de la planète, que nous n'avons plus rien à proposer, que nous n'avons plus aucune capacité d'être économiquement rentables, de manifester une puissance, une identité, une personnalité. Non. L'ensemble du monde viendra à travers Internet s'amuser de nos amusettes. C'est ça le schéma, à mon avis, aujourd'hui C'est naturellement, en particulier, l'enjeu que vous traiterez dans la seconde table ronde, de la numérisation des fonds patrimoniaux, mais aussi des livres.

Voilà ce que je crois, M. le président, être, d'une certaine façon, les implications de ce que nous proposons. Cette affaire du prix unique et de la régulation du livre numérique, c'est quelque chose qui ouvre la perspective, ou en tout cas qui nous interroge. C'est en ce sens que nous l'avons fait, sur un aspect absolument essentiel : quel est le paysage culturel du monde dans les trente ans qui viennent ?

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, mon cher collègue. Vous êtes toujours un peu parlementaire dans l'âme, ministre un petit peu aussi. J'ai noté que vous postuliez également pour une fonction de conseiller technique à la commission de la culture. Vous avez mis un peu de passion dans ce débat. C'est bien utile sur une question que nous abordons avec calme, mais qui nous paraît à tous essentielle. Je vais tout de suite demander à M. Serge Eyrolles, du Syndicat national de l'édition, de nous donner son point de vue. Ensuite, puisqu'on a abordé les perspectives d'avenir, je demanderai à un grand acteur de ce secteur, Google de bien vouloir donner sa position.

M. Serge EYROLLES, président du Syndicat national de l'édition (SNE)

Je crois que ce qu'il faut dire aujourd'hui, c'est que le marché du livre numérique, en France en tout cas, n'existe pas. Je crois qu'il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Le marché existe aux États-Unis d'Amérique. Il s'est fortement développé. Il représente en Angleterre peut-être 4 à 5 %, en France, en 2009, c'est 0,3 %. Mais ce marché, qui tardait à se développer, va commencer à le faire, avec les nouveaux supports qui se développent sur le marché. M. Jacques Toubon a parlé de l'I-pad. Je pense que l'I-pad, qui arrive fin mai en France, va être l'occasion pour ce marché de se développer, et l'occasion enfin de définir des modèles économiques. En effet, pour l'instant, on peut me raconter ce qu'on veut, on peut faire tous les rapports de la terre, mais il faudrait peut-être qu'on reprenne les choses à leur juste valeur, c'est-à-dire d'abord, qu'est-ce qu'un livre numérique ?

Aujourd'hui, il y a un débat sur un livre homothétique. Je crois que personne ne peut discuter de TVA ou de loi sur le prix unique si c'était exactement le même contenu, quel que soit le support. Est-ce qu'un livre homothétique, avec des liens Internet, donc une petite valeur ajoutée, est toujours un livre ? Quand on met du contenu avec de la vidéo, de l'audio et plein de services, c'est vrai que ça demande un peu de travail. C'est ce qu'on fait au niveau du SNE et sa commission numérique. Ce modèle économique passe de toute façon par des aides de l'État. En effet, aujourd'hui, le consommateur, l'internaute, ce qu'il veut, c'est du gratuit. Internet, c'est gratuit. Il n'a pas envie de payer. Il ne paie pas la musique, il pirate. Il l'a piratée longtemps, la vidéo aussi. Maintenant, le livre commence à être piraté, notamment dans le domaine de la BD. Ainsi, le piratage équivaut à donner gratuitement à des internautes des contenus. A terme, c'est la création qui se tarit, quand il y a du piratage. C'est un vrai problème d'auteurs, et de l'interprofession de nos métiers.

Je crois que l'important en tout cas - c'est ce qu'a dit M. Jacques Toubon - c'est que ce prix doit être fixé par l'éditeur. On l'a vu avec un autre opérateur américain, qui a voulu brader le marché, vendre à perte. A partir de là, il n'y a plus du tout de modèle. Ça c'était l'intermédiaire. Si le prix est fixé par l'éditeur, et si on traite les diffuseurs de la même façon qu'on traite les libraires, parce qu'on a besoin que les libraires s'adaptent aussi à ces nouveaux modes de diffusion et qu'aujourd'hui, il y a de nouveaux opérateurs au niveau de la diffusion, il faut qu'on les traite normalement. Il faut que chacun s'y retrouve. Je pense - ça peut être un débat - qu'il faut que le prix final soit inférieur au prix du livre papier, s'il y a la TVA réduite, parce qu'il n'y a pas de frais de distribution, puisqu'il y a des frais de stockage allégés, etc. On doit pouvoir arriver à un prix inférieur. Mais il ne faut pas tomber sur des livres qui soient vendus à perte.

M. Alain Absire le disait très justement : sur les auteurs, il faut trouver un moyen de les rémunérer. Alors comment rémunère-t-on un auteur quand c'est du feuilletage, quand ce sont des clics sur un chapitre, quand ce sont des livres en entier, quand c'est une partie ? L'avantage du livre numérique, c'est qu'il n'y a pas besoin de le lire dans sa totalité. Je ne parle pas des romans, mais d'autres domaines, dont l'universitaire, les sciences humaines et le professionnel. C'est un accès rapide à de la connaissance sélective. Comment cela se rémunère-t-il ? Est-ce que c'est un forfait, est-ce que c'est au clic ? Je crois qu'il y a vraiment beaucoup d'éléments en train de se discuter. On le fait avec beaucoup de sérénité comme le disait M. Alain Absire, parce que le marché, qui n'existe pas, va sûrement exploser en 2010-2011. Les grands opérateurs aujourd'hui sont étrangers. Il faut aussi qu'on ait une offre européenne et française. Il n'est pas normal que l'internaute aille sur vingt-cinq plates-formes pour trouver le contenu qu'il souhaite. Il faut que tout cela soit géré de façon intelligente. M. Alban Cerisier, qui représente Gallimard, mais qui est aussi à la commission numérique, en parlera beaucoup mieux que moi. Il faut faire dans la simplicité.

Je crois que l'enjeu est aussi de pouvoir numériser. Quand on parle de numérique, il faut numériser. Pour numériser, il faut des normes, il faut des standards, il ne faut surtout pas des formats propriétaires. On ne peut pas avoir pour chaque support une numérisation différente. Il faut qu'elle soit universelle. Donc aujourd'hui, pour cela, on a commencé avec des formats simples. Après, ça a évolué, ça a encore évolué récemment. Ça évoluera encore. Tout cela a un coût. C'est cher. Ça coûte plus cher de numériser un livre que de le fabriquer sous forme papier. Pour l'instant, il y a une politique numérique, au niveau du CNL, au niveau de l'État, et au niveau de la direction du Livre, qui a été mise en place, et qui nous aide à numériser nos livres aux formats les plus au point aujourd'hui. Après, il va falloir voir, parce que pour l'instant, 40 000 livres sont numérisés en France, donc consultables, et il y a un million de livres disponibles en France.

Je ne peux pas m'empêcher de parler de ce que fait Google, en numérisant nos livres - je parle des livres sous droits - sans notre autorisation, et en continuant malheureusement à le faire. En effet, c'est une attaque au droit moral français et à la propriété littéraire. Je ne peux pas m'empêcher de le dire, mais je sais qu'on trouvera des solutions quand même, parce qu'on ne peut pas ne pas en trouver. Aujourd'hui, je pense qu'il faut qu'on garde raison. Il faut qu'on n'aille pas dans tous les sens. C'est l'avenir de nos métiers. Nos métiers vont complètement changer. Aujourd'hui, quand on va faire un livre avec un auteur, quel qu'il soit, on va lui demander de le faire dans sa version traditionnelle. On va également lui demander, l'aider à le faire avec une version numérique, avec beaucoup de choses autour, pour que les nouvelles générations, qui n'ont pas été habituées à lire beaucoup de livres, mais qui ont été habituées à jouer aux jeux vidéo et à d'autres choses, puissent revenir à ce qui fait notre civilisation. Merci.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Serge Eyrolles. Si vous le permettez, j'aimerais rappeler à ce moment du débat que vous avez été nombreux à souhaiter intervenir et participer à cette table ronde. Nous avons été heureux de ces nombreuses propositions d'intervention. Il est cependant souhaitable que nous nous en tenions dans la mesure du possible à cinq minutes chacun, pour que la salle et les membres de la commission puissent poser des questions. Je rappelle aussi que le débat sur la numérisation est le deuxième débat de la matinée. Sur le premier point, votre témoignage, M. Philippe Colombet, vous qui représentez le projet Livres Google, nous paraît important. Je vous donne donc la parole.

M. Philippe COLOMBET, directeur du projet Livres pour Google France

Merci, M. le président. Mesdames, Messieurs, c'est toujours un plaisir de venir expliquer ce qu'on fait devant la représentation nationale. On l'a fait à plusieurs reprises, et à chaque fois que vous nous inviterez, aussi Américains soyons-nous, nous viendrons.

C'est clair que l'entreprise que je représente a vraiment contribué dès 2004 à susciter tous ces débats et toutes ces questions sur l'avenir du livre. C'est vrai qu'entre 2004 et 2010 les choses ont bien changé. Je pense qu'acteurs privés, acteurs publics, auteurs, éditeurs et libraires, se sont vraiment emparés du numérique. Cela tombe bien, parce que, comme le soulignait M. Serge Eyrolles, s'il est embryonnaire, le marché du livre numérique est en train de se développer. On peut penser que dans quelques années, il compte et constitue un élément de développement pour la filière du livre.

Je voudrais partager avec vous, pour nourrir votre réflexion, ce qui me semble être des tendances de l'usage du numérique, et parler finalement de ceux qui sont prêts à acheter les livres numériques. En effet, il y a une bonne nouvelle : dans les pays où ça se développe, il y a des gens qui sont prêts à consacrer un budget au livre numérique. L'enjeu pour la filière est bien de satisfaire ces clients et futurs clients.

Que veulent-ils finalement ? Ce dont on s'aperçoit, et ce qui est une donnée importante à prendre en compte dans toute la filière, c'est qu'il y a une très grande diversité d'usages du livre numérique. Cette diversité d'usages est liée à différents terminaux. Ces terminaux sont aussi variés que les téléphones portables, des lecteurs à encre électronique dédiés au livre, des tablettes numériques, dont l'I-pad est une des manifestations, des micro-ordinateurs - je pense notamment au monde étudiant, aux universitaires et aux professionnels - et même des consoles de jeux, puisqu'un certain nombre d'expériences a lieu sur le territoire français.

Par rapport à la musique, ce qui me semble ne pas advenir, c'est un lecteur universel, une consultation unique, comme le lecteur MP3 ou l'I-pod. Au contraire, il y a cette variété de supports. Chaque fois qu'une innovation technologique amène un support, il y a de nouvelles catégories de livres qui sont concernées. Je pense que la tablette multimédia permet d'envisager la lecture de romans, de livres pratiques, de BD, de livres pour la jeunesse, alors que d'autres supports comme le micro-ordinateur et la tablette à encre électronique limitaient ces usages.

Toutefois, la question qui se pose finalement au regard de cette diversité des supports, c'est l'intérêt et la protection du consommateur face à la guerre des formats. Est-ce qu'aujourd'hui, en achetant un livre numérique sous tel format, à telle configuration, je pourrai le lire demain, dans six mois, dans deux ans, dans trois ans, avec un nouveau micro-ordinateur, avec une nouvelle tablette, avec un nouveau lecteur à encre électronique ? Si je ne peux pas le faire, j'estime que mon investissement de 10, 15 ou 20 euros aura été finalement fait, non pas en pure perte, mais en tout cas de manière beaucoup moins pérenne que l'achat d'un livre papier, que je peux, sauf détérioration rapide du papier, transporter avec moi lors de mes différents déménagements et finalement conserver de par-devers moi. Donc cela me semble extrêmement important que celui qui rémunère toute la filière du livre numérique, c'est-à-dire l'acheteur, ne soit pas celui qui fait les frais d'une guerre de formats et de systèmes fermés.

Un certain nombre de systèmes fermés vont voir le jour ; or Google, dans sa plate-forme de vente de livres numériques, prône les bénéfices d'un système ouvert, parce qu'on pense que toute la filière peut s'y retrouver : les auteurs, en termes de diffusion la plus large possible de leur pensée et de leurs oeuvres, quels que soient, finalement, les différents systèmes ; les éditeurs, qui dans un système ouvert ont la possibilité et la volonté sans doute de fixer le prix, de négocier les droits numériques vis-à-vis des auteurs, et donc d'être au coeur de cette stratégie de distribution numérique ; et enfin les libraires, parce que le pari que nous faisons, c'est de permettre à tout libraire, quelle que soit sa taille, quelle que soit sa capacité d'investissement, d'être revendeur de la solution de livre numérique que nous allons mettre en oeuvre, et d'être revendeur avec un catalogue qui peut aller bien au-delà du catalogue physique qu'il est capable de distribuer dans sa librairie.

En résumé, Google va être un des acteurs du marché du livre numérique dans différents pays dont la France, et ceci dès 2010. Je pense qu'on peut avoir un apport décisif, car nous voulons un système ouvert, qui n'enferme pas l'internaute dans une guerre des formats, et qui fait en sorte que celui qui finance la chaîne et la filière économiques du livre numérique par l'achat de ces livres numériques fasse, avec l'achat d'un livre numérique, un achat pérenne, qu'il puisse réutiliser dans le temps indépendamment des matériels qu'il utilisera. Je vous remercie.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Philippe Colombet. Après votre maison emblématique des débats actuels, je vais donner la parole à une autre société tout à fait emblématique, et qui compte beaucoup pour nous en France, les éditions Gallimard. M. Alban Cerisier, si vous pouviez nous donner votre point de vue.

M. Alban CERISIER, responsable des Archives, Editions Gallimard

Merci, M. le président. Mesdames, Messieurs, je parle effectivement au nom des éditions Gallimard. Je suis attaché à la direction des éditions, en charge du développement numérique. Je suis également membre de la commission numérique du syndicat national de l'édition. J'ai participé au rapport qu'a remis M. Marc Tessier au ministre de la culture et de la communication.

Quelle est aujourd'hui la situation en France pour le marché du livre numérique ?

Au niveau de l'offre, d'abord, les éditeurs s'organisent. Depuis près de quinze ans, les contrats qu'ils signent avec les auteurs, français du moins, couvrent explicitement les droits numériques, voire, pour les plus récents, les modalités de rémunération liées à leur exploitation. Depuis deux à trois ans, on commence réellement à s'organiser pour produire, gérer, modifier, faire évoluer les fichiers propres à la lecture numérique, qui sont au fond des états modifiés, transformés, de leurs fichiers sources, jusqu'alors le plus souvent gérés par leurs fournisseurs. Depuis peu également, ils se sont dotés de structures de distribution numérique. Gallimard s'est associé avec le groupe Flammarion et le groupe la Martinière-le Seuil, pour qu'il y ait une structure de diffusion numérique, qui est Eden Livres. Elle leur permet d'assurer eux-mêmes un premier niveau d'exploitation commerciale de leurs titres, soit en direct pour certaines de ces plates-formes, soit, et c'est la philosophie d'Eden Livres, en passant par un réseau de revendeurs déployés par la librairie traditionnelle ou de nouveaux entrants. Ainsi, aujourd'hui, l'offre éditoriale française numérique commence à s'étoffer sérieusement et des programmes de parutions numériques s'ajoutent à ceux du papier simultanément. Ils sont traités comme tels par des équipes dédiées, des structures internes des éditeurs, des structures de diffusion traditionnelles.

Des freins demeurent certes, notamment pour la négociation des droits auprès des éditeurs étrangers - c'est un point sur lequel on avance - ou le traitement des oeuvres illustrées au niveau des droits. Cependant, les choses évoluent. On peut noter une véritable progression de l'offre réelle, notamment ces mois derniers. Les mois qui suivront vont confirmer au fur et à mesure la normalisation des processus en interne. Quant aux fonds anciens ou récents des éditeurs, ce n'est pas simple. La problématique liée au coût et à la numérisation rétrospective s'articule nécessairement avec la possibilité d'exploitation réelle des oeuvres. Ce point-là, souvent ingrat, est largement sous-estimé. La question de la fixation rétrospective des conditions de rémunération des auteurs s'ajoute. Il y a là un frein incontestable au déploiement rapide de l'offre numérique globale, exhaustive. La question des oeuvres effectivement exploitées en format imprimé se pose également pour leur mise en exploitation numérique. En effet, les droits ne sont pas forcément acquis explicitement dans les contrats éditoriaux en termes de conditions de rémunération et d'assises de rémunération.

Au fond la question n'est pas : « Faut-il tout numériser ? » mais plutôt « Comment faut-il s'organiser au mieux pour répondre dans les meilleurs délais à notre souhait commun de voir ces oeuvres numérisées exploitables en ligne par les éditeurs ? ». Chez Gallimard, nous signons tous les jours des avenants aux contrats anciens, afin de nous permettre et de nous mettre en situation effective de faire bénéficier toute la chaîne, lecteurs, libraires, bibliothèques, éditeurs, auteurs, de la remise au jour de cette aussi fantasmatique que fantomatique zone grise.

Vue du lecteur, la chose n'est pas simple. L'offre numérique paraît aujourd'hui singulièrement éclatée et peu accessible, du moins en France. Certains portails de libraires ne peuvent proposer aujourd'hui selon la solution d'e-books stores, c'est-à-dire la solution de vente de livres qu'ils ont retenus, la totalité des catalogues de livres numériques disponibles. Mais la raison n'est pas à nos yeux, comme on l'a trop souvent dit, la multiplicité en tant que telle des circuits de distribution. Celle-ci, dans l'architecture déconcentrée du Web, peut être un obstacle. Mais il ne s'agit au fond que de volonté. Veut-on ou non imposer aux revendeurs une solution clé en mains, incluant services et catalogues, exclusive de toute autre ? Veut-on, en d'autres termes, viser techniquement et commercialement les e-books stores des libraires et capter ainsi une part complémentaire de valeur, en conditionnant l'accès aux catalogues à l'adoption d'une solution livrée, encore une fois, clés en main ? Il y a là, à nos yeux, une dangereuse tentative d'intégration verticale. Cette hypothèse, dont on a vécu douloureusement les conséquences pendant au moins deux ans, semble aujourd'hui appartenir au passé. Les travaux sont en cours. D'autres le sont également, qui, très prochainement, vont permettre aux libraires d'accéder, d'afficher, d'exploiter, sans exclusivité, de façon homogène et satisfaisante pour le consommateur final, les catalogues numériques de l'édition française. C'est une avancée considérable, que nous appelons tous de nos voeux, et qui mettra définitivement notamment le réseau de libraires traditionnels en situation d'être des acteurs du marché numérique, tant sur le portail web que sur des applications mobile, ou, comme c'est déjà le cas, en magasin.

Mais la deuxième raison de ce retard relatif d'émergence de l'offre française sur les réseaux, on l'a trouvée dans la manière de résistance que les éditeurs nationaux ont affichée jusqu'à ce jour, collectivement, à l'égard des grands acteurs anglo-saxons de la vente de livres numériques. Pourquoi n'y a-t-il pas d'offre française sur Kindle, même si on peut répondre que l'environnement français de Kindle n'est pas disponible à ce jour ? Qu'en sera-t-il demain sur l'I-pad, la tablette HP, la DS XL, la PSP et sur le portail de ventes de Google Livres ? C'est un désaccord de fond sur le modèle qui a expliqué ce qui a été interprété à tort comme un retard à l'allumage de l'édition française, notamment à l'égard de Kindle. Un système où l'éditeur n'est pas en situation de maîtriser sa valeur, c'est-à-dire de fixer son prix, et partant, de maîtriser la façon dont il va rémunérer la création, en laissant la possibilité à un tiers de fixer le prix de vente des biens qu'il exploite, c'est, à nos yeux, profondément contradictoire avec ce que nous avons accompli en France pour préserver la diversité éditoriale. Tant qu'un seul acteur était en mesure de proposer un tel service, Amazon, pour ne pas le citer, il paraissait évident qu'il y avait là une tentative de préemption d'un marché. Elle représentait également un risque important pour la pluralité et la représentativité de l'offre. Certes, l'affaire pouvait être tentante, dans la mesure où le service est extraordinairement efficace, très orienté consommateur - c'était là son intérêt - et où la rémunération des éditeurs était adossée à un prix catalogue, et non au prix de vente réel.

Il n'empêche que cette vision n'est pas la nôtre. Elle contrevient au principe de pluralité du marché, qui a toujours soutenu, et soutiendra encore la défense active de la diversité éditoriale. Nous avons donc résisté collectivement à cette vision du marché du livre numérique, reposant sur une logique de conquête de parts de marché et d'intégration verticale de la chaîne. L'enjeu est doublement important, tant à l'égard de la maîtrise de notre valeur que de celle de la rentabilité globale de nos maisons, qui, comme vous le savez, traditionnellement en France, tiennent une part de leur équilibre à la maîtrise de leur outil de distribution. Il faut donc se méfier du terme de désintermédiation. Je parlerai plutôt d'une tentative de captation de la médiation, en un point unique, ce qui laisse de nous inquiéter à plus d'un titre, économique, social et culturel.

Enfin, l'arrivée de nouveaux acteurs et le développement de la concurrence ont été d'une certaine manière bénéfiques à ce débat. Nous avons gagné à attendre de fait le débat de la maîtrise du prix du livre par l'éditeur. Il a changé ces derniers mois. Les acteurs aval, par leur multiplication même, ont été contraints d'assouplir leur position. On l'a vu aux États-Unis d'Amérique. Le mécanisme de contrat de mandat, ou de contrat d'agence, imaginé avec les libraires en France, a porté ses fruits. Il nous a permis à ce jour, dans le cadre d'Eden Livres, mais aussi d'autres plates-formes de distribution, de déployer une offre, dans le cas d'Eden Livres, auprès d'une cinquantaine de libraires et d'enseignes. Cette offre est d'ores et déjà disponible. Elle a été, ou tend à l'être, adoptée par les grands acteurs anglo-saxons. C'est un élément clé du débat qui risque de faire évoluer les positions dans un avenir assez proche.

Pour autant, tient-on là une solution miracle ? A quel point ce contrat est-il sécurisé et sécurisant ? On sait qu'il est au fond très contraignant. Ça a été très bien montré par l'avis de l'Autorité de la concurrence sur la plate-forme de commercialisation : il contrevient d'une certaine façon au dynamisme promotionnel laissé à la main du revendeur. Pour autant, aujourd'hui, nous en avons besoin, tant pour préserver la valeur de la chaîne, que pour nous garantir le caractère vertueux du couple pluralité commerciale-diversité éditoriale. Face à cet enjeu, face à cette situation insatisfaisante à terme du contrat de mandat, une solution s'impose : celle d'une régulation urgente sur le prix du livre numérique, tant en termes de fixation que d'unicité. C'est à cette régulation que nous appelons aux éditions Gallimard, pour le bon développement d'un marché égal dans sa pluralité et également dans un marché dynamique. En effet, paradoxalement, ce sera une des conditions pour que les acteurs de la vente du livre numérique et les plates-formes de commercialisation aient toute l'initiative pour mettre en oeuvre une véritable promotion et une véritable conception d'offre numérique.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, Monsieur, pour ces prises de position claires. Nous allons maintenant donner la parole à un petit éditeur, M. Alain Gérardin, fondateur de la maison d'édition « Les oiseaux de papier ».

M. Alain GÉRARDIN, fondateur des Editions « Les oiseaux de papier »

Je suis sensiblement moins connu que les éditions Gallimard. Je suis un ancien financier parisien reconverti en écrivain-éditeur breton quelque part au coeur de la Bretagne, à Ploërmel, Morbihan. « Les oiseaux de papier » ont quatre ans et demi d'activité et une cinquantaine de livres au catalogue.

En préparant cette table ronde, j'ai surtout voulu témoigner du vécu d'un homme de terrain, qui côtoie journellement des auteurs, les lecteurs, et tous les acteurs de la chaîne des métiers du livre. C'est cette pratique qui me conduit à ce que je vais vous dire. On associe aujourd'hui comme des aimants les deux termes, comme un mariage évident : « livre numérique ». Moi, je voudrais les dissocier. Je vous parlerai donc du livre, de la crise du livre qui est tout à la fois structurelle et conjoncturelle.

Elle est structurelle, lorsque 60 000 livres sont édités avec leur réédition tous les ans, et lorsque près des trois quarts de ceux-ci sont pilonnés. Il s'agit avant tout d'occuper le terrain, d'occuper des mètres linéaires et de prôner davantage le quantitatif que le qualitatif. Le livre, comme beaucoup de choses, est devenu une sorte de Kleenex, dans une société qui l'est également, qui prend et qui jette. Bien évidemment, je crois que tout le monde s'accordera à dire que c'est regrettable. Quant aux libraires, représentés ici, je les côtoie évidemment tous les jours. Sont-ils des libraires conseillers, comme ils l'étaient avant ? Ne sont-ils pas devenus des étalagistes ? En effet, chaque mois, l'office des grands éditeurs vient chasser les livres en rayon. Le livre a une espérance de vie d'un mois et demi, deux mois, trois mois au maximum. Quelques best-sellers viennent cacher et masquer le problème, effectivement. Ainsi, les livres se vendent, mais de façon très inégale. C'est évident.

Conjoncturellement, il n'est pas utile de rappeler la crise économique qui touche les ménages. La conséquence, puisque le livre n'est quand même pas un produit de première nécessité, est que les gens y regardent à deux fois. Le prix du livre devient effectivement déterminant.

Quant au numérique, est-ce une vraie réponse à un vrai besoin ? Quelle est sa réelle utilité ? N'est-il pas, ou ne pourrait-il pas être, si on n'y prenait garde, une sorte d'échappatoire pour éviter de répondre effectivement au problème du livre papier ? Est-il intéressant de se promener avec une liseuse qui contient 1 000, 5 000, 10 000 livres dans son sac ? Moi, je ne trouve pas, mais enfin il y a des avantages, c'est évident, pour des gens qui ont des problèmes de vue. La liseuse est aussi avant tout un bon produit de stockage. En sondant le terrain - je ne voudrais pas paraître trop rétrograde -, mais j'ai trouvé peu de lecteurs prêts à lire sur une liseuse, aussi techniquement aboutie soit-elle. Le lecteur est fondamentalement attaché, viscéralement attaché au livre papier, un compagnon que l'on invite dans son intimité, que l'on installe sur sa table de nuit, ou que l'on expose dans sa bibliothèque. Le livre papier a donc de beaux jours devant lui, et je ne pense pas que le livre numérique puisse se substituer à ce livre papier. Je n'y crois pas.

En revanche, je crois effectivement que les technologies de pointe peuvent s'associer au livre papier en complémentarité. Et là, il me semble que c'est une innovation, une possible révolution. Personnellement, au niveau des « Oiseaux de papier », nous nous sommes alliés à deux jeunes sociétés, pour associer justement ce livre papier à des technologies de pointe, en particulier la réalité augmentée. Il y a des outils, comme la téléphonie mobile, Internet et la télévision numérique, pour proposer un package de l'ensemble et essayer, en complémentarité, de transformer le livre papier en un livre vivant. Cela me paraît être une inévitable innovation.

En conclusion, avant toutes choses, il me paraît dangereux de pratiquer systématiquement la fuite en avant, évitant de régler les problèmes, en particulier ici le problème du livre. Dans notre système, on change facilement de standard. Tous les deux ans un objet chasse l'autre. Tout est consommable, ce qui a pour conséquence de continuer à faire tourner autant que possible la machine économique. Mais la vraie question qu'il faut toujours se poser est la suivante : quelle est l'utilité des choses ? Ce que je fais, ce que j'imagine, ce que je propose est-il une vraie réponse à un vrai besoin ? Merci.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, Monsieur, pour ce témoignage qui est aussi un plaidoyer pour le livre tel que nous l'aimons. Je vais maintenant donner la parole à un dernier représentant de la profession, M. Laurent Fiscal, président du Syndicat des distributeurs de loisirs culturels.

M. Laurent FISCAL, président du Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC)

Bonjour. En tant que président du Syndicat des distributeurs de loisirs culturels, je représente les enseignes telles que la FNAC, Virgin, Cultura, le Furet du Nord, ou le réseau de librairies Decitre dans la région lyonnaise. C'est à peu près 300 points de vente, près de 20 000 emplois et environ 30 % du marché du livre.

J'aimerais vous remercier de donner aux grandes surfaces culturelles spécialisées l'opportunité de présenter leur vision du marché naissant du livre numérique, et préciser que les enseignes que je représente ont d'ores et déjà fait le choix d'offrir des livres numériques en téléchargement sur leur site de commerce en ligne. C'est un choix qui est naturel à la base, puisqu'il s'appuie sur l'expérience ancienne, pour certaines enseignes françaises, de la vente de musique. C'est un choix qui se veut également complémentaire de la vente de livres physiques en magasin, puisque les deux produits seront amenés à coexister encore pendant longtemps. Nous pensons que le développement du marché du livre numérique passe par la capacité des librairies indépendantes, mais aussi spécialisées, à attirer sur de nouveaux usages la clientèle la moins familière de ces nouveaux outils. Or ce qui fait la force et la vigueur du marché du livre physique en France, est l'alliance objective des libraires vers le but assigné par la loi Lang, c'est-à-dire une concurrence par la diversité de l'offre et de sa qualité, et non par le prix. C'est dans cette logique. Cette logique doit perdurer sur le marché du livre numérique. C'est pourquoi nous avons pris publiquement une position commune en début d'année, avec nos homologues du Syndicat de la librairie française (SLF), pour réclamer l'application d'un mécanisme de prix unique pour la vente dématérialisée.

Nous pensons qu'un tel mécanisme doit être propre au livre numérique, pour que l'offre de livres corresponde au plus près à l'attente du public, et qu'elle reflète la richesse de l'innovation technique. Le marché et ses acteurs ont besoin de ces nouveaux formats de livre, qui intègrent les innovations techniques, et d'un prix unique, qui permette de les intégrer pleinement dans la filière du livre. Une possibilité serait aussi d'appliquer le prix unique au livre homothétique, et des contrats de mandats, pour les formats intégrant les nouveaux développements techniques. Mais un tel système a ses limites. En effet, il ne doit pas pour autant déposséder le libraire de son rôle auprès du public, ainsi que l'avis récent de l'Autorité de la concurrence le laisse présager dans son analyse du contrat d'agent.

Nous souhaitons par ailleurs une harmonisation des taux de TVA pour le livre physique et le livre numérique. Cette discrimination du livre numérique n'est pas de nature à permettre le développement du marché. De plus, elle est inique, parce que certains prestataires établis sur le territoire d'autres États membres bénéficient de taux plus attractifs, ainsi que le rapport de la commission des finances du Sénat l'a récemment illustré. Il est très important pour nous que les pouvoirs publics permettent d'éviter les comportements prédateurs, tels que la vente à perte des contenus en vue de l'acquisition de parts de marché, ou l'utilisation de l'offre de livres comme simple produit d'appel pour la vente de matériel et d'abonnements télécom. Ce fut malheureusement le cas sur le marché du téléchargement de la musique.

Ainsi, les libraires indépendants ou réseaux spécialisés vont renforcer leur rôle de préconisation et de médiation envers le public, participant ainsi au développement du marché du livre numérique. Toutefois il est clair que l'offre doit être accessible de manière libre et égalitaire. Par conséquent, nous sommes fortement pour la suppression des moyens techniques de sécurisation, DRM (gestion des droits numériques) pour les ventes de manière définitive. Les libraires du SDLC, que je représente, avec les libraires du SLF, préconisent clairement la création d'un « hub » numérique dédié à la gestion des flux de données entre les entrepôts des éditeurs et les services en ligne. Il est très important pour nous que la partie aval du marché des produits culturels soit pleinement reconnue comme une partie intégrante de l'économie numérique. En effet, notre activité touche à l'emploi comme à l'aménagement du territoire. L'Europe doit résoudre le détournement des règles d'établissement et des prestations de service de manière anticoncurrentielle. En effet, on ne peut pas imposer aux libraires français d'appliquer des contrats de mandat, dont l'équité fait déjà débat, et une fiscalité désavantageuse, dès lors que leurs concurrents directs internationaux et concurrents du marché domestique y échapperaient.

Enfin, sur le plan du marché national, il faut soutenir la filière de la librairie dans le monde du numérique. En effet, c'est justement le moment où aujourd'hui on pourrait en théorie s'en passer autant techniquement que commercialement. Merci.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci Monsieur. Nous allons maintenant terminer cette première table ronde en entendant d'abord la position du ministère de la culture, M. Nicolas Georges, directeur chargé du livre à la direction générale des médias et des industries culturelles. Ensuite, je donnerai la parole à M. Thierry Tuot, qui est membre du collège de l'Autorité de la concurrence.

M. Nicolas GEORGES, directeur chargé du livre à la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC)

Merci, M. le président. Je prendrai donc mon rôle de régulateur en la matière dans cette table ronde. En effet, la loi sur le prix unique du livre physique est une création du ministre de la culture, en 1981. C'est le même ministère de la culture qui l'administre encore aujourd'hui. Votre collègue, le sénateur M. Yann Gaillard, dans son rapport récent sur l'économie et la chaîne du livre, a dit que cette matière avait fait l'objet de très nombreux rapports, le sien compris, que d'ailleurs, ces derniers temps, le ministère de la culture et d'autres autorités avaient joué leur rôle, l'État en particulier, d'éclaireurs de l'avenir en la matière.

C'est autour de cette notion d'éclairage que je voudrais m'arrêter quelques instants et rappeler une certaine chronologie en la matière. En effet, les choses changent très rapidement du point de vue du numérique. La table ronde organisée par vos collègues de l'Assemblée nationale, au mois d'octobre-novembre, nous donne un jalon relativement intéressant en la matière, et nous permet de mesurer le chemin parcouru, autour d'une césure chronologique que je situerais personnellement à la fin de l'année 2009 ou au début de l'année 2010, en tout cas au moins en janvier 2010. Il me semble que c'est alors que les choses ont basculé sur ce sujet.

Nous avons lancé le point de départ de notre réflexion relativement tôt. Le rapport de M. Bruno Patino devait étudier les conditions de l'émergence d'une offre de livres numériques dans des conditions équilibrées pour la chaîne économique du livre. Bruno Patino avait déterminé trois points, tout à fait sensibles de notre point de vue, qui nous ont servi de feuille de route pour l'année 2008 et l'année 2009.

Il s'agissait de dire dans un premier temps que l'intérêt et l'important, pour éviter une destruction de valeur telle que la chaîne du disque l'a connue, était de faire en sorte que le système qui marchait dans l'univers physique, c'est-à-dire la fixation par l'éditeur du prix pour l'ensemble de la chaîne du livre, soit maintenu. Le but était d'éviter le discours selon lequel la responsabilité de la maîtrise du prix se situe vers l'aval, autrement dit, vers les revendeurs, avec l'émergence d'acteurs extrêmement puissants - il y en avait un, la société Amazon à l'époque - qui auraient d'une part déterminé le prix, d'autre part capté l'essentiel de la valeur, comme ça s'est fait dans d'autres chaînes économiques de produits culturels.

Deuxièmement, pour arriver à cette maîtrise du prix, il pouvait y avoir plusieurs solutions. Il y avait dans l'univers physique une loi, qui est une grande loi, qui fonctionne très bien. M. Hervé Gaymard l'a rappelée dans son rapport récent sur la loi sur le prix unique de 1981. Était-elle adaptable à l'univers numérique ? M. Bruno Patino semblait plutôt répondre par la négative. Fallait-il imaginer à cet égard d'autres solutions ? C'était vers cette loi que le rapport Patino s'orientait, en particulier vers la voie contractuelle, et non pas normative. Plusieurs ont cité récemment la voie du contrat de mandat. Il permettait effectivement à l'éditeur de contracter avec son revendeur, dans des conditions de tarification particulières, qui lui permettent de garder la main ; contrat de mandat utilisé dans d'autres secteurs d'information, en particulier dans le secteur de la presse.

Enfin, le troisième élément important - je rends grâce à M. Jacques Toubon de le dire - est qu'il faut séparer la problématique de la fixation du prix par l'éditeur, de celle du niveau de prix auquel serait tarifé le livre dans l'univers numérique. Le prix unique est quelque chose de très trompeur. Dans l'univers physique, il n'y a pas de prix unique. Un livre sort à tel prix. Il peut être décliné en poche plusieurs mois après. En club, effectivement, vous trouverez les mêmes contenus à des prix différents. L'essentiel est que l'éditeur fixe la valeur et que cette valeur, une fois fixée pour tel revendeur, soit applicable à l'ensemble des revendeurs.

Nous avons creusé la question et saisi l'Autorité de la concurrence, qui a rendu un avis extrêmement apprécié et intéressant au mois de décembre dernier, me semble-t-il. Cet avis a été mal interprété par la presse. La presse a dit que l'Autorité de la concurrence s'opposait à une loi sur le prix unique. C'était tout à fait faux. L'Autorité de la concurrence a dit un certain nombre de choses. Elle a dit que la loi de 1981 n'était pas du tout illégitime dans l'univers numérique. Il y a un objectif public de diversité culturelle à asseoir. D'une certaine manière, cette loi peut l'asseoir également dans l'univers numérique. Simplement, sa légitimité pose effectivement davantage de questions dans l'univers numérique que dans l'univers physique, et se pose la question de chronologie. Crée-t-on une loi sur le prix unique du livre numérique pour l'ensemble des contenus numériques produits par les éditeurs, alors que nous risquerions effectivement de bloquer l'innovation dans un marché émergent qui n'existe pratiquement pas ? Autrement dit, la légitimité est certes présente, mais à un ou deux ans, avec une période d'observation et de maturation du marché, qui pourrait s'organiser par la voie contractuelle, qui est en train de fonctionner actuellement entre éditeurs et revendeurs.

Dans l'intermédiaire également, l'Autorité de la concurrence disait qu'une loi sur le livre dit homothétique - un livre homothétique est effectivement un contenu qui peut être transféré dans l'univers physique sans perte de substance tout à fait essentielle - une telle loi pouvait être également légitime.

Ces propos ont été traduits par une déclaration du Président de la République, pour ses voeux au domaine de la culture au mois de janvier dernier. C'est en quelque sorte notre feuille de route. C'est également la césure avec la deuxième partie de mon exposé.

La deuxième partie, ce sont les trois ou quatre mois qui se sont écoulés depuis le début de l'année 2010. Ils ont changé beaucoup de choses, parce que nous voyons cette économie numérique désormais arriver aux États-Unis d'Amérique, en France également.

Si les choses arrivent, le paysage est, du point de vue intellectuel, plus flou également que dans la première période. Pourquoi ? Parce que l'acteur dominant, Amazon, n'est plus seul sur le marché aujourd'hui. Il a des concurrents. Apple a développé une offre, effectivement, et certains éditeurs sont en train de signer en France et aux États-Unis d'Amérique. Google également, société importante, va développer une offre. Autrement dit, il y a une pluralité d'acteurs. On n'a plus un seul acteur en face de soi. Ces acteurs veulent avoir accès à des catalogues larges. Pour l'instant, l'offre est très faible et les acteurs veulent des catalogues larges. Ils sont prêts à faire de nombreuses concessions en matière de fixation des prix.

Ensuite, la concurrence ouvre la voie à la solution contractuelle. Effectivement, aux États-Unis d'Amérique, dans le premier trimestre, une maison comme Amazon, une maison comme Apple, ont donné des conditions beaucoup plus acceptables du point de vue de la fixation du prix. Elles ont permis aux éditeurs de reprendre la main dans la fixation du prix. C'est une voie qui est effectivement regardée avec une certaine satisfaction par beaucoup d'acteurs en France, même si la loi sur le prix unique n'est pas totalement écartée. La voie contractuelle marche bien avec de gros acteurs, mais pose quand même la question de la possibilité de contracter avec de petits et de moyens acteurs. On voit aux États-Unis d'Amérique, d'ailleurs, une certaine rivalité entre Apple et Amazon, pour les catalogues des petits et moyens pour les uns, des gros pour les autres. Ainsi, le paysage est beaucoup plus flou. Des études nous ont permis de montrer qu'effectivement, s'il y avait une certaine unanimité aujourd'hui - ça a été rappelé au Conseil du Livre du 22 mars dernier - pour l'adoption relativement rapide d'une loi sur le prix unique du livre homothétique, une telle mesure n'était pas sans danger ni sans risque politique. Nous sommes dans une enceinte politique, je voudrais d'ailleurs agréer l'attention des sénateurs que vous êtes et des parlementaires que vous êtes sur cette question.

Il y a un premier risque. Nous sommes dans un univers numérique qui est l'univers du gratuit. Or la fixation par l'éditeur, d'une certaine façon, est là pour maintenir un niveau de prix permettant la rémunération de tous les acteurs. Ce niveau de prix n'est effectivement pas le niveau du gratuit. Certains secteurs de l'édition sont aujourd'hui gagnés, effectivement, par des modèles non pas de gratuité, mais de quasi-gratuité. Le secteur de la bande dessinée a lancé au Salon du Livre dernier un grand site qui a vocation à rassembler l'ensemble de l'offre de la bande dessinée de langue française. La tarification se fait à 1,99 euro par fichier. C'est effectivement un prix très bas.

Deuxièmement, quelle définition peut-on apporter par la norme à ce que peut être le livre numérique, sachant que nous parlons de livres homothétiques d'une part, mais que nous savons très bien, d'autre part, qu'il y aura des évolutions vers des contenus plus multimédia, en quelque sorte, dans l'univers technique - le président M. Eyrolles le sait - dans l'univers de l'enseignement, des guides de voyage, dans les ouvrages pratiques.

Enfin, un autre risque tout à fait important est à prendre en compte : c'est celui du caractère national et territorial de la loi. La loi française s'applique sur le territoire français. Nous savons - ça a été rappelé par M. Laurent Fiscal tout à l'heure - qu'un certain nombre de grands acteurs de l'Internet, se sont installés en Europe, là où la pression fiscale (impôt sur les sociétés, TVA) était moindre. Nous savons effectivement que le Luxembourg a une politique avérée de concurrence sur le e-commerce avec l'instrument fiscal. Votre commission des finances l'a bien montré. De ce point de vue, le modèle change. Autrement dit, les grandes sociétés, qui seront les grands revendeurs de demain - et il n'y en aura quand même pas trente-six - ont un modèle qui les amène à demander aux éditeurs non pas la propriété, mais en tout cas la titularité des fichiers numériques, de façon à effectivement pouvoir les installer sur les serveurs et à proposer une offre sans passer par d'autres intermédiaires. Dès le moment où effectivement les fichiers sont sur les serveurs d'Apple et d'Amazon, comment arriverons-nous à imposer à ces acteurs de respecter une loi sur le prix unique, qui, elle, est d'application française ? Cette question de la territorialité est tout à fait importante.

Néanmoins, comme je l'ai dit, nous travaillons actuellement à la définition d'un texte avec l'interprofession, éditeurs, libraires, sur une proposition de loi relative au prix unique du livre numérique. C'est dans notre feuille de route actuellement.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, Monsieur le directeur. Pour terminer, je vais donner la parole à M. Thierry Tuot, qui est membre du collège de l'Autorité de la concurrence et conseiller d'État. Je proposerai ensuite à mes collègues membres de la commission de poser toutes questions aux intervenants. En effet, j'imagine qu'il est difficile d'écouter de si nombreux et de si riches propos en réfrénant les questions qui viennent à l'esprit.

M. Thierry TUOT, conseiller d'État, membre du collège de l'Autorité de la concurrence

Merci, M. le président. En préalable - que je pourrai placer sous l'égide d'Anatole France, qui rappelait dans la « Révolte des anges » que la Révolution nous a légué deux choses atroces, le romantisme et la guerre - ce que nous essayons d'éviter dans le livre numérique, c'est la guerre, où de grands groupes prédateurs envahiraient le territoire de création qui est le nôtre. Ce dont il faudrait nous garder aussi, c'est le romantisme qui consisterait à ne voir que l'acte de création lyrique dans le secret du bureau de l'écrivain, en oubliant que nous sommes face à une économie, l'économie du livre, avec des entreprises qui cherchent à faire des profits, qui emploient des personnes, et fixent des prix attractifs et rémunérateurs de manière à ce que le consommateur en bénéficie. Nous vivons donc dans une économie qui doit fonctionner sur ces principes-là, c'est-à-dire avec un système de concurrence bien régulé, qui permet à tous les acteurs de tirer chacun les bénéfices de sa présence sur le marché. Il ne faut pas l'oublier au moment où nous nous interrogeons gravement sur la question du prix unique.

Ne commençons pas par poser la question du prix unique. Elle ne pourra être qu'une conclusion. Commençons par identifier clairement deux choses, on trouvera les solutions techniques après.

La première chose à identifier, ce sont nos ambitions. Je suis frappé de voir à quel point nous paraissons défensifs. Je parlais de guerre. Nous nous apprêtons à nouveau à gagner la guerre de 1914 comme en 1939, en essayant de reproduire la même ligne Maginot que celle du livre papier. Elle est peut-être efficace, mais il y a sans doute d'autres moyens. Bien sûr, il faut conserver le tissu de librairies indépendantes. Bien entendu, il faut préserver la valeur ajoutée que les éditeurs apportent à leur travail d'assistance à la création. Il faut aussi se demander ce que le livre numérique peut nous apporter, et ce que nous voulons qu'il nous apporte, en défendant des atteintes à notre liberté de création, mais aussi en profitant, par exemple, de ce qui va permettre aux sciences humaines, ou librairies universitaires, de ce qui va permettre en matière de justice sociale, dans l'accès à l'écrit pour les plus modestes, de ce qui va permettre, dans les stratégies de niche, l'accès à d'autres produits, à d'autres créations. Il ne faut pas uniquement s'en tenir à la défense. Fixons donc d'abord clairement nos objectifs avant de nous attacher uniquement à la construction d'une ligne Maginot.

La deuxième exigence préalable est d'arriver à identifier le marché. D'autres l'ont dit beaucoup mieux que moi : nous ne savons pas très bien comment ça marche. Il est vraisemblable que nous sommes en train de quitter, ce qui est assez exceptionnel dans le domaine de l'histoire économique et de la consommation, un marché de biens pour un marché de services. En général, c'est plutôt le contraire qui s'est passé. Est-ce que sur ce marché de services, les acteurs vont se comporter de la même façon ? Est-ce qu'on va acheter la même chose ? Est-ce qu'il y a réellement des risques de substitution ? Quels sont les produits qui sont devant nous ? Est-ce qu'on parle toujours de livres, quand il s'agit de télécharger des sommaires, des mots-clés, des pages, de louer, de réserver, de consulter ?

N'y a-t-il pas de complémentarité ? On a beaucoup parlé du marché du disque. Parlons de celui de la presse. Aucun journal n'est encore mort de son site informatique, bien au contraire. La plupart n'arrivent à accéder aux générations de jeunes lecteurs qu'en passant par les éditions informatiques, parce que les éditions papier ne se vendent plus dans cette catégorie-là de lectorat. Ainsi, avant de nous prononcer sur un prix unique, prononçons-nous d'abord sur l'objet et le produit, ainsi d'ailleurs que sur les acteurs, en nous demandant d'abord ce que les consommateurs veulent. Ils devraient normalement être au coeur de notre démarche.

Si nous arrivons à bien identifier le produit et à bien identifier les acteurs du marché, alors nous pourrons fixer un cadre de régulation. Dans celui-ci, l'objectif n'est pas d'avoir le prix le plus fixe ou le prix le plus bas, mais d'avoir le prix le plus juste, celui qui permette aux acteurs de la chaîne de valeur de trouver leur rémunération, qui permette au consommateur d'accéder aux biens à des conditions normales. Cela veut dire que normalement, c'est la liberté du prix qui permet d'y arriver. C'est là-dessus qu'est fondée la totalité de notre législation économique nationale, européenne et mondiale. Nous ne pourrons y apporter de dérogation - c'était tout le sens de l'avis de l'Autorité de la concurrence, très justement rappelé par le ministère de la culture - que si nous sommes sûrs de l'efficacité du prix unique, si nous sommes certains que les objectifs que nous poursuivons sont de ceux qui ne peuvent être atteints que par le prix unique. Il y a sans doute d'autres moyens complémentaires par rapport à cette idée de prix fixé par l'éditeur en fonction de certains produits, et non pas seulement de prix unique, comme on le dit souvent trop rapidement. Donc ouvrons le débat - ce que vous faites très bien par cette table ronde - identifions nos ambitions, travaillons seulement ensuite aux moyens qui permettront de les atteindre.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, Monsieur. Mes chers collègues, vous avez la parole. Alors parmi les membres de la commission, les sénateurs présents, quelqu'un a-t-il une question à poser ? Mme Mélot, vous participez au groupe de travail, je ne suis pas étonné que vous ayez une question à poser, vous avez la parole.

Mme Colette MÉLOT, vice-présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. le président. Ces dernières années, les lecteurs sont devenus de moins en moins nombreux avec l'émergence de l'audiovisuel. Il semble que les nouvelles technologies puissent apporter un nouvel essor à la lecture. Il semblerait que ces nouveaux modes de lecture puissent être une chance. Pourtant, - comme cela vient d'être mentionné par les nombreux participants de cette table ronde, qui nous ont vraiment apporté des éléments de réflexion - des questions économiques se posent, notamment concernant les modalités de distribution. Je voudrais savoir ce qu'on peut concrètement envisager, et notamment comment on va pouvoir demander aux internautes ou aux lecteurs sur les I-pads de rémunérer les droits. Comment concrètement cela va-t-il pouvoir se passer ?

En ce qui concerne le maillage du territoire, les libraires constituent un fort maillage du territoire. Comment vont-ils procéder ? Comment vont-ils jouer leur rôle de médiateur ? Comment vont-ils intervenir dans ce monde numérique ? Voilà les questions que je voulais poser.

M. Jacques TOUBON, co-auteur du rapport « Création et Internet »

Je n'ai pas traité, parce que M. Benoît Bougerol en a parlé, la troisième ou quatrième proposition du rapport Zelnic, qui répond à cette question, qui est la plate-forme de distribution. Elle ne représente pas une décision par définition, ou une mesure des pouvoirs publics. Elle implique un accord entre les acteurs, et principalement entre tous les éditeurs, et ensuite un accord avec les libraires. Mais c'est une réponse à votre question, parce qu'il est clair qu'il faut, pour mettre à la disposition de l'internaute les livres, par l'intermédiaire des distributeurs, cette plate-forme. Notre position est extrêmement simple. Les pouvoirs publics peuvent faire beaucoup de choses. Si les acteurs, en particulier les éditeurs, ne mettent pas en place cette plate-forme, les mesures qui seront prises seront très largement inefficaces. M. Benoît Bougerol l'a très bien dit tout à l'heure. Aujourd'hui - M. Serge Eyrolles, en tant que président du Syndicat des éditeurs, peut le dire mieux que personne - la question n'est pas réglée. En effet, il y a plusieurs propositions de plates-formes différentes, j'oserais même dire, puisque mon propos est libre, concurrentes. Je pense que ce n'est probablement pas une bonne situation.

Mme Françoise BENHAMOU, économiste

Je dirai juste un mot sur la question de faire payer l'internaute, qui est évidemment une question fondamentale. Une étude du département des études et de la prospective très intéressante montre qu'en tendance longue, les Français - c'est ce qu'on retrouve bien sûr à l'étranger - ont tendance à dépenser de plus en plus pour les matériels et les abonnements, en proportion, et de moins en moins pour les oeuvres, dans leurs dépenses culturelles. Cette question est fondamentale, parce que cela veut dire que pour faire payer l'internaute - quand on s'interroge là-dessus - il faut évidemment essayer de prélever le plus possible en amont, puisque c'est là où le consentement à payer est le plus élevé, c'est-à-dire du côté des abonnements et des matériels, et combiner cette solution, qui ne peut pas résoudre à elle seule la question de la remontée de valeur sur l'ensemble de la chaîne, avec des politiques tarifaires extrêmement diversifiées. On a évoqué la question du téléchargement au chapitre, le livre entier, des collections, des abonnements à des collections, etc. C'est donc dans la pluralité des modèles qu'on trouvera des solutions. C'est pour ça que c'est très difficile de répondre. La question de la tarification et des modèles économiques du numérique est par nature complexe.

M. Benoît BOUGEROL, président du Syndicat de la librairie française (SLF)

Pour revenir sur la question des usages - je rebondis notamment sur ce qui vient d'être dit par Mme Françoise Benhamou - c'est clair qu'actuellement les questions de rémunération, les questions d'usage, la question de la manière dont les lecteurs d'aujourd'hui, les futurs lecteurs et les jeunes lecteurs, qui ont été depuis tout petits dans la génération du numérique, vont appréhender ce marché et cette manière de réagir, vont être essentielles. J'ai beaucoup de mal à faire des prospectives sûres.

On peut faire en revanche quelques remarques, certaines qui ne sont pas liées, d'autres qui peuvent être liées au numérique. Premièrement, je fais partie des gens qui considèrent que le livre, ou les problématiques de la lecture et de sa diffusion, ne sont pas liées d'abord à des questions de coût, mais à des questions de temps. C'est un arbitrage entre des loisirs. C'est un arbitrage entre des temps loisirs, plus qu'entre des budgets loisirs. En effet, très honnêtement, vous savez tous, et pouvez le constater autour de vous, que des loisirs relativement onéreux comme les voyages, et les voyages à l'étranger, se développent. On sait bien que beaucoup d'autres pratiques culturelles coûtent cher. Ne serait-ce qu'avoir un abonnement de mobile coûte cher. Lorsque les gens ont envie de lire, le problème n'est pas de savoir combien coûte l'oeuvre, si c'est 15 ou 17 euros, ou 8 ou 12 euros. C'est de savoir si on a envie de lire. Les gens souhaitent l'acquérir. Lorsqu'il y a un best-seller, tout le monde se dit qu'il faut l'acheter. C'est très vrai pour la littérature pour ados, mais c'est très vrai aussi pour les adultes, pour tout le monde. Que ce soit Harry Potter, Stephenie Meyer, ou d'autres livres que les adolescents s'arrachaient, même si les livres étaient beaucoup plus chers que 20 euros, voire 25 ou 27 euros pour certains des derniers Harry Potter, très au-delà du prix qu'on pourrait imaginer, eu égard au nombre d'ouvrages vendus, les gens en avaient envie.

J'ai une anecdote de jeunes venant à la librairie, voulant faire un cadeau à un de leurs copains, pour son anniversaire. Ils demandent un beau papier cadeau. Voyant que le papier cadeau est beau, ils demandent aussi d'envelopper des jeux vidéo, qu'ils avaient achetés dans une grande surface, parce que leur copain en voulait aussi. Ils avaient comme réaction pour le livre, qui coûtait 15 ou 16 euros, de dire que c'était cher. Voyant que nous avions de beaux papiers cadeaux, ils nous ont demandé si on pouvait mettre dans le papier cadeau les jeux vidéo. Gentiment, nous disons oui. Nous relevons que c'est beaucoup plus cher. Ils nous répondent : « Oui, mais ça on aime ». Je crois que cela veut beaucoup dire.

En fait, aujourd'hui, l'arbitrage est sur ce dont on a envie, qui est autrement cher. Il y a beaucoup de marques de luxe ou autres qui jouent de cela par ailleurs, c'est vrai dans l'habillement, c'est vrai dans les voitures, c'est vrai dans beaucoup de choses. La valeur est liée aussi à ce dont les gens ont envie. C'est vrai que si on n'a pas envie de quelque chose, on va éviter de dire qu'on n'aime pas lire. On va dire plutôt, comme pour aller en bibliothèque : « Je n'ai pas le temps ». Il n'y a pas de question de prix. Il y a parfois des difficultés dans certaines bibliothèques par rapport à la fréquentation. Ce n'est pas une question de coût. C'est bien qu'il y a une certaine désaffection de la lecture, qu'il y a d'autres modes de divertissement, de loisirs, de culture, et que certains sont plus difficiles d'accès que d'autres, comme les musées, les bibliothèques, le livre, certains cinémas. On peut en citer plein d'autres.

Il semble que dans chaque cas, on a l'exposition phare, le livre best-seller, ou le film que tout le monde va voir, qui masquent la réalité des choses derrière, d'où cette grande difficulté à gérer la diversité - ce en quoi je rejoins M. Alain Gérardin, quand il évoque les difficultés d'un petit éditeur, difficultés que rencontrent aussi les libraires - entre une profusion sympathique et agréable d'ouvrages, et la mise en avant des fameuses meilleures ventes, qu'on voit dans tous les hebdomadaires, et qui finalement, sur la somme des meilleures ventes de l'année, va parler de 1 000 livres. Et les 59 000 autres ? Quelle est cette difficulté que l'on a pour ne pas être des étalagistes, mais des metteurs en scène de cette diversité, comme je le dis souvent, dans les librairies, avec une nouveauté qui chasse l'autre ? Ça, je pense que c'est un problème qui existe indépendamment du numérique.

Évidemment, la possibilité aujourd'hui d'accéder à des ouvrages dans un monde où c'est la gratuité qui prime, déstabilise ce modèle traditionnel. En fait, ce n'est pas gratuit. On a un détournement de valeurs, détournement peut-être génial pour leurs concepteurs, mais qui peut nous poser question. Par exemple, sur la musique, Apple a transféré la valeur musique sur la valeur de l'I-pod. C'est là-dessus qu'ils font des bénéfices : le matériel, alors qu'avant le bénéfice était sur l'oeuvre. L'oeuvre ne vaut donc quasiment rien et le matériel vaut très cher, mais tout le monde le veut. Pour autant que je sache, Google est financé par de la publicité. Il y a aussi un transfert. Il faut du flux, n'importe quoi, mais beaucoup de gens. Nous sommes tous à utiliser quotidiennement Google, c'est évident. C'est financé par autre chose. Amazon, c'est autre chose, c'est par une manière de prédation sur les prix, qu'ils ont pu, avec cinq milliards de dollars de pertes cumulées, prendre des parts de marché colossales, notamment aux États-Unis d'Amérique dans le monde du livre, et puis maintenant dans beaucoup d'autres domaines.

Pour conclure, par rapport à la librairie, je suis à la fois inquiet, parce que si c'est un marché qui se développe de manière fulgurante, c'est vrai que les lieux physiques ne seront pas le premier lieu de contact avec le livre. Les gens auront facilement accès, même s'ils sont toujours clients de leur librairie, par Internet. Il est vrai qu'il n'est plus nécessaire de se déplacer physiquement dans une librairie, même si l'on veut du conseil pour ensuite télécharger. Si c'est 5, 10, 15 % du marché, on pourra absorber, si on est présent sur ce marché, parce qu'il faut qu'on ait la légitimité de notre présence. Ça passe par ce fameux « hub », cette fameuse plate-forme informatique dont on parle. Si c'est 50 % du marché, ce sera très difficile.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Mme Catherine Morin-Desailly, vous vouliez prendre la parole, M. Ralite également. Deux questions encore. Je demande que les réponses soient aussi synthétiques que possible, parce qu'il y a une deuxième table ronde.

Mme Catherine MORIN-DESAILLY, vice-présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. le président. J'ai deux questions extrêmement simples. La première est par rapport aux métiers du livre, puisque M. Serge Eyrolles a évoqué l'évolution de ces métiers, qui va avoir lieu. Le métier d'éditeur va forcément être conçu différemment. Je pense que celui de libraire le sera tout autant. Avez-vous appréhendé les besoins en formation par rapport à ces évolutions ? Quels sont-ils ? Comment peut-on y répondre ?

Ma deuxième question porte sur le livre scolaire, qui représente un marché très important. Il n'a pas été évoqué. Comment s'appréhende aussi cette mutation du marché du livre scolaire numérique ? Comment y travaille-t-on aujourd'hui ?

M. Serge EYROLLES, président du Syndicat national de l'édition (SNE)

Je dirai que c'est une bonne question. La première, c'est que les métiers vont changer. On vivait dans la « lenteur ». On avait un auteur, l'impression, la diffusion, et ainsi de suite. C'est de la lenteur organisée. Maintenant, on vit dans l'urgence, parce que la technologie va tellement vite qu'il n'y a aucune véritable formation aujourd'hui pour ces métiers. Il va falloir l'identifier et la programmer quelque part. Je pense qu'on a besoin d'informaticiens, de techniciens. On ne vend plus des livres en faisant des catalogues maintenant, on vend des livres en faisant des blogs, en créant des réseaux. Ce sont vraiment de nouveaux métiers qui vont, à mon avis, passionner les jeunes. L'édition, aujourd'hui, ce n'est pas un métier qui emploie beaucoup de monde. Mais ça peut élargir justement l'offre d'emplois que nous proposerons.

Le scolaire, c'est un débat compliqué, d'autant plus qu'une loi nous est tombée dessus il y a deux ans. Elle a été votée par vous. Elle s'appelle la loi DADVSI, avec les exceptions pédagogiques qui sont aujourd'hui d'une complication sans nom. Aujourd'hui, l'ensemble de l'édition scolaire propose une version papier et une version numérique. M. Luc Chatel est parfaitement au courant. On lui a expliqué. Aujourd'hui, les manuels sont en « bundle », c'est-à-dire papier et numérique, sous des clés USB. Il faut qu'il y ait des lecteurs dans les classes, dans les écoles. A partir du moment où il y aura des lecteurs, il y aura les clés qui vont avec, aussi bien pour le maître que pour l'élève. Tous les manuels qui sortent aujourd'hui, avec la réforme des programmes, sont sous les deux formes. Donc ça fait longtemps que l'édition scolaire s'est mise au numérique.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Serge Eyrolles, pour ces précisions tout à fait intéressantes.

M. Jack RALITE, membre la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Juste un petit mot à propos de l'intervention de M. Thierry Tuot. Il a donc cité Anatole France. Je ne veux pas être provocateur, mais Anatole France a dit aussi : « On croit mourir pour sa patrie, mais on meurt pour des industriels », ce qui nuance drôlement l'autre formule.

Comme l'Autorité de la concurrence, qu'il représente ici, a été sollicitée par M. Frédéric Mitterrand pour avoir une réponse, moi j'ai un peu peur que la réponse qu'il nous laisse pressentir rabote la grande diversité des approches et des réponses qu'on a dites avant. En effet, il y a une espèce de tautologie à la base. Polémiquant dans une réunion avec M. Alain Minc, il a dit : « Si vous voulez me comprendre » - c'est presque ça votre propos - « sachez que le marché est naturel comme la marée ». Et dans cette même salle, à un colloque où parlait M. Alain Madelin, il disait : « Si vous voulez comprendre, les nouvelles technologies sont naturelles comme la gravitation universelle ».

J'appartiens peut-être à un monde archaïque, mais le marché comme les nouvelles technologies, ont été inventés par des hommes et par des femmes pour s'en servir. Or aujourd'hui, on a l'impression que le marché et les nouvelles technologies se mettent à la place du cavalier, et l'homme et la femme en dessous. Il y a là une vraie question de fond. Le propos que vient de tenir le représentant des libraires est tout à fait pertinent de ce point de vue. C'est très complexe. On a un héritage. Il faut le défendre. Il faut aussi s'en défendre. Autrement on aurait des retards d'avenir. Il y a un coup de rabot. Il faut se souvenir de l'avenir. C'est très grave. Je suis très profondément choqué, parce que la concurrence libre et non faussée, on vient de nous donner une illustration en quelques mots, que c'est un mot pour la politique en plein vent, or on n'est pas dans la politique en plein vent. L'homme n'est pas un être subsidiaire. L'homme n'est pas un invité de raccroc.

Je reviens à votre intervention, M. Benoît Bougerol. Vous n'avez pas fait une intervention de raccroc, or j'ai cru comprendre dans votre intervention qu'en dehors de ces vérités tautologisées, c'est le marché qui est roi. Il faut en tenir compte. Il y a quand même une sacrée dimension. On discute d'oeuvres, on discute d'inventions humaines. Votre expression « On passe d'un marché de biens à un marché de services » est trop facile. C'est une expression de commodité. Ce n'est pas une expression d'objectivité. C'est bien plus complexe que cela. Alors je suis d'accord avec le rapport que vous citez. Ne ratons pas l'avenir. Quand on est incomplet, on doit forcément laisser de côté certaines choses essentielles. Toutefois, affirmons, quand on parle du livre, sous quelle forme qu'il soit, qu'il parle de la matière humaine, il parle de l'invention humaine. Les concurrences tautologisées, il faudra qu'elles se taisent devant ces oeuvres humaines.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, cher collègue. J'émets deux remarques.

La première porte sur l'absence d'Apple et d'Amazon. Je voudrais dire que s'ils ne sont pas là aujourd'hui, ce n'est pas de notre fait. Ils avaient été invités. Google est là, Apple et Amazon ne sont pas là. Nous le constatons simplement, et nous le déplorons.

Deuxièmement, mon cher collègue, vous avez cité Anatole France. Je ne peux pas ne pas rappeler qu'il fut un fonctionnaire de la bibliothèque du Sénat, et même, dit-on, un fonctionnaire mal noté. Mais ceci remonte au XIXe siècle.

II. QUELLE POLITIQUE DE NUMÉRISATION POUR LE LIVRE SELON QU'IL EST LIBRE DE DROITS OU SOUS DROITS ?

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Nous allons maintenant débattre sur la politique de numérisation du livre, selon qu'il est libre de droits ou sous droits. Il est souhaitable que ceux qui sont déjà intervenus ne se livrent pas à un nouveau monologue, mais laissent d'abord la parole à ceux qui ne sont pas intervenus dans la première partie du débat, quitte ensuite à ce qu'entre les intervenants et la salle il puisse y avoir des prises de parole. Je voudrais, ça me paraîtrait peut-être logique, commencer par demander à M. Marc Tessier, président de la mission sur la numérisation du patrimoine écrit, de nous rappeler quelles sont les principales analyses auxquelles il s'est livré.

M. Marc TESSIER, président de la mission sur la numérisation du patrimoine écrit

J'ai écouté avec le plus grand intérêt la précédente table ronde. Effectivement, entre les travaux de notre commission, puisque c'est une commission qui n'est pas permanente, et ce débat d'aujourd'hui, il s'est passé bien des choses. D'ailleurs, M. Nicolas Georges l'a rappelé à juste titre.

Premièrement, maintenant tout le monde se pose la question de savoir quelle va être la taille et la rapidité de développement du marché numérique, à partir d'aujourd'hui, et beaucoup moins celle de son existence même. Maintenant tout le monde y croit. Il est là. Sans vouloir prendre parti sur la question du prix, qui n'était pas du ressort de notre mission, je dirais que cela dépendra largement du prix pratiqué. Je pense que si les prix sont effectivement très bas au mode qu'on a retenu pour la musique, on aura vendu beaucoup de tablettes, et on aura pris beaucoup de mauvaises habitudes. Si on pratique des prix très élevés, les tablettes se vendront moins, et le livre numérique aura une expansion moins forte. La question du prix est une question, si je peux me permettre de donner mon avis personnel, qu'il faut traiter maintenant au niveau des éditeurs, mais pas traiter dans trois ou quatre ans. Le marché se sera définitivement structuré sur une base donnée. Les gens de la musique, et moi-même - je dirige une société dans le domaine de la vidéo - je peux vous dire que le marché est quasiment structuré sur le plan du prix. Ça sera ma première observation.

Deuxièmement, l'arrivée de ces tablettes, qui apparemment font beaucoup de bruit, à défaut d'être encore vendues massivement, on va voir si elles ont un grand succès, va évidemment avoir un impact sur la politique que l'on doit avoir dans le domaine de la numérisation du patrimoine écrit.

De manière plus optimiste, on s'est rendu compte au fond qu'il n'y a pas eu la logique de la puissance irrépressible. Depuis cette date, en quelques mois, on a vu des autorités judiciaires imposer des inflexions au cours des choses. On a vu des grands éditeurs négocier avec des grands opérateurs de plates-formes, et obtenir ce qu'ils souhaitaient le plus, c'est-à-dire la maîtrise de leur propre prix, sur un autre marché que le nôtre. Ceci est un point extrêmement important. On a vu également un juge américain, dont on pensait qu'il allait rendre une décision extrêmement rapide et définitive, reporter sa décision, de toute évidence, et prendre en considération les arguments d'un certain nombre d'opposants à cet accord, dont les pouvoirs publics du pays en question, en tout cas. Je pense que c'est très important, car ceci nous conduit à penser qu'on a encore la maîtrise dans ce domaine, et qu'il ne faut pas croire qu'il y a une logique économique imposée par quelques groupes, que cette logique serait uniforme, homogène et irrépressible. Je le dis car évidemment cela a un grand impact sur la politique qu'on peut suivre dans ce domaine.

Le troisième point qui était important était la confirmation des décisions du président de la République sur l'engagement d'une politique nationale et son financement.

Ce bref rappel fait, je voudrais dire également que dans cette affaire de la numérisation, on oublie trop souvent - et j'espère que notre rapport l'aura largement, du point de vue pédagogique, démenti - que nous avons un écosystème national assez développé et assez sophistiqué. Il résulte de décisions prises d'assez longue date, qui font qu'on aborde cette question de la numérisation avec une assez bonne connaissance et des capacités d'intervention, qui ne sont peut-être pas totalement au niveau et à l'échelle de l'ambition finale, mais qui sont déjà assez significatives. Ce n'est pas le cas des autres pays qui nous entourent. Ça pose d'ailleurs un redoutable problème dans le développement de la politique européenne. Notre rapport a ouvert quelques pistes dans ce domaine. Mon voisin pourra dire ce qu'il en pense. C'est fondamental. Nous avons proposé que certaines grandes bibliothèques partenaires dans d'autres pays européens puissent utiliser avec nous le savoir-faire qu'on a déjà acquis, le valoriser, et en faire un instrument d'action. Je pense que c'est un point qu'il faut souligner, d'autant qu'il y a autour de cette table de nombreuses personnalités du secteur public comme privé, qui peuvent en témoigner. C'est un point essentiel. Nous avons aujourd'hui une capacité de prévoir, d'anticiper, de traiter, si on veut bien mettre maintenant l'accélérateur sur une politique qui a déjà connu des développements significatifs, mais qui peut aller encore beaucoup plus vite.

De plus, hier et aujourd'hui - je crois comme tous les intervenants - la logique de numérisation de masse est une logique inévitable. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a qu'une seule forme de numérisation, qu'il n'y a qu'une seule forme d'indexation, et qu'il n'y a qu'une seule forme opératoire. Il y a déjà, dans le monde universitaire, d'autres formes opératoires, d'autres modes de travail. Il faut les encourager. Ceci concerne tous les domaines de la connaissance. Ça concernera également, j'imagine, le livre scolaire et universitaire. Tout cela est important mais on ne peut pas s'en contenter. On doit entrer dans une logique de masse. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est aujourd'hui possible, et il sera possible à partir de ces tablettes, avec des instruments disponibles, d'accéder de manière extrêmement rapide au corpus littéraire qui est une grande force du patrimoine français, sur lequel on doit s'appuyer, pour que notre rayonnement culturel se maintienne non seulement en France mais aussi à l'étranger. Je pense que c'est très important. Au cours de nos travaux - certains membres de la commission sont autour de la table - je disais toujours : « C'est quand même dommage que pour un étudiant philippin, Stendhal, dont il n'aurait que la version anglaise, soit un auteur anglo-saxon ». On voit tout de suite que ce n'est pas possible. Ce n'est pas le cas, je vous rassure d'ailleurs tout de suite. Sur Google Books, comme ailleurs, on l'a dans une version française, mais c'est fondamental qu'ils sachent que nous avons une forte présence et que nos ouvrages soient présents non seulement dans la plate-forme dont je vous parlais, mais sur l'ensemble des plates formes, et soient accessibles aussi simplement et rapidement que possible, en particulier pour les ouvrages qui ne sont plus sous droits.

Enfin, nous pensons que la France a un poids culturel important, et qu'elle a les moyens de développer une alternative qui lui soit propre, par une plate-forme consultable par les francophones du monde entier. En effet, - ne nous y trompons pas - nous avons deux manières de rentrer dans le web pour schématiser. On rentre par un moteur de recherche, ou on rentre en allant chercher le site dont on a eu connaissance. Les francophones iront sur des sites francophones. Ils les repéreront. Ils n'utiliseront pas que les moteurs de recherche pour faire une recherche sur Stendhal. Ils iront peut-être sur un site. Encore faut-il que nos sites soient à la fois exhaustifs, aussi larges que possibles, accessibles, et indexables par les différents moteurs de recherche sans exclusivité. C'était la proposition de notre rapport. On propose une solution. Il y en a mille autres, bien entendu, mais cet axe-là doit être important. Il faut qu'on joue collectif et que le patrimoine joue collectif, c'est-à-dire qu'il faut qu'on ait les oeuvres orphelines, les oeuvres épuisées, les oeuvres du patrimoine accessibles par le même geste. C'est un point important sur lequel se jouera la crédibilité du financement public. Si l'État doit mettre beaucoup d'argent dans cette affaire, il est légitime qu'il demande aux acteurs de ne pas jouer séparés, mais de jouer collectif et de financer de multiples initiatives.

Une dernière question fondamentale est de savoir quel rapport nous devons avoir avec les grands groupes économiques et privés du secteur. De mon point de vue, c'est une question qui dépend du choix qu'on a fait sur la question précédente. Si on a soi-même une politique qui existe et qui va jusqu'au contact avec le public qui existe, alors tout est négociable, parce qu'on négocie à parité. Ensuite, on va avoir plusieurs principes de négociation.

En conclusion, je lance un appel à toutes les grandes institutions françaises, de ne pas jouer individuel, de jouer collectif. En effet, c'est comme ça qu'on se dotera des moyens de négocier avec les partenaires, qui sont légitimes, puisqu'ils existent, qui sont légitimes puisqu'ils sont consultés. Ils ne sont pas forcément légitimes en tout, et ne doivent pas nous dicter et dicter à tout le monde la politique économique, financière et culturelle que nous pouvons aujourd'hui ambitionner, au moins pour le patrimoine français.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Marc Tessier. On va débattre, on est là pour ça les uns et les autres. Je crois que votre appel à jouer collectif a été entendu par tous ceux qui sont ici, en tout cas par les membres de la commission. Je voudrais peut-être que nous ayons un éclairage européen. Ce problème n'est pas seulement français. Nous avons les uns et les autres en commun l'idée d'une Europe diverse, multiculturelle, multilingue. Ça passe bien par les débats que nous avons ici. Que pense la Commission européenne ? M. Yvo Volman, chef d'unité adjoint de la direction générale de la société de l'information et des médias de la Commission européenne, nous vous écoutons attentivement.

M. Yvo VOLMAN, chef d'unité adjoint de la direction générale Société de l'information et médias de la Commission européenne

Je travaille donc à la Commission européenne, où je coordonne l'initiative bibliothèque numérique. Dans mon intervention, je veux aborder trois thèmes : tout d'abord, le développement d'Europeana, en tant que véritable bibliothèque européenne en ligne ; deuxièmement, le financement de la numérisation en Europe ; troisièmement, la numérisation des oeuvres sous droits, ce qui est très important.

Europeana a été lancée à la fin de 2008 en prototype. A ce moment-là, elle donnait accès à deux millions d'objets numérisés, provenant d'archives et de musées européens. Entre-temps, ce nombre a atteint les sept millions d'objets. Il ne s'agit pas seulement de livres. D'ailleurs, Europeana est très riche, en ce moment, en livres du XVe siècle et du XVIe siècle. Il n'y a pas seulement des livres, mais aussi des manuscrits, des cartes anciennes, des photographies, des fragments audiovisuels, etc. Dans les prochaines années, le site devra se développer. Il devra améliorer ses fonctionnalités interactives, la représentation des résultats, mais surtout, Europeana devra multiplier ses collections. Pour l'instant, 37 % des objets numérisés et consultables sur Europeana proviennent de France. L'Espagne est en deuxième place avec 13 %. Cela ne veut pas dire que tout ce qui est intéressant du point de vue français provient essentiellement des collections françaises. Qui, par exemple, s'attendrait à trouver des dizaines de pages manuscrites par Napoléon Bonaparte, dans une bibliothèque locale en Pologne ? Moi, je ne m'y attendais pas, et c'est pourtant possible grâce à Europeana.

Le développement d'Europeana est fortement soutenu par les ministres de la culture et le Parlement européen. Mais qu'est-ce que cela veut dire concrètement ? Ce support se traduit-il en financement accru pour la numérisation ? Ce n'est pas vrai partout. Dans certains pays, à cause de la crise financière, il y a même une tendance à limiter le financement de la numérisation en ce moment. Dans d'autres pays comme la France, qui considère à juste titre la numérisation comme un investissement dans le futur, il y a des budgets accrus. Il faut bien dire que la France est unique en Europe pour l'ampleur de son action. La numérisation du patrimoine culturel européen est une tâche énorme. Des partenariats public-privé pourraient et devraient être envisagés. Mais ce type de partenariat pose un certain nombre de défis sur le plan pratique et sur le plan intellectuel, par exemple la question de l'octroi de périodes d'exclusivité, l'accessibilité du matériel pour l'utilisateur, la conservation à long terme des fichiers numérisés. En pratique, beaucoup de bibliothèques en Europe ne savent pas comment se positionner devant ce type de questionnement. C'est dans cette circonstance que la Commission vient de créer un comité de sages, suivant une suggestion qui a été faite par le ministre français de la culture. Ce comité se penchera en particulier sur la meilleure façon de financer la numérisation en Europe, et bien sûr, il tiendra compte de tout le travail qui a été déjà fait au niveau national, avec le rapport Tessier, ainsi qu'au niveau européen.

J'en arrive au troisième point : la question de la numérisation des oeuvres sous droits. L'absence d'une vision claire sur la meilleure façon de numériser les oeuvres sous droits risque de créer un trou noir du XXe siècle sur Internet. Ce serait une situation dans laquelle tout le matériel d'avant 1900 serait accessible en ligne, et tout le XXe serait absent. Ce serait un véritable désastre. Pourquoi ? Pour de plus en plus de jeunes, ce qu'on ne trouve pas sur Internet n'existe simplement pas. Pour éviter cette situation, il faut d'abord trouver une solution pour les oeuvres orphelines, les oeuvres pour lesquelles il est impossible de trouver les ayants-droit. La Commission européenne est en train de préparer une proposition législative au niveau européen en la matière. Il y a aussi la question des oeuvres épuisées. Dans différents pays, il y a de nouveaux modèles à l'étude en vue de rendre les oeuvres plus accessibles sur Internet. Il y a deux modèles de base. Dans le premier modèle, ce sont les ayants-droit eux-mêmes qui numérisent et qui donnent l'accès payant aux oeuvres. Ces oeuvres peuvent également être trouvées à travers les portails publics, qui renvoient les utilisateurs aux sites éditeurs. C'est le cas du site Gallica ou de Enclave en Espagne. Il y a un autre modèle dans certains pays où les négociations sont en train de se faire, en particulier aux Pays-Bas et en Allemagne. Ce sont des négociations entre les bibliothèques et les ayants-droit pour l'octroi de licences. Ces licences permettraient aux bibliothèques de mettre les oeuvres en ligne. Dans ce modèle, les bibliothèques payent une certaine somme pour la licence, et donc se chargent de la numérisation et de rendre les livres accessibles en ligne. Ce modèle semble mieux s'appliquer aux fonds qui sont moins récents, des années 1930 et des années 1940. Cela dépend aussi du type de livres, bien sûr, même si en Norvège, un accord a été signé pour tous les livres publiés en Norvège pendant les années 1990. Au niveau européen, Europeana pourra combiner les deux modèles en renvoyant les utilisateurs aux sites éditeurs, et, en même temps, en accès direct aux oeuvres numérisées pour les bibliothèques sous licence.

Voici donc quelques-uns des grands défis pour la numérisation en Europe. Soyez assurés que la Commission européenne continuera à travailler énergiquement pour consolider Europeana et pour renforcer les politiques de numérisation en Europe.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci M. Yvo Volman. Vous nous avez dit que la Commission européenne allait travailler énergiquement. Nous souhaitons qu'il en soit ainsi. Il est vrai que c'est un simple témoignage. Quand Europeana a été lancée et créée, à l'époque, je présidais la commission de la culture à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Nous avions salué l'action d'Europeana, l'avions considérée comme un grand espoir. Nous avons le sentiment que les choses ont évolué moins vite que nous ne l'espérions, et qu'il faut effectivement que tous les pays européens aient leurs oeuvres sur Europeana. Soyez énergiques en effet. Soyez proactifs. Merci. Après cette vision européenne, nous allons peut-être interroger un organisme spécialisé. M. Jean-Pierre Gérault, vous êtes directeur du directoire d'I2S, groupe spécialisé dans la technologie de numérisation du patrimoine culturel. Est-ce que vous pourriez nous donner votre analyse ?

M. Jean-Pierre GÉRAULT, président du directoire d'I2S, groupe spécialisé dans la technologie de numérisation du patrimoine culturel

Merci, M. le président, de donner la parole à un industriel de la numérisation. En effet, I2S est une entreprise mondiale de scanners dédiés au monde du livre et des documents. Nous sommes donc impliqués dans tous les grands programmes de numérisation du monde.

A ce sujet, je voudrais peut-être commencer par remettre les choses en perspective.

Premièrement, nous sommes dans un paradigme de dématérialisation de l'écrit. Le livre y est confronté, comme tout un tas de médias aujourd'hui. Mais il faut savoir que la dématérialisation de l'écrit a commencé il y a longtemps, en particulier pour tout ce qui était les grands programmes de numérisation de masse des états civils et des états cadastraux. Ces grands programmes de numérisation de masse sont généralement tout au moins aussi importants, voire très supérieurs aux programmes de dématérialisation de livres. C'était juste pour établir une réalité, quand on parle des moyens industriels ou non. Bien évidemment, quand on regarde deux ou trois grands projets de numérisation, en Espagne, avec le projet de numérisation de l'état civil espagnol, c'est l'équivalent de 130 millions de pages en moins de deux ans ; Gazprom, industriel russe, qui a numérisé 1 100 de ses archives industrielles, c'est un programme de 180 millions de pages, qui a monopolisé une centaine de scanners. Le programme de numérisation des livres, soit une centaine de milliers de livres, c'est une vingtaine de scanners. Sur Gazprom, c'était 100 scanners. Il existe moult exemples. C'était pour vous dire que ces grands programmes de numérisation existent depuis longtemps, notamment pour tout ce qui est cadastral et lié à l'état civil, dans le monde entier.

Le deuxième paradigme qu'il faut comprendre est que le problème de la numérisation est un problème infrastructurel. En fait, la numérisation est une étape préalable, un petit peu comme la viabilisation d'un terrain. On viabilise un terrain avant de développer une politique d'urbanisme. On numérise un contenu, au sens très large, d'ailleurs, pour en définir ensuite une politique. Donc on est sur des problématiques non pas sémantiques, mais sur une problématique d'infrastructure. Ce sont des choix infrastructurels qui doivent être pris en compte.

Ça me permet de rejoindre le point du financement. Quand on parle de quelques dizaines ou de centaines de millions d'euros, c'est à la fois beaucoup et c'est très peu. Pour ramener au problème infrastructurel, 150 millions d'euros, pour numériser une partie du fonds de la Bibliothèque nationale de France, c'est quinze kilomètres de TGV. Ainsi, quand on parle de quatre milliards d'euros pour l'infrastructure des réseaux dans le grand emprunt, personne ne s'offusque ou déclenche des rapports. On parle de quatre milliards d'euros pour la mise en place de l'infrastructure des télécoms. Si on fait ce simple changement de paradigme, de considérer la numérisation comme une problématique infrastructurelle, donc de volonté politique, donc d'investissement, cela remet un petit peu en perspective les chiffres et les moyens.

Pour répondre à la question que vous posiez (« A-t-on les moyens objectifs ? »), je voudrais juste aborder à travers quatre points : avons-nous les moyens industriels ? Avons-nous les moyens technologiques ? Avons-nous les moyens financiers ? Avons-nous les moyens juridiques ?

Les moyens industriels existent. Il y a un écosystème. Il n'y a pas de grands groupes comme Google ou Apple, mais il y a un écosystème qui existe en France et dans le monde entier. Il travaille dans les très grands groupes, car les numérisations, notamment de masse, dont les documents administratifs, sont souvent opérées par de grands groupes internationaux, même s'ils utilisent les technologies d'I2S ou d'autres. Les moyens industriels existent donc. Ce serait un leurre de faire croire, et c'est un petit peu dommage depuis les débats qui se tiennent voici deux ans, qu'entre autres Google serait la seule entreprise capable de numériser. Bien évidemment, il en existe d'autres, tout à fait crédibles, que ce soit de grandes ou petites entreprises.

Avons-nous les moyens technologiques ? C'est une grande question. Bien évidemment, il existe des alternatives, et entre autres, je suis aussi le coordinateur de la plate-forme Polinium. Elle est un consortium qui regroupe des entreprises privées, et des laboratoires de recherche publics ou parapublics, pour développer des solutions qui permettraient notamment d'organiser cette notion, d'ailleurs très intéressante, que la recherche de biens culturels, même dans l'écrit, est une problématique de concurrence de temps et d'accès. Si on prend cette problématique et qu'on organise la recherche du contenu par rapport à une notion de concurrence de temps ou de loisirs, là aussi il y a un changement de paradigme intéressant à creuser.

Avons-nous en France les moyens financiers ? Bien évidemment, ça a été fait par le président de la République et le grand emprunt. Encore une fois, quelques centaines de millions d'euros, qu'il s'agisse des livres hors droits, de la littérature dite de zones grises ou d'oeuvres orphelines, tout est une question de volonté politique. Encore une fois, au niveau de la France et même au niveau de l'Europe, c'est une question de décisions. Compte tenu des enjeux, je rejoins tout à fait le sénateur M. Jack Ralite ou M. Jacques Toubon, il s'agit bien d'un enjeu stratégique et culturel, si nous ne voulons pas effectivement être des danseurs de flamenco, il faut se poser les questions de l'accès et de la diffusion de la culture au sens large, de l'écrit en particulier. Les moyens financiers, nous les avons. Il suffit en fait de le décider.

Il s'avère que dans les moyens juridiques, notamment dans le code des marchés publics, ou dans la politique de grand emprunt qui est en train de se définir, il y a des difficultés à organiser des partenariats public-privé. Si nous voulons numériser des livres hors droits et réaliser des modèles économiques qui permettent de rembourser ce grand emprunt, il faut bien évidemment mettre en place des modalités de partenariat privé-public qui ne sont pas en concordance avec le code des marchés publics. A cet effet, nous avons fait une proposition de modification de la loi, parce qu'il existe une solution. Je vous remettrai un document à la fin de la séance, M. le président. On peut utiliser ce qui est utilisé pour les organismes de radiodiffusion. Au chapitre 2, article 3, alinéa 4 du code des marchés publics, figure une disposition d'exclusion des marchés accords-cadres : « ont pour objet l'achat et le développement de la production ou de la coproduction de programmes destinés à la diffusion par des organismes de radiodiffusion ». Ce que je veux dire par là, c'est qu'on peut utiliser, gérer ce qui existe pour la radiodiffusion. En effet, nous sommes dans une modalité assez similaire, dans le monde du livre maintenant, que dans la partie culture radiodiffusée, pour créer des partenariats public-privé, qui puissent notamment répondre à la problématique de la numérisation des livres hors droits, pour pouvoir faire des remboursements sur le grand emprunt.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, M. Jean-Pierre Gérault, pour ces précisions que chacun aura bien notées. C'était très clair. Je vais peut-être demander maintenant à M. Matthieu Neukirch, dirigeant d'Azentis, groupe spécialisé en informatique documentaire, de nous donner son éclairage.

M. Matthieu NEUKIRCH, dirigeant d'Azentis, groupe spécialisé en informatique documentaire

D'abord, je vous remercie, M. le président, de nous avoir conviés.

Azentis est un prestataire de numérisation. Nous agissons pour le compte de clients tiers, de bibliothèques, de musées, de collectivités, qui nous confient des documents à numériser. Nous n'avons aucune vocation à mettre en ligne ou à vendre de l'information. Nous séparons complètement la partie de notre activité, qui est de fournir des images pour le compte de nos clients, et nos clients se chargent de mettre en ligne ces images.

De plus en plus, aujourd'hui, nous fournissons les images des livres numérisés, mais nous fournissons aussi des métadonnées associées, nous fournissons des éléments pour valoriser le patrimoine. C'est ça l'enjeu qui est important à comprendre. Nous aidons des clients qui ont peu de connaissances techniques, ou nous travaillons à l'élaboration avec des clients qui ont beaucoup de connaissances techniques, pour valoriser leurs fonds et mettre en ligne les documents. Malgré tout, nous constatons que quelquefois, nous numérisons des oeuvres qui ont beaucoup de mal à aboutir quelque part. Il reste encore des oeuvres à numériser. C'est pour ça qu'il est peut-être intéressant d'activer, ou d'accélérer le processus, pour créer des partenariats, pour pouvoir diffuser des oeuvres, mais là n'est pas notre rôle. Je ne voudrais pas aller dans un territoire qui n'est pas le nôtre, qui est, pour être clair et carré, sur une mission de numérisation.

Ce que je veux dire par rapport à notre rôle, c'est que ce que nous considérons important, c'est qu'on doit numériser de façon très qualitative des oeuvres. C'est pour ça que les prestataires comme la société Azentis sont choisis. Le marché existe. Il y a d'autres prestataires de qualité en France. La différenciation qu'on peut avoir par rapport à des acteurs étrangers, c'est que nous fournissons une numérisation de haute qualité, qui répond à des normes définies dans le cadre du projet Europeana, par la BnF. Le but est d'avoir des oeuvres qui sont complètes et fidèles. On pourra juste citer des exemples malencontreux, réalisés sur des projets internationaux, où des livres de géologie, de géographie, des livres techniques, ont été numérisés à 99 %. Tout le contenu était numérisé, mais il manquait toutes les planches techniques en fin de registre, parce qu'elles ont des formats dépliants, et ne peuvent pas être numérisées par des solutions standards. Il est important que les bibliothèques conservent le choix de ce qu'elles numérisent, conservent le choix technique de la numérisation ; si elles veulent numériser avec des partenaires, qu'elles conservent, et qu'elles puissent imposer le choix technique, pour ne pas aller vers des solutions qui rabaisseraient la qualité technique de la numérisation ; et que l'oeuvre soit complète et fidèle, et qu'il y ait une garantie de cela.

Ce dont on se rend compte, c'est que cela crée une mutation réelle des métiers. Pour nous, nous évoluons. Nous voyons que les bibliothèques et les gens qui ont des fonds importants doivent aussi faire évoluer leur infrastructure, former du personnel pour pouvoir mettre en ligne plus et plus vite. En résumé, nous intervenons comme un maillon dans la chaîne entre le public et le privé. Nous sommes une étape, et je pense que c'est une étape importante et intéressante, parce qu'on peut comparer des bibliothèques qui ont des scanners équivalents aux nôtres, mais nous remarquons que nous sommes plus performants techniquement, économiquement, et au niveau de la rapidité de numérisation. C'est un léger plaidoyer pour dire que c'est intéressant de travailler avec des prestataires qui sont neutres et qui valorisent le patrimoine, et après de laisser le choix aux directeurs, aux responsables de secteur, de la manière dont ils veulent les mettre en ligne. Je ne tiens pas spécifiquement à parler du livre récent, qu'il soit numérisé et mis en ligne, mais des fonds patrimoniaux, puisque c'est le coeur de notre sujet. Ce qu'on voit avec les fonds anciens, avec les livres patrimoniaux, c'est que ce qui est intéressant, c'est de parler quand même de livres étendus. Récemment, une cellule du CNRS, de la Cité des sciences, a mis en ligne les oeuvres d'Ampère. Avant, on pouvait difficilement feuilleter ces oeuvres et faire des études et des rapprochements. Maintenant, avec un travail scientifique pointu d'indexation, on peut arriver à mieux comprendre le fond de la pensée de l'auteur. Là, ce n'est pas simplement numériser, pas simplement indexer, mais c'est un travail complémentaire de recherche qui peut être fait sur l'oeuvre numérisée.

Enfin, je vois des personnes qui sont optimistes, qui sont dynamiques, qui apportent des choses nouvelles. C'est vrai que les propos qui m'ont intéressé ce matin, ce sont les gens qui cherchent non pas à être défensifs, mais à être acteurs de demain. Étant un des plus jeunes parmi vous, je suis sensible à ce sujet, puisque je ne suis pas tout à fait de la génération numérique, mais je suis à cheval dans ce monde. Je vois que ce qui est intéressant, c'est de s'intéresser au passé, de bien faire sa promotion et de garder le contrôle de nos oeuvres, en même temps, de ne pas avoir peur du numérique, de plus en plus s'y intéresser et le développer pour que ça devienne un atout pour nous tous, et pas simplement pour certains. Je voudrais citer l'exemple de M. Joël de Rosnay, qui met en ligne ses oeuvres gratuitement, qui voit après les éditions en librairie augmenter parce qu'il y a eu une promotion sur Internet. On en a parlé. Il y a des blogs, des événements qui se développent. Je pense que les gens qui pensent dans ce sens-là intéressent le débat et apportent des choses nouvelles. Ce sont des propos qui datent, pour certains, de 1999. On voit qu'ils se réalisent aujourd'hui, donc je pense que ce sont des propos intéressants à regarder.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

La génération des sénateurs est rarement la génération du numérique. Ça ne veut pas dire que nous ne nous intéressons pas à ce qui est en train de se produire. Notre commission a eu une mission au Canada et aux États-Unis d'Amérique. Nous en rentrons, avec quelques péripéties, comme d'autres. Nous avons rencontré la réalité du livre numérique là-bas. J'ai été frappé de me retrouver dans un avion entre Vancouver et Seattle, où je lisais un livre papier. Je venais d'achever votre livre, M. Bruno Racine. J'ai constaté que j'étais le seul à avoir encore en main un livre papier. Les autres étaient sur des versions beaucoup plus modernes. Je crois que c'est quand même un signe, et qu'il faut l'avoir à l'esprit. Nous sommes évidemment allés voir l'I-pad, dans des boutiques Apple. Il y avait beaucoup de monde, et manifestement, ce nouvel instrument attirait. On peut donc penser qu'il attirera aussi chez nous. Ce qui compte, c'est qu'un nouveau public puisse s'intéresser au livre sous toutes ses variétés. A cette occasion, et si nous faisons une table ronde, et si nous consacrons beaucoup de temps à ces tables rondes, c'est bien parce que nous sommes convaincus de l'importance de ce débat. C'est une petite irruption de ma part dans le débat.

M. Matthieu NEUKIRCH, dirigeant d'Azentis, groupe spécialisé en informatique documentaire

Je suis ravi qu'il y ait ce débat. Ce sont vraiment des choses très importantes. Cependant, c'est très difficile de suivre ce qui se passe sur Internet. Même en étant très proche de la génération numérique, je me retrouve quelquefois loin des réalités. Je ne parle pas des financements, de l'économie et du prix du livre, mais rien que de voir et de sentir ce qui se passe sur Internet, on voit qu'on peut très vite être déconnecté. C'est très bien que d'autres institutions s'intéressent en profondeur à ces questions et apportent des éléments de réflexion et de réponse. Pour autant, les réponses ne sont pas évidentes. Même si on imagine de nouvelles lois et de nouveaux éléments à mettre en place, il est difficile de savoir ce qu'exactement sera demain. C'est bien de réfléchir.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci. C'est ce que nous faisons. Je vais tout de suite donner la parole à M. Michel Fauchié, président de l'Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque. Après, nous donnerons la parole à deux grands acteurs du monde des bibliothèques.

M. Michel FAUCHIÉ, président de l'Association pour le développement des documents numériques en bibliothèque (ADDNB)

Je représente ici l'inter association de l'interprofession des archivistes, bibliothécaires et centres de documentation, qui se sont réunis sous cette égide IABD, sous forme de 17 associations réunies en fédération. Elles interviennent depuis plus de cinq ans dans les débats qui nous agitent. Dire que les phénomènes et processus de numérisation sont au service des valeurs que portent votre assemblée et tous les professionnels est une sorte de tautologie. Nous sommes très attachés à la notion de service public et à la notion de respect des droits. Aujourd'hui, ces établissements publics et de collectivités sont devenus des repères d'accès, ils ont pris leur place dans ce qu'on pourrait appeler la chaîne du livre. La notion même de médiation est partagée avec ces acteurs, notamment avec les libraires.

Premièrement, il n'y a pas de numérisation sans médiation, ce qu'Internet nous révèle aujourd'hui de plus en plus clairement, autour de ce que nous appelons le Web 2.0, mais déjà assez vite par le Web puissance 2, où sont mis en relation intelligente usagers de service public et acteurs de la connaissance et de l'accès au savoir. Cette médiation est de ce fait quasi constitutionnelle.

En termes de recherche de solutions équilibrées, nous avons commencé avec la DADVSI un certain nombre de transpositions européennes, directives de droits d'auteurs et de droits voisins. Nous avons plaidé avec un certain nombre d'acteurs autour de cette table pour des amendements qui respectent les droits tout en accordant un accès raisonnable. La demande a été réitérée lors de la loi Hadopi, pour obtenir la consultation sur place. Nous sommes présents de manière permanente et insistante auprès de vous à propos des oeuvres orphelines, par exemple, du grand emprunt. Nous plaidons toujours et encore pour une reconnaissance de l'accès public. Parfois, nous avons des alertes oranges ou rouges, par exemple vis-à-vis du traité Acta, dont nous ne partageons pas tous les termes.

Nous avons aussi nos propres relais vers les instances européennes. Je pense à notre confédération de bibliothèques, via l'IFLA (International federation of library associations), où nous étudions ensemble, de notre côté de la chaîne, en quelque sorte, les harmonisations les plus souhaitables. En participant à la définition des droits de chacun, dont les nôtres, et les usagers, qui sont quelques millions à fréquenter les bibliothèques, qu'apportons-nous au débat en termes de contributions ? Que sollicitons-nous en termes d'avis ? Qu'avançons-nous comme hypothèses ? S'il fallait parler de Térence, aujourd'hui, on pourrait dire que rien de ce qui est numérique ne nous est étranger. Nos avis vont donc se ranger en deux catégories : d'une part, les domaines où nous pouvons et devons exprimer les pistes de recommandations, d'autre part, les suggestions et les analyses concernant l'ensemble des acteurs du numérique.

La question est aujourd'hui : de quoi la bibliothèque numérique est-elle le nom aujourd'hui ? On pourrait dire que l'expression de la bibliothèque augmentée serait plus représentative actuellement de ce questionnement, tant le terme « numérique » est un peu accolé à « numérisation ». Nous sommes donc présents sur deux fronts : celui de la conservation dynamique du patrimoine, mais aussi celui de sa mise à disposition. C'est ainsi que nous pourrions avancer le terme de cette hypothèse : la numérisation du patrimoine, dont nos établissements sont en partie détenteurs, est désormais indissociable de sa valorisation. Ainsi, les engouements qu'on a pu connaître pour un moteur de recherche parce que sa visibilité de référencement était importante, pourraient faire croire qu'elle tient lieu de seule stratégie. D'autres modèles existent : des modèles locaux, des modèles régionaux par exemple. D'autres plates-formes se créent. Nous en avons parlé tout à l'heure très rapidement avec Polinium. Elles tirent profit avec agilité et intelligence des réseaux sociaux, des nouvelles applications technologiques, et n'oublient pas les supports de plus en plus répandus, les tablettes, les téléphones mobiles et les ordinateurs. Ce sont ces modèles qui doivent nous permettre un très large accès public. La notion même de Web 2.0 exclut tout modèle unique ou pyramidal. Des projets de numérisation se rencontrent sur le Web. C'est chez lui que s'effectuera la connexion intelligente entre toutes les sources, des plus modestes aux plus prestigieuses. Il y a là donc un chantier considérable d'assemblage au-delà des réservoirs et des entrepôts. C'est ainsi d'intérêt public de concevoir une numérisation coordonnée et raisonnée au niveau national associant l'État, les collectivités, et favorisant les partenariats public-privé.

Les documents numériques sous droits, exprimés en termes de livres numériques, doivent être mis à disposition dans les établissements de prêt et de consultation. Si les revues, que nous appelons entre nous les périodiques, ont trouvé un modèle économique, imparfait à bien des égards, les livres sont loin d'être rendus disponibles. Le service d'accès aux livres numériques reste encore à mettre en place, non sans préalables. Vous avez évoqué ici les débats qui se font jour, autour du taux de TVA, du prix, et un autre débat qui portera sur le mode du droit de prêt et de consultation. Nous y réfléchissons et nous sommes prêts à partager nos approches, en recherchant constamment l'équilibre entre un accès large et une juste rémunération. Déjà, des prestataires lancent des offres limitées par le barrage des multiples plates-formes qui compartimentent les livres numériques en autant de livres-réservoirs, alors que l'expertise développée par les établissements de lecture publique garantit au meilleur niveau le respect des droits. Tel devrait être le sens de la mise en place de l'essence nationale, tout comme la possibilité pour toute bibliothèque d'acquérir un ouvrage numérique assorti de droits adaptés et de le rendre disponible à ses usagers et abonnés.

Les bibliothèques, les centres d'archives et de documentation sont les acteurs naturels et majeurs du mouvement de numérisation. Experts en médiation, les professionnels veillent avec les pouvoirs publics à l'accès le plus large à la connaissance. Ils font part de leurs préconisations, ils évaluent les avancées et préparent l'avenir en expérimentant. La reconnaissance dynamique de ces établissements est partie intégrante du processus. Au contact quotidien de millions d'usagers, qui pratiquent Internet et les réseaux sociaux depuis leur téléphone et leurs tablettes, dans une bibliothèque ou à leur domicile, nous redisons toute l'urgence à avancer, et à tous l'urgence de participer à la définition d'une offre adaptée. Argent public pour services publics, argent public pour accès public, telle est par exemple notre position pour les oeuvres orphelines. De même savoirs communs, échanges de pratiques, services d'accès sont autant de chantiers qui sont à entreprendre. Les associations réunies au sein de l'IABD mettent aujourd'hui la main à un Livre blanc du numérique, pour réunir l'ensemble de leur réflexion. Elles vont du livre à l'image, en passant par la base de données, les jeux vidéo ou encore les archives sonores. Au moment où semble vaciller, Messieurs les sénateurs, le maintien des compétences dans certaines collectivités territoriales, il serait quand même hors de propos d'imaginer que le numérique remplacera le physique. Complément, supplément, suppléant, le numérique s'appuie, et s'appuiera sur des espaces sociaux et culturels experts en médiation. A la fois producteurs, facilitateurs et médiateurs, les bibliothèques, les centres d'archives et de documentation prennent place dans ce débat. L'avenir de la filière du livre à l'heure du numérique est peut-être celui dont nous dessinons les contours, ou bien peut-être celui que les lecteurs, par leurs usages, imposeront. Finalement, est-ce à nous de choisir ?

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Je vais maintenant donner la parole à deux grands acteurs de notre réflexion, que nous avons déjà entendus. Je ne leur demanderai pas de répéter les déclarations qu'ils ont déjà été amenés à faire devant la commission, mais à faire le point sur ce qui a pu évoluer depuis nos précédentes rencontres. Je donne la parole au président de la Bibliothèque nationale de France, M. Bruno Racine, et à M. Jean-Noël Jeanneney. Le président de la Bibliothèque nationale de France n'est pas seulement l'heureux acquéreur des manuscrits de Casanova, mais quelqu'un dont nous attendons qu'il nous définisse comment il va se positionner par rapport à la numérisation.

M. Bruno RACINE, président de la Bibliothèque nationale de France

Ce débat est passionnant et au coeur de l'actualité. Je ne vais pas redire ce que vous m'aviez déjà invité à exposer.

En guise de préambule, j'ai la conviction très forte que dans l'univers numérique, la masse est importante. Un impératif national majeur pour notre pays est l'avenir de sa langue et de sa culture, et d'être présent le plus rapidement possible et le plus massivement possible. C'est un impératif que je crois incontournable si nous voulons éviter d'être marginalisés ou relégués à une place secondaire. Bien entendu, comme cela vient d'être dit par M. Jean-Pierre Gérault, la numérisation est un processus industriel qui est aujourd'hui maîtrisé, qui peut poser des problèmes d'organisation, de financement. Cependant, en tant que processus industriel, il est maîtrisable. Il n'est que le soubassement ou l'infrastructure, le premier étage d'une stratégie numérique, qui en comporte d'autres, notamment la mise en ligne, la valorisation, le travail sur les contenus. Il est la première étape indispensable. De même qu'on ne peut pas lotir sans avoir fait de l'infrastructure, une véritable stratégie numérique ne pourra prendre son ampleur que si elle s'appuie sur un soubassement quantitatif majeur. Dans cette perspective, la Bibliothèque nationale de France a une position privilégiée, puisque sa mission fondamentale est d'être le dépositaire, aussi exhaustif que possible, de la production française.

Deuxièmement, la singularité de la position française en Europe et dans le monde est encore plus singulière qu'on le croit. J'insisterai sur ce point, dont nous tenons compte dans les développements récents. Elle était déjà singulière il y a un an, puisque la BnF en particulier bénéficiait de crédits sans équivalent par rapport à ceux de ses collègues européennes pour la numérisation. Nous sommes dans la phase finale d'un premier programme qui nous conduit à numériser environ 13 millions de pages chaque année, ce qui, par rapport aux rythmes précédents, était un changement d'échelle fondamental. M. Jean-Pierre Gérault a précisé qu'il y avait d'autres programmes, mais numériser des livres du XIXe siècle, c'est plus compliqué, plus exigeant que de numériser les archives de Gazprom. Je ne me prononce pas sur ce point, mais je pense que c'est techniquement plus complexe. C'est ce qui fait d'ailleurs que Gallica, bibliothèque numérique, a très largement franchi le cap des deux millions de documents. Ainsi, je crois qu'on peut dire que Gallica est le premier contributeur, le premier fournisseur de données d'Europeana, d'après vos calculs, en considérant naturellement que si on compte en unité, une photographie et un livre comptent pour un à chaque fois. Toutefois, je pense que nos livres pèsent beaucoup en pourcentage du contenu.

L'élément nouveau, c'est l'emprunt national, la loi de finances qui a été adoptée. Elle modifie un peu la présentation initiale, puisque l'enveloppe de 750 millions d'euros dont avait parlé le Président de la République n'est plus, à ma connaissance, réservée à la seule numérisation. Toutefois, nous espérons qu'elle y sera très largement consacrée. Dans ce contexte, la BnF a été désignée par le ministre de la culture comme l'un des grands agrégateurs nationaux, un des opérateurs qui vont travailler à la numérisation, non pas simplement de leur propre collection, mais à qui il est demandé aussi d'avoir une vision nationale des programmes de numérisation. Ceci s'appliquera aux livres imprimés, comme à des collections plus spécialisées, comme les manuscrits du Moyen Âge, par exemple. Le but de cette table ronde est véritablement le livre. Dans les programmes de numérisation que nous souhaitons mettre en oeuvre, le livre occupe une place importante, mais il y a l'imprimé en général, et devant le Sénat qui nous a aidés à numériser la presse, je voudrais souligner l'importance des programmes que nous souhaitons mettre en oeuvre pour numériser la presse, qui sont à la fois les collections les plus fragiles sur le plan physique et les plus demandées par les utilisateurs. Entre autres aspects, je pense aussi aux collections audiovisuelles de la bibliothèque, que nous souhaitons voir numérisées de manière exhaustive.

Je me concentrerai sur le livre et l'imprimé. Grâce aux perspectives du grand emprunt, car pour le moment, ce sont des perspectives, nous n'avons pas encore de certitudes quant aux financements qui nous seront alloués, nous allons pouvoir changer d'échelle indiscutablement pour la presse, où je pense que nous pourrons multiplier, par un facteur 10 au moins, les programmes de numérisation par rapport à l'existant. Pour le livre imprimé, nous pouvons viser une augmentation sensible, qui sera plutôt de l'ordre du doublement par rapport au rythme actuel que d'un facteur 10. Je le dis, parce que nous numériserons l'équivalent de 100 000 ouvrages par an. Nous pourrions certainement faire 200 000, mais pour des problèmes d'organisation, je crois qu'il faut savoir que la numérisation est un processus de long terme. On nous donnerait dix milliards d'un coup, il ne serait pas possible de les utiliser en un temps record.

Troisièmement, le grand emprunt nous lance un véritable défi. En effet, il nous oblige à inventer un nouveau modèle économique qui n'existe pas aujourd'hui, par rapport à ce que nous connaissons, nous Français, et la BnF en particulier, qui est une économie fondée sur la subvention, soit des subventions spécifiques, comme celles que nous accordait le Centre national du livre, soit ce que nous tirons de nos ressources propres, largement financées par la subvention, pour des programmes comme les manuscrits ou les images. Les premiers échanges que nous avons eus avec les responsables du commissariat général à l'investissement montrent que nous devons faire converger deux logiques, qui spontanément ne sont pas nécessairement réunies : la nôtre, une logique culturelle basée sur les contenus à valoriser, à mettre en ligne et à numériser et une logique économique, qui est l'esprit dominant de l'emprunt national, qui est la modernisation de l'économie, qui part beaucoup plus des acteurs économiques et industriels que des contenus. Pourquoi est-ce un défi ? Comme c'est un des thèmes de la table ronde, je distinguerai les oeuvres du patrimoine et du domaine public et les oeuvres protégées.

Pour ce qui concerne la numérisation des oeuvres du domaine public, soit il y a le modèle subventions que nous appliquons actuellement, soit deux types de modèles. Dans le modèle Google, Google prend en charge la numérisation d'un partenaire, rend les contenus accessibles mondialement et gratuitement, mais se rémunère dans un cadre économique plus global, fondé sur la publicité, et impose aux bibliothèques partenaires, dans le cadre d'accords contractuels, des restrictions d'usage, notamment d'exploitation commerciale. C'est un modèle éprouvé, qui concerne plusieurs dizaines de bibliothèques, dont certaines très importantes. Il y a d'autres acteurs, généralement anglo-saxons, eux aussi, qui sont plutôt issus du monde de l'université et des bibliothèques. Ils prennent en charge la numérisation, et se rémunèrent par un travail sur les contenus, en vendant par exemple des corpus aux universités, en faisant un travail supplémentaire, une valeur ajoutée, en imposant aux bibliothèques partenaires des restrictions beaucoup plus fortes que celles de Google, qui sont souvent de nature territoriale. L'Angleterre et le Danemark sont engagés dans cette voie, où, durant une période de dix à quinze ans, les contenus numériques ne sont accessibles librement que dans le pays considéré, et sont en accès payant sur le reste du monde.

Les trois modèles que je viens de citer, subvention, Google ou corpus payant, aucun n'entre dans les critères du grand emprunt. Ainsi, il va falloir, si on veut avancer, proposer des dossiers recevables à ce titre, inventer un modèle différent de ceux que je viens de citer.

Pour les oeuvres protégées, effectivement, la distinction canonique entre les oeuvres orphelines - pour lesquelles il faut trouver, par la loi ou autrement, un moyen de les annexer au domaine public, moyennant une indemnisation forfaitaire des sociétés de gestion de droits - les oeuvres épuisées et les oeuvres disponibles, suppose d'autres solutions. Pour les oeuvres épuisées, je crois que c'est légitimement la grande ambition de notre ministre d'avoir un très grand programme massif de numérisation de ces oeuvres. Cela suppose peut-être des dispositions législatives, cela suppose au minimum des accords contractuels avec les éditeurs, et les auteurs, qu'il ne faut pas oublier. Je pense que M. Alain Absire sera d'accord avec moi sur ce point. Le ministre a demandé aux éditeurs et à nous-mêmes de travailler jusqu'au mois de juillet pour faire des propositions en ce sens. Pour les oeuvres exploitées, les oeuvres disponibles, nous avons une expérience sur Gallica. Là encore, il y a plusieurs modèles possibles. Le premier a semblé pouvoir se mettre en place aux Etats-Unis d'Amérique dans le cadre du compromis négocié entre Google, des auteurs et des éditeurs. En effet, ce compromis a suscité beaucoup d'objections. Il a déjà été en partie réécrit. Il n'est toujours pas approuvé, et peut-être ne sera-t-il jamais approuvé. Nous avons l'expérience que nous avons mise en place il y a un an et demi avec les éditeurs sur Gallica. Gallica indexe le plein texte des ouvrages en question, les ouvrages protégés, les signale à l'utilisateur de Gallica. Mais si l'internaute veut les lire, il est redirigé vers la plate-forme de l'éditeur. C'est un système qui fonctionne, qui est économique, à tout point de vue d'ailleurs, et qui pourrait être développé. Puis, au niveau européen, d'autres tentatives, ou dispositifs, se mettent en place. Je viens de parler du Danemark. Le Parlement du Danemark vient d'adopter une loi qui autorise la numérisation jusqu'aux années 90 probablement. La numérisation serait confiée à Google. C'est encore un modèle hybride. Mais le Danemark, comme la Grande-Bretagne, conclut des accords pour certaines catégories de livres, avec une société américaine qui s'appelle Proquest ou Gale, qui prévoient des accès limités. Nous avons un véritable défi, pour nous, Français. Il est, à partir des perspectives ouvertes par l'emprunt national, de mettre au point avec différents partenaires des modèles économiques, qui respectent notre logique culturelle, la prédominance des contenus, qui soit aussi, puisque cela nous est demandé, une contribution à la modernisation de l'économie. J'ai eu un entretien, à la bibliothèque, avec M. Jean-Pierre Gérault, pour dire qu'à ce stade exploratoire, toutes les options sont ouvertes. Je crois qu'il faut qu'elles soient ouvertes. Comme l'a dit M. Marc Tessier, puisqu'il s'agit d'inventer un nouveau modèle, conforme à nos exigences et à nos principes, nous ne devons à ce stade exclure aucune piste.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

M. Jean-Noël Jeanneney, quelles sont vos réflexions à ce stade des évolutions, qui sont très rapides ?

M. Jean-Noël JEANNENEY, ancien président de la Bibliothèque nationale de France

Selon votre souhait, je ne reviendrai pas sur les grandes lignes d'un combat que j'ai été amené à mener avec d'autres et que j'ai eu l'occasion d'expliciter devant votre commission voici quelques mois. Cette commission m'a accueilli avec une chaleur et un intérêt auxquels ma mémoire reste très sensible, avec beaucoup de gratitude. A propos de ce combat, où j'ai cru devoir à nouveau m'engager, à ma surprise, l'été dernier, je souhaite passer le relais à d'autres. J'ai suffisamment résumé les ressorts de ce qui m'a animé. A d'autres, j'ai même imprimé les épisodes et les développements de cette grande affaire. Je vais donc m'en tenir, selon votre voeu, aux deux ou trois questions que vous posez dans la note que vous avez bien voulu nous adresser.

En introduction, il me semble que la France doit considérer dans ce domaine comme dans d'autres qu'il lui revient d'indiquer des chemins, d'être exemplaire, comme disait de Gaulle. C'est peut-être excessif. Naturellement, nous devons nous méfier de l'arrogance, mais nous devons aussi nous méfier d'un excès de modestie, au moment où notre rayonnement culturel autour de la planète pose autant de questions - que vous connaissez bien, dans cette commission - il me semble que cela ne doit jamais s'éloigner de notre esprit. Il y a une singularité française. Nous avons constamment, Mesdames et Messieurs les sénateurs, conservé en tête, que lorsque nous définissons un chemin, lorsque nous rassemblons les moyens de le parcourir, beaucoup de gens nous regardent. J'ai eu, comme d'autres, l'occasion de le mesurer depuis cinq ans, tout autour de la planète. Cela doit à la fois nous obliger et nous inciter à considérer que les décisions que nous prenons dans notre écosystème, comme dit M. Marc Tessier, dont le rapport nous a éclairés si précieusement - l'écosystème français - on peut parler d'idiosyncrasie, je crois que chacun choisit son vocabulaire, on est plus ou moins technocrate. L'essentiel est de rappeler cela. Après tout, la France de l'humanisme a joué un rôle essentiel dans la diffusion de l'imprimerie et du savoir. La France du XIXe a joué - là elle n'avait pas du tout l'inquiétude de paraître arrogante - un rôle essentiel dans la définition des droits d'auteur, à la fois en termes matériels et en termes moraux, dans notre pays. Cela a rayonné dans le monde entier avec les conventions internationales qui ont été prises. Par conséquent, notre combat pour une diversité culturelle doit être conçu par nous comme n'étant pas exclusivement hexagonal. D'ailleurs, les nouvelles technologies nous rappelleraient assez brutalement que ce serait fou d'être tenté par cela. Je ne pense pas seulement au fait que nous devons nous accommoder d'une mondialisation technologique. Nous devons penser aussi que nous pouvons parler haut et fort, et que cela ne sera pas sans importance, un peu partout, pas seulement au Japon, où j'étais en septembre. J'y ai constaté avec satisfaction à quel point on regardait vers nous et à quel point on a trouvé chez nous des inspirations, pour décider sans emprunt d'État que l'on consacrerait 90 millions d'euros pour numériser très promptement un million d'ouvrages.

Je concentrerai ma réflexion sur les deux interrogations que vous nous proposez. La première est celle de savoir si nous avons les moyens. Je pourrai être d'autant plus bref que M. Jean-Pierre Gérault a déjà dit beaucoup de choses à ce propos, et je le rejoins très largement. La seconde est de savoir comment, de façon originale, organiser les relations entre l'État et le secteur privé.

Avons-nous les moyens ? Je crois qu'en termes financiers, vous avez eu raison de dire, Monsieur, que cela est évident. Je ne jouerai pas à comparer avec les autres dépenses. Chacun peut choisir ses points de comparaison. Ce qu'il faut néanmoins remarquer, peut-être avec plus de force encore, c'est que même en termes budgétaires, l'argent qui sera dépensé là sera un argent qui sera destiné à fructifier également avec des retours d'investissement. J'hésite toujours à parler de manière aussi brutale dans les domaines culturels, mais cela est vrai. Si notre culture rayonne grâce à cela davantage, nous savons bien que cela aura des effets positifs, y compris sur notre balance des paiements. J'emploie cette expression au nom d'une responsabilité que j'ai eu à assumer voici maintenant deux décennies. En termes industriels et technologiques, nous sommes bien sûr tout à fait capables en France et en Europe de répondre à cette nécessité, à cet appel. Je dirai en plus quelque chose que votre pudeur, Monsieur, n'a peut-être pas pu manifester : vous avez fait des investissements considérables. Par conséquent, il est tout à fait naturel que vous ayant poussé à cela, la puissance publique marque qu'elle souhaite que ces investissements soient productifs. C'est vrai dans la région parisienne - vous évoquiez les régions, M. le président - c'est vrai en région, et pas seulement, mon cher ami, du côté du Sud-Ouest.

Bien sûr, il y a la grande question des moyens juridiques. Nous les avons et nous rejoignons une grande spécificité française : la question du droit continental, du droit public, qui est différent du droit anglo-saxon. C'est pourquoi, d'ailleurs, j'avais souhaité, lorsque nous avions défini un programme de numérisation, en dessinant une singularité française qui me paraît pouvoir être considérée depuis plus longtemps qu'un an, et être antérieure, même antérieure à ma présidence. En termes juridiques, je crois que c'est fondamental. Nous avons placé dans notre projet de numérisation l'ensemble du corpus des livres qui portent le droit français et le droit continental. C'est un domaine où le fond et la forme se mêlent très intimement. Par conséquent, il est très important que les ouvrages soient numérisés, accessibles, pour renforcer notre originalité, avec du côté des droits d'auteur, l'aspect matériel, que le copyright protège d'une certaine façon, mais aussi les aspects moraux, qui sont tellement liés intrinsèquement à notre originalité française.

La deuxième série de questions, à laquelle très brièvement je voudrais apporter quelques réflexions, est la question toujours centrale des relations entre les pouvoirs publics et le privé.

Je voudrais commencer par dire qu'au fond, nous avons beaucoup de chance que la question se pose principalement du côté des éditeurs. En effet, les éditeurs, par nature, depuis très longtemps, jouent un rôle qui est à la fois commercial, puisque ce sont des entreprises qui ont à survivre, mais qu'en même temps ils rendent un service public. Par conséquent, ils inclinent très spontanément à être ouverts à des réflexions comme celles que vous avez à développer ici, à quoi nous nous attachons tous. C'est la grande question de savoir comment nous pouvons et comment nous devons travailler avec eux, et quelle est l'originalité que l'État peut apporter à cet égard. Nous sommes une civilisation, un monde où nous pensons de longue main que le tout au marché ne donne pas le meilleur des mondes possibles. Le représentant de l'Autorité de la concurrence est parti, ainsi je vais adoucir mon propos puisqu'il ne peut pas me répondre. Cette comparaison avec la ligne Maginot, je m'en sens un peu fatigué. La ligne Maginot avait le grand inconvénient de ne pas avoir été achevée jusqu'à la mer, que c'était donc une défaillance intrinsèque. De plus, il y a quelque part à dessiner une voie entre d'un côté un protectionnisme étroit, se bornant à cette sorte d'inquiétude obsidionale, et d'autre part l'idée qu'on peut trouver au grand rang de la concurrence. Je me rappelle avoir vu le ministre du commerce extérieur canadien, avec un visage de Bergman. Il m'a dit : « Dans le domaine de la concurrence, mon cher collègue, nous sommes tous coupables, sinful. » Je lui ai dit : « Nous ne sommes pas dans un domaine religieux. On n'est pas coupable avec la concurrence. » La question est de savoir comment utiliser la concurrence, qui est une arme puissante pour le développement, et comment éventuellement on peut se protéger contre ses effets. En somme, il faut toujours réfléchir en termes de rythme. Qu'est-ce que l'État peut apporter ? Depuis six mois que nous nous étions vus, M. le président, à cet égard, je pense que tout ce qui s'est passé l'a confirmé : il y a des rythmes de la conjoncture - cela a été évoqué par M. Nicolas Georges en particulier tout à l'heure - les rythmes d'un instant, où les choses se cristallisent. Là, c'est la rencontre entre la décennie antérieure et la nôtre, où tout à coup les choses ont changé, où les aspirations se cristallisent, de façon positive ou non. Je crois qu'elles ont été positives avec les décisions du gouvernement. Toute la question qui se pose alors à cet égard est : comment organiser cet accord entre éditeurs et pouvoirs publics ? J'avais pensé que la bibliothèque aurait pu, d'une certaine façon, dessiner, organiser, sans esprit de patronage le moins du monde, cette coopération. Si on fait une plate-forme extérieure, c'est un autre système. C'est ce que M. Marc Tessier et sa commission proposaient. On peut en discuter. Cela n'est pas essentiel.

La question est de savoir comment cette concurrence va permettre d'incarner les avantages magnifiques de la Toile, pour la diffusion des oeuvres, pour leur notoriété, avec évidemment une réflexion à faire sur l'ambivalence, cela est toujours vrai, qu'implique une organisation insuffisante de la masse. Nous avons, à cet égard, un certain désaccord de doctrine avec mon successeur sur la question du vrac. J'ai lu attentivement son oeuvre. Il considère que la notion de vrac est finalement une notion peu opératoire. Je continue à penser qu'organiser le vrac est fondamental, et que de ce point de vue-là, la coopération entre pouvoirs publics et éditeurs privés peut jouer un rôle essentiel, du coup lutter contre une certaine inégalité de l'accession à ces richesses, qui, si on n'organise pas l'ensemble, est évidemment destinée à creuser un fossé entre ceux qui ont été préparés par leur culture antérieure à s'en servir et ceux qui ne l'ont pas été.

Il y a différents modèles. Je rencontre tout à fait M. Bruno Racine sur ce point. Nous pensons que le modèle que nous offre Google - et nous n'avons pas changé d'avis - n'est pas, dans l'état actuel des choses, un bon modèle, car il nous proposait, dans le secret de ses contrats - il y aurait brigandage de ces richesses sans autorisation - une propriété définitive des fichiers. Il créait ainsi une inégalité qui était insupportable. Si, en revanche, on arrive à vous parler à égalité, à vous tutoyer, à être en possibilité d'accord avec vous, comme avec d'autres, sans aucun monopole d'utilisation et de possession commerciales de ce qui sera numérisé, ni propriété éternelle des fichiers, avec l'inquiétude que cela peut comporter quant à la perpétuation de leur qualité après migration, si on arrive à un accord de ce type, alléluia ! Il faudra aller dans cette direction.

Cette interrogation sur les rapports entre le public et le privé conduit à la grande question de la sécurité durable de ces richesses. Je ne reviens pas sur la question de la sécurité technologique, technique, mais il y a évidemment la question de la sécurité juridique, dont j'ai déjà dit un mot, et la question de la sécurité financière. De ce point de vue-là, ce que nous avons entendu M. Jacques Toubon nous dire, qui m'a paru très sage, sur une réflexion sur la TVA, sur la nécessité, après d'autres, de ne pas confondre prix unique et prix déterminé, tout ça me paraît à peu près éclairer la sagesse de votre commission et de la Haute Assemblée.

Il y a, bien sûr, toute la question de la zone grise. Je n'imagine pas qu'on puisse arriver à une solution sans accord entre le monde des éditeurs, les pouvoirs publics et le gouvernement. Peut-être doit-on - peut-être y pense-t-on actuellement au ministère de la culture - réfléchir à un système qui soit un système forfaitaire, qui puisse aboutir, avec l'accord des éditeurs, à ce que chacun en ait pour son avantage, avec la sécurisation de ce à quoi on peut accéder.

Le Sénat est vraiment, à mes yeux d'historien, le lieu idoine pour réfléchir à tout ça. Je relisais tout récemment le rapport de votre prédécesseur Eugène Pelletan, à propos de la loi de 1881, sur l'histoire de la presse. Il parlait de civisme. Il parlait d'une réalité française, d'une organisation de la France comme un forum qui puisse aspirer le reste du monde. On y est. On est là dans une grande affaire qui concerne la France et qui concerne l'Europe. Le prototype d'Europeana n'est pas de 2008. Il est de début 2007. Vous avez employé le mot prototype, Monsieur. Le premier prototype a été lancé en mars 2007. Nous pensons que la France doit sans relâche inciter les pays voisins à faire un effort qui soit un effort considérable. L'exemple, sans donner aucune leçon, mais en montrant que c'est possible, peut être essentiel. Les pouvoirs publics ont désormais pour les mois qui viennent - c'est vrai des parlementaires, c'est vrai du gouvernement, c'est vrai de tous les responsables de ce champ - à persuader, avec une détermination inflexible, les autres de ce dont nous sommes maintenant convaincus, de ce que cette commission donne le sentiment d'être convaincue, c'est-à-dire qu'il y a là une tâche européenne, au nom des grands projets, fondamentale si nous voulons n'être pas, comme cela a été évoqué tout à l'heure, un endroit où on vienne se reposer, agréablement, en France, en Europe, pour se détendre, comme M. Sieburg voulait que les guerriers allemands viennent en 1930 - Dieu est-il français ? - se reposer. Nous ne voulons pas de cela. Nous voulons être en pointe à cet égard. Vous avez cité, M. le président, un bibliothécaire remarquable du Sénat, Anatole France. Permettez-moi d'en citer un autre, qui a été également bibliothécaire du Sénat, Leconte de Lisle, qui a eu un jour, dans un poème d'amour, ce vers magnifique : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois. » Je crois que nous ne verrons jamais, M. le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, une conjoncture comme celle-ci. Soyons dignes d'elle.

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Merci, Monsieur. Je crois que ce qui est frappant dans notre très riche double table ronde, c'est qu'il y a aujourd'hui une volonté de traiter les problèmes au fond, avec un certain apaisement, une certaine convergence, de temps en temps, un petit peu de poivre qui relève le mets. Nous avons bien avancé. On ne peut pas terminer sans donner la parole à Google. En effet, implicitement, vous étiez l'objet du débat. Je voudrais vous redonner la parole, pour savoir si vous avez quelques commentaires à faire en cette fin de riche table ronde.

M. Philippe COLOMBET, directeur du projet Livres pour Google France

Des commentaires, j'en aurai sur la deuxième partie, et sur les interventions concernant la numérisation du patrimoine écrit, avec la distinction des livres libres et des livres sous droit. Sur les livres du domaine public, on a suivi effectivement depuis le mois de septembre le débat public important qui a eu lieu. A l'invitation de M. Marc Tessier, on a participé aux travaux de la commission et été audités. On sollicite cet appel au partenariat public-privé qu'on a toujours encouragé. Dans les différentes propositions du rapport Tessier, je crois que nous n'en excluons aucune sur les modes de collaboration spécifiques à la France, compte tenu des investissements qui sont faits en France. Je le redis à la fois au ministère de la culture et à M. Bruno Racine, notre volonté d'avancer et de trouver une solution est intacte. Elle ne s'est absolument pas amoindrie dans l'espace des six mois qui se sont écoulés. On a simplement, par ailleurs - vous l'avez su dans la presse - souhaité aussi avancer avec d'autres bibliothèques nationales en Europe. Je pense à l'Italie, avec deux établissements à Rome et à Florence, avec qui on va numériser, dans les années qui viennent, un million d'ouvrages environ, et à d'autres bibliothèques nationales. Encore une fois, compte tenu de l'importance de la langue française et du nombre de francophones dans le monde, si on peut faire un bout du chemin avec vous, ce sera avec plaisir. Quand je dis un bout, c'est important, parce que je pense que sur le domaine public, une des perceptions était qu'un partenariat éventuel avec une firme comme nous porterait sur l'intégralité des fonds. Il n'en a jamais été question. Il s'agissait, là où ça fait sens pour l'un et l'autre, de faire ce que j'ai appelé un bout de chemin ensemble.

Je parlerai dans un deuxième temps des livres sous droit. En effet, jusque-là, je pense que nous sommes face à des problématiques communes, même si nous devons reconnaître la spécificité du droit d'auteur anglo-saxon et du droit d'auteur européen. En effet, vous le savez, Google a numérisé des oeuvres sous droits dans le cadre d'accords avec des bibliothèques universitaires aux États-Unis d'Amérique. Ces oeuvres, dont un certain nombre d'oeuvres françaises, certaines encore disponibles mais souvent épuisées, aujourd'hui, nous les indexons dans le moteur, c'est-à-dire que nous permettons de les retrouver. Cependant, sans l'accord de l'ayant-droit, il est strictement impossible de montrer ne serait-ce qu'une page en entier. Nous ne montrons que de courts extraits. Quand j'entends cette volonté de ne pas occulter dans la numérisation les oeuvres du XXe siècle, et quand je sens du côté des pouvoirs publics et de la Bibliothèque nationale de France l'idée de recenser, de pouvoir numériser les oeuvres du XXe siècle, de pouvoir leur donner un accès, on s'aperçoit que nos deux volontés, venant peut-être de deux angles différents, se heurtent à un même problème : celui de la gestion collective de ces oeuvres, qu'elles soient orphelines - c'est un cas particulier - ou encore avec des ayants-droit identifiés. Dans les deux cas, on se trouve confronté à l'idée de, si l'on veut faire une numérisation de masse, permettre à l'ayant-droit, si on le connaît, de faire savoir ses intentions quant à l'oeuvre. Est-ce qu'il souhaite qu'elle soit numérisée ? Est-ce qu'il ne souhaite pas qu'elle soit numérisée ? Est-ce qu'une fois qu'elle est numérisée, il souhaite en donner accès au public ? Selon quelles modalités économiques ? J'appelle de nos voeux les plus chers de trouver, puisque ces projets de numérisation massive des ouvrages du XXe siècle existent, ici en France, des solutions de gestion collective. Les ayants-droit pourraient prendre la main et dire « Voilà ce que je souhaite, et selon telles conditions », auteurs et éditeurs. Ces solutions de gestion collective ont été illustrées par l'accord américain. Nous espérons que cet accord va être validé, même si vous savez qu'il est très spécifique au territoire américain. Il ne peut pas être copié-collé en un accord pour l'Europe. C'est une illustration qui a d'ailleurs donné des idées sur le continent européen et bien mis en exergue cet enjeu de la gestion collective d'oeuvres épuisées, de faire en sorte que le XXe siècle littéraire, scientifique, de sciences humaines, ne soit pas le trou noir de la numérisation du patrimoine écrit.

CONCLUSION

M. Jacques LEGENDRE, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication

Je vous remercie. Il est treize heures. Je crois qu'il est sage de terminer, mais je ne voudrais pas priver mes collègues de questions. Il n'y a pas de demandes d'intervention ?

Mesdames, Messieurs, nous avons passé, vous le voyez, une matinée tout à fait passionnante, à débattre, et que le temps consacré par la commission de la culture du Sénat montre notre engagement tout à fait déterminé.

Nous ne voulons pas passer à côté des opportunités qu'ouvrent les nouvelles technologies, pour mettre à la disposition de tous un maximum d'oeuvres. Nous voulons que ce soit fait dans le respect de notre patrimoine, et dans le respect du droit d'auteur. Je crois que ceci est tout à fait clair. Nous pensons, et l'avons entendu rappeler aujourd'hui, que la France en a les moyens techniques, financiers et juridiques. Par conséquent, notre commission, je crois que c'est dans son unanimité, restera mobilisée pour suivre presque au jour le jour les évolutions que nous allons connaître. En effet, nous avons compris aussi qu'il fallait que nous soyons très présents et que nous ne laissions pas le temps au temps. Dans ce domaine, les choses vont aller très vite ailleurs et nous devons être tout à fait dans le coup.

Notre mobilisation s'est marquée ce matin par cette réunion, qui suit de peu un déplacement que nous avions fait sur le continent américain, parce que nous voulions comprendre le mouvement qui s'est amorcé là-bas, ce qui se passe là-bas. Nous aurons sûrement l'occasion de provoquer de nouvelles réunions pour suivre ce qui va se passer. Puisque M. Jacques Toubon nous a soufflé à l'oreille que peut-être il serait bon un jour qu'une proposition de loi émane du Sénat sur certains aspects, dans le respect des différents groupes, nous restons prêts aussi à user de l'arme législative.

Merci de votre présence, Mesdames et Messieurs, et sans doute à bientôt.

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