B. UN DIAGNOSTIC QUI GAGNERAIT À S'APPUYER SUR UNE ÉVALUATION DES STRATÉGIES DÉJÀ MISES EN OEUVRE

Le document-cadre de coopération tel que transmis à votre commission ne semblait pas s'appuyer sur une évaluation de la politique jusqu'ici menée. Le document dresse bien un diagnostic de la situation internationale et des grandes évolutions des politiques d'aide, mais ne se fonde pas sur un bilan de l'action passée.

Votre commission estime que le diagnostic doit s'étendre aux différents volets de la politique d'aide au développement.

1. Un bilan des objectifs fixés par le CICID serait utile

Le processus même de rédaction du document ne prévoyait pas une séquence préalable de bilan des objectifs que les différents CICID s'étaient fixés depuis 2004.

En procédant ainsi, les auteurs du document définissent la stratégie française de coopération pour les années à venir en faisant l'économie d'un retour sur les objectifs que se sont fixés les pouvoirs publics dans ce domaine depuis des années.

Les différents CICID ont adopté de nombreux objectifs que le document-cadre reprend assez largement et dont il serait utile de faire le bilan. Le CICID du 5 juin 2009 a par exemple défini cinq secteurs d'intervention prioritaires pour la coopération française et a fixé un objectif d'allocation de 60 % de l'effort budgétaire de l'aide publique au développement à l'Afrique subsaharienne, ainsi qu'un objectif d'allocation de 50 % des subventions aux quatorze pays pauvres prioritaires.

Il serait de bonne méthode de faire un bilan des stratégies passées, pour vérifier si les objectifs ont été atteints. Un bilan permettrait également de comprendre les raisons pour lesquelles, le cas échéant, ils ne l'ont pas été et enfin pour réévaluer leur pertinence.

2. La définition d'une stratégie devrait contenir une doctrine d'emploi des différents instruments de l'aide au développement

Cette réflexion s'applique non seulement aux priorités géographiques et sectorielles mais également aux instruments utilisés (prêts, dons, garanties, etc.), ainsi qu'aux canaux de financements bilatéraux ou multilatéraux choisis.

Les mérites et les limites de chacun de ces instruments permettraient d'éclairer le débat. De nombreux intervenants, lors de la table ronde et de la présentation du ministre des affaires étrangères et européennes, ont regretté, comme Mme Catherine Tasca, que « ce document ne s'appuie pas sur une évaluation de l'efficacité respective des différents instruments de l'aide au développement française. Une évaluation des politiques passées est indispensable pour déterminer les instruments et les objectifs souhaitables dans tel ou tel contexte».

Vos rapporteurs observent, par exemple, depuis 2006, une diminution des dons de l'aide bilatérale et inversement une augmentation des prêts.

Source : Sénat / OCDE

Cette évolution a un impact important sur l'allocation géographique de notre aide. Conformément aux règles que la France s'impose dans le cadre du FMI, elle ne prête pas aux pays qui ne sont pas, du fait de leur situation financière, éligibles aux facilités d'emprunt du FMI. C'est là de l'avis général une des explications de la diminution de nos interventions en Afrique subsaharienne en général et dans les pays francophones de cette zone en particulier.

Un bilan de l'utilisation des dons et des prêts, prenant en compte le degré de concessionnalité des prêts selon les zones et les secteurs, une analyse des conséquences à terme de ces deux instruments sur notre aide publique au développement, permettrait d'éclairer ce débat récurrent et d'en dégager une doctrine d'emploi des dons.

Compte tenu de la rareté de la ressource budgétaire qui sera nécessairement croissante dans les années à venir, le document-cadre devrait identifier les situations, les zones et les secteurs où les dons disposent d'un avantage comparatif certain par rapport aux autres mécanismes.

Vos rapporteurs souhaiteraient, par ailleurs, savoir, dans le cadre de ce document qui s'inscrit dans une perspective de dix ans, quelles seront les conséquences prévisibles à dix ans de l'augmentation importante de nos interventions sous forme de prêts sur l'aide au développement que nous déclarons à l'OCDE.

D'autres instruments suscitent des débats, comme par exemple l'aide budgétaire, les contrats désendettement-développement où, dans un autre registre, les fonds fiduciaires qui sont souvent présentés comme des moyens pratiques de travailler avec les organisations internationales, en affectant des contributions volontaires à des secteurs particuliers.

Au niveau de la Banque mondiale, ces fonds fiduciaires connaissent une croissance très forte, passant de 3,3 milliards d'euros, en 2004, à 6,4 milliards d'euros en 2007. La dernière évaluation de « l'efficacité de l'interaction des organisations multilatérales dans les pays africains » souligne, parmi ses préconisations, que « la France devrait plaider, au sein des conseils d'administration des organisations multilatérales et à la Commission européenne, sur les risques de dysfonctionnement de l'architecture du système international de l'aide associé à la multiplication des fonds fiduciaires et des ressources budgétaires affectées dans les agences multilatérales » 6 ( * ) .

On pourrait multiplier les exemples. Le débat sur la part croissante de l'aide multilatérale dans la coopération française doit être éclairé par des évaluations sur les résultats obtenus au regard des objectifs fixés.

L'évolution croissante de la part du multilatéral se traduit, dans certains secteurs, par une diminution importante de l'aide bilatérale, comme l'illustre l'évolution des dépenses dans le domaine de la santé.

Une évaluation des résultats permettrait de savoir quel est l'équilibre le plus optimal pour chaque secteur. Une connaissance des avantages comparatifs des opérateurs bilatéraux et multilatéraux dans chaque secteur est nécessaire pour que des arbitrages budgétaires soient effectués au regard de critères d'efficacité.

L'évaluation de la qualité des partenariats entre la France et les institutions multilatérales auxquelles elle contribue permettrait de mieux appréhender la cohérence entre l'action de ces institutions et les priorités de notre pays.

Votre commission est d'avis que ces évaluations soient systématiques à chaque reconstitution des fonds de ses organismes.

Il y a, par exemple, aujourd'hui, un consensus pour reconnaître que, si elle est fortement engagée au niveau multilatéral sur les questions de santé, la France tient insuffisamment son rang et doit renforcer son influence et sa visibilité. Ce rééquilibrage doit se faire dans le contexte de l'action multilatérale, mais aussi, et peut-être surtout, par une meilleure articulation entre le multilatéral et le bilatéral.

Votre commission souhaiterait que le document-cadre définisse clairement la palette d'instruments à la disposition des autorités politiques, qualifie leurs avantages comparatifs respectifs en s'appuyant sur des éléments d'évaluation et détermine une doctrine d'emploi qui permettrait de savoir ce qu'on peut attendre de chaque instrument et dans quel contexte il est le mieux adapté. Cette doctrine permettrait notamment d'identifier le meilleur usage des ressources en subvention.

Si on veut que le document-cadre soit un document qui éclaire la décision politique, il devrait aussi contenir une doctrine d'emploi des instruments de l'aide au développement.

Le document tel qu'il a été présenté n'est pas une vision prospective ou normative de l'aide au développement. Il relève davantage d'une mise en cohérence des objectifs et des pratiques et d'une définition du champ des possibles en matière d'aide au développement. Dès lors, y introduire une sorte de « boîte à outils » du développement recensant les instruments et leur doctrine d'emploi a toute sa place.

3. Le diagnostic devrait également concerner les structures administratives de l'aide au développement et leurs objectifs respectifs

La politique d'aide au développement a connu, depuis la suppression du ministère de la coopération, une réforme d'ampleur.

Votre commission souhaiterait que le document-cadre aborde cet aspect de notre politique. L'aide au développement est faite d'idées, d'objectifs, de projets, mais aussi de moyens et de structures. Or les structures ont été remaniées. Il serait souhaitable de faire le bilan des réformes opérées et de définir les objectifs que l'on attend du fonctionnement de ces structures.

La réforme de la coopération, initiée par le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) du 20 juillet 2004, a en effet été poursuivie et complétée par les CICID du 18 mai 2005, 19 juin 2006 et 5 juin 2009.

Cette réforme avait pour objectif le recentrage du ministère des affaires étrangères et européennes sur la stratégie, la programmation et le pilotage de la mission « aide publique au développement ». Elle a renforcé l'autorité du ministre en charge de la coopération, chef de file, au sein du Gouvernement, pour l'aide au développement, tout comme le rôle des ambassadeurs, chargés d'assurer la cohérence et de la coordination de l'ensemble des actions menées par la France dans leur pays de résidence. Le fonctionnement du co-secrétariat du CICID, assuré conjointement avec le ministère chargé de l'économie et le ministère de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire (MIIINDS) avait vocation à donner une cohérence à notre dispositif d'aide publique au développement.

Le nouveau mode d'exercice de la tutelle de l'AFD, opérateur-pivot, pour les secteurs correspondant aux Objectifs du Millénaire pour le Développement, a été mis en place. Une convention-cadre avec l'Etat et des contrats d'objectifs et de moyens, assortis d'indicateurs de suivi, ont été signés. La création, au sein du ministère des affaires étrangères et européennes, de la direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats traduit la volonté de concentrer l'activité du ministère sur la définition des stratégies et sur le pilotage d'opérateurs.

En vue d'obtenir une meilleure répartition des rôles entre, d'une part, des administrations centrales stratèges et, d'autre part, des opérateurs disposant d'une véritable autonomie opérationnelle, il a été décidé la poursuite du transfert des compétences sectorielles du ministère des affaires étrangères et européennes à l'AFD et la création, en son sein, d'un Conseil d'orientation stratégique (COS), présidé par le Ministre en charge de la coopération.

La réaffirmation de l'insertion de l'activité des agences locales de l'AFD dans le cadre de la mission de coordination et d'animation de l'Ambassadeur a été confirmée par le décret n°2009-618 du 5 juin 2009, qui précise que l'action des représentations de l'AFD dans les pays d'intervention s'exerce dans le cadre de la mission de coordination et d'animation assurée par le chef de mission diplomatique.

Une évaluation des réformes effectuées permettrait de répondre à des interrogations que vos rapporteurs se sont posées telles que :

- les modalités de coordination entre les opérateurs sont-elles suffisantes ?

- le co-secrétariat du CICID dans sa configuration actuelle assure-t-il bien un rôle d'arbitrage entre les ministères ?

- les transferts de compétences sont-ils achevés ? La compétence en matière de gouvernance financière n'a-t-elle pas vocation à être transférée à l'AFD ?

- quel sera à terme le rôle en matière d'aide au développement des conseillers de coopération et d'action culturelle une fois la réorganisation de l'action extérieure de l'Etat achevée ?

- quels sont les objectifs fixés aux agences de l'AFD et aux SCAC en matière de suivi des projets, des aides programmes et des aides budgétaires et plus généralement en matière de collecte de données et de remontée d'informations nécessaires au pilotage de l'aide, aussi bien dans nos relations avec les pays partenaires qu'avec les institutions multilatérales à laquelle la France contribue ?

- quels sont les objectifs assignés aux différents centre de recherche sur le développement tel que le l'Institut de recherche pour le développement (IRD) ou le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) ? La synergie entre notre politique de coopération et ces centres est-elle suffisante ?

Sans doute ces questions dépassent-elles le cadre du document. Mais ce travail d'évaluation devrait pouvoir déboucher sur la formalisation, dans le document cadre, des objectifs assignés à chacun des acteurs et au réseau de coopération dans son ensemble.

4. Un diagnostic qui gagnerait à s'appuyer sur une évaluation des résultats

Lors de la présentation du document-cadre, le ministre des affaires étrangères, interrogé sur l'absence d'évaluation des politiques menées, a souligné que celle-ci était « difficile ». Les rapporteurs du budget de l'aide au développement qui ont, sur ce thème de l'évaluation, procédé à de nombreuses auditions ne peuvent que partager ce sentiment.

Mais, comme l'a souligné M. François Bourguignon, ancien chef économiste de la Banque mondiale, lors de la table ronde : « l'évaluation est l'une des préoccupations majeures que le document-cadre doit prendre en compte. »

Certes, asseoir notre stratégie sur une évaluation suppose un travail important et de nombreux défis :

- un défi de capacité tout d'abord. Pour dépasser le simple recensement des politiques et s'engager dans l'analyse des « réalisations » et de leurs « impacts » réels, la production d'une information systématisée sur les résultats implique la mobilisation de moyens importants autour de la collecte de données et de leur analyse, mais aussi le renforcement d'une articulation étroite avec les pays partenaires dans le suivi des projets, des aides programmes et des aides budgétaires.

- des défis méthodologiques ensuite : les acteurs nationaux peuvent-ils s'attribuer des résultats de développement qui, de fait, sont collectifs, issus de projets et de programmes par nature pluri-acteurs ?

- le défi de l'agrégation des résultats enfin : la présentation de résultats agrégés permet-elle de rendre compte de la diversité des contextes et de donner à voir les facteurs de succès ou d'échec des opérations menées ?

Ces défis sont réels. Ils ne sont pas nouveaux. Ils sont, pour une part, communs à beaucoup de politiques publiques. De ce point de vue, on ne pourrait pas imaginer que la politique d'aide au développement soit la seule politique publique qui ne soit par nature pas évaluable. Ce n'est d'ailleurs pas le cas.

Les moyens d'évaluation existent. Ils ont été perfectionnés et doivent être utilisés pour éclairer la conduite du changement et l'amélioration de notre outil de coopération.

Au niveau international, le système de Revue par les Pairs, initié par le Comité d'aide au développement au sein de l'OCDE, fait un travail important.

Au niveau national, trois entités administratives à l'AFD, au ministère des finances et au ministère des affaires étrangères et européennes, effectuent des évaluations de qualité selon des méthodologies qui ont été affinées et formalisée avec le temps. Ces évaluations concernent le plus souvent des projets, parfois des instruments, des institutions ou des secteurs, plus rarement des pays.

Sans doute ces organismes devraient être renforcés, plus coordonnés, plus sollicités sur des sujets plus larges et plus stratégiques qui permettent d'avoir des vues plus globales et de traduire ces évaluations en préceptes stratégiques.

La question est donc tout autant la difficulté de l'évaluation que la difficulté intégrer l'évaluation au processus politique et à prendre en compte cette évaluation dans la conduite de l'aide au développement.

A cet égard, votre commission souhaiterait que les commissions compétentes du Parlement en matière d'aide au développement puissent dans le cadre de leur activité de contrôle demander le concours des organismes chargés des évaluations de la politique d'aide au développement dans les ministères et les organismes compétents pour procéder à des évaluations.

Comme l'a souligné l'économiste Esther Duflo dans sa leçon inaugurale du Collège de France sur l'aide au développement : « Les erreurs de diagnostic des économistes, des organisations internationales et des gouvernements sont fréquentes. Elles ne sauraient justifier l'inactivité, mais rendent au contraire les évaluations rigoureuses nécessaires. Celles-ci permettent de tirer des leçons des expériences passées. Or force est de constater qu'aujourd'hui encore la grande majorité des interventions ne sont pas évaluées, soit que leurs promoteurs craignent la révélation d'effets nuls ou moins importants que ce qu'ils escomptaient, soit que la mise en oeuvre d'évaluations rigoureuses soit perçue comme trop difficile. » 7 ( * )

*

A partir de son diagnostic, le document-cadre propose de définir les objectifs de la politique d'aide au développement en déclinant ces objectifs de façon variable selon les zones géographiques.

*

* 6 Efficacité de l'interaction des organisations multilatérales dans les pays africains Mars 2010 - http://www.dgtpe.minefi.gouv.fr/publi/publications.htm#0310

* 7 Expérience, science et lutte contre la pauvreté- Esther Duflo. Leçons inaugurales du Collège de France Paris, Collège de France/Fayard, 2009

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