M. Jean-Marc MONTEIL, chargé de mission auprès du Premier ministre

Merci, Monsieur le président. Très brièvement et si possible en essayant de poser des questions plutôt que d'apporter des réponses, car c'est très complexe. Nous avons eu une excellente illustration de ce que pouvaient être des classements. On a vu qu'en fonction des critères que l'on introduisait dans le dispositif, on avait des résultats et nous sommes passés de la 100 e ou 150 e place à la troisième ou quatrième place derrière Harvard et Stanford. Si on rajoute dans votre classement, à côté des 500 plus grandes entreprises et des 500 managers, les prix Nobel et les médailles Fields, il y a les responsables d'entreprises et les médailles Fields à Harvard et à Stanford et à ce moment-là on redégringolerait à nouveau dans le classement. Cela signifie que si on a la possibilité de contrôler les entrants, on devrait avoir une petite idée sur ce que seront les sortants. C'est à peu près ce qui s'est produit à Shanghai. Quand on connaît l'histoire du classement de Shanghai, on a pu rencontrer ceux qui l'ont fabriqué et ils le disent d'ailleurs avec beaucoup d'intérêt : « on a fabriqué le classement de Shanghai parce que nous voulions savoir en Chine comment on pouvait situer l'espace mondial et comment on pouvait demain entrer en compétition avec cet espace mondial. C'est-à-dire s'approprier un certain nombre de critères, les métaboliser dans notre propre culture et les apporter au devant de la scène », ce qui est la meilleure façon d'arriver à exister en soi. Cela a été une réussite totale puisque, dès la publication du classement de Shanghai, on a eu un débat très intéressant. À l'époque, on se demandait comment on pourrait faire l'année prochaine pour monter brutalement dans le classement. Il y a des gens qui ont réussi à faire cela très bien. Je le dis très tranquillement avec Mme Monique Canto-Sperber, qui est la directrice de l'École normale supérieure. Elle est allée en Chine et elle leur a dit : « les prix Nobel et les médailles Fields sont presque tous normaliens supérieurs et ils ont été formés à l'Ecole normale. Si vous intégrez ce classement dans le dispositif, il n'y a plus aucun problème, on est devant. » Qu'est-ce qu'on mesure avec cela ? Une histoire institutionnelle ? La qualité intrinsèque des gens qui rentrent dans un système ou la production scientifique d'un pays ? C'est un peu plus compliqué. On mesure probablement tout à la fois.

Je voudrais dire par expérience que nous sommes dans un moment de notre histoire qui est très important et on ne peut pas laisser les classements se développer comme s'il s'agissait d'une culture résiduelle. C'est, hélas, devenu quelque chose qui a tendance à devenir prescriptif et qui a donc des conséquences à la fois culturelles, économiques et sociales. Ou nous les regardons avec une distance très critique, en disant que nous sommes au-dessus de cela ou bien nous allons nous en mêler sérieusement pour défendre un système de valeurs dans tous les sens du terme : la valeur éthique, la valeur culturelle, la valeur économique. Pour défendre un système de valeurs, il s'agit de se demander - puisque le périmètre de ce colloque est « quel classement pour les dispositifs d'enseignement supérieur ? » : qu'est ce que nous mettons comme objectif dans l'enseignement supérieur et la recherche ? Quels sont les objectifs que nous poursuivons ? Quels sont les objectifs que nous voulons partager dans notre vieille Europe, autour de notre enseignement supérieur et de notre recherche ? Quels sont les objectifs que nous poursuivons et par quelles valeurs sont-ils saturés pour que demain, quand nous allons entrer en compétition notamment avec l'Asie, nous allons pouvoir défendre ce système de valeurs et pouvoir être un attracteur international, de sorte que la mixité des cultures à l'échelle du monde puisse continuer à exister ? Ou bien serons-nous dans un standard qui sera le standard nord-américain qui aura été métabolisé par le dispositif asiatique - et on peut le prévoir assez facilement - et nous serons en train d'adapter nos systèmes et nous allons terminer par avoir une compétition intra-européenne ou intra-nationale ? D'ailleurs, nous sommes déjà dans un dispositif de compétition intra-national. Mais tout cela nous donne quoi dans la compétition mondiale, réellement, culturelle, économique et sociale ? C'est un sujet important.

Je crois que pour définir un système de valeurs, il faut essayer de réfléchir à la fois à nos pratiques, à l'état du monde dans l'évolution de l'enseignement supérieur et de la recherche et se demander ce qui est susceptible de structurer nos pratiques, de sorte à rendre comparables ce qui ne l'est pas nécessairement aujourd'hui.

Comparer deux établissements aujourd'hui qui sont composés de manière très différente est quelque chose de très difficile, pour des raisons qui tiennent au fait que les accents qui sont mis ici ne le sont pas ailleurs. Une université de recherche et une université pluridisciplinaire avec une grande orientation insertion professionnelles, ce n'est pas tout à fait la même chose. On peut se demander si une valeur à défendre, ce n'est pas la formation adossée à la recherche. Cela pourrait être une valeur. Ce n'est pas absurde, cela peut se défendre de manière importante, puisque la formation est l'actualisation permanente des connaissances soutenue par une méthodologie solide. La recherche est nécessairement une méthodologie solide, si on veut produire de la connaissance. Est-il absurde de vouloir adosser la formation à la recherche ?

Si nous considérons que ce n'est pas absurde, cela ne veut pas dire former des chercheurs ; cela veut dire former des managers, des chefs d'entreprise, des producteurs, tout ce que nous voudrons, mais sur la base qui est une pratique de la science avec les valeurs qui structurent la science, notamment celle qui consiste à dire que pour avancer une idée, il faut la confronter à l'épreuve du fait. Qu'est-ce que cela veut dire, faire de la recherche ? Cela veut dire apprendre l'échec. Ce n'est pas profondément inutile. Si on ne fait qu'apprendre l'échec, il y a un vrai sujet.

Il y a un certain nombre de valeurs qui vont très au-delà des indicateurs qui en rendent compte, qui sont susceptibles de structurer une histoire économique, culturelle et l'histoire d'un pays, voire d'un continent. Cette question est posée : les classements pour quoi faire, les classements pour quels objectifs dans la mesure où, aujourd'hui nous savons que, parce qu'ils sont nécessairement publics et utilisés de manière systématique, ils deviennent prescripteurs d'un certain nombre d'actions. Il faut être très attentif, parce que si les classements deviennent notamment prescripteurs des politiques publiques, il faut savoir ce à quoi ils renvoient. Pour le savoir, il faut savoir à quoi on veut arriver. Là, la notion de politique au sens le plus fort et le plus noble du terme est indispensable. Que voulons-nous former pour demain ? Que voulons-nous faire de notre système d'enseignement de recherche pour demain ? Évidemment, nous voulons tous faire un système compétitif, mais qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que nous ne voulons pas être métabolisés dans des cultures et être appendiculaires mais nous voulons être des acteurs autonomes et responsables. J'ai entendu M. Philippe Aghion qui définit les choses et qui dit que dans tous les classements nous sommes toujours au même endroit et qu'il faut des moyens. Bien entendu. La question est qu'il faut des moyens, mais pour quoi faire ? Faut-il des moyens pour être en tête des classements mondiaux ? Si oui, pourquoi ? Que réfractent-ils ? C'est une question de fond. Est-ce qu'ils réfractent les valeurs que nous partageons et la politique que nous voulons conduire ou est-ce qu'ils réfractent un certain nombre de normes internationales auxquelles nous avons décidé de nous adapter ? Dès lors, nous sommes dans une situation suiviste. Je crois que c'est une réflexion fondamentale et je crois que nous - et j'en suis comme un des acteurs du monde de l'enseignement supérieur et de la recherche profondément responsable - avons abandonné cette réflexion. Nous ne l'avons jamais véritablement engagée. Nous avons un dispositif d'évaluation, nous avons les obsessionnels de l'évaluation et les phobiques de l'évaluation et nous sommes toujours dans un débat pour savoir s'il faut évaluer ou pas. On évalue bien évidemment beaucoup trop parce que l'on évalue mal, c'est un truisme. Quand on s'est mis à réfléchir, on l'a fait en défense. Shanghai était là, comment réagir face à Shanghai ? Le deuxième classement de Shanghai a évacué une partie des universités françaises. Jusqu'à 500, il y en avait quelques-unes entre la 400 e et la 500 e place puis, tout d'un coup, elles ont été éjectées. On a Paris VI, 47 e , Paris XI, 60 e après ils ont gagné huit places... Ce n'est pas le sujet mais c'est un indicateur de notre état social. Je dis les choses comme je les pense, je crois que cela mérite d'être dit comme cela. On peut être en opposition frontale avec ce que je dis, ce n'est pas un sujet, mais il s'agit bien de débattre. Je crois qu'il y a une fenêtre qui peut être intéressante car la popularisation des classements qui a été faite a permis d'ouvrir du débat. Allons jusqu'au bout et demandons-nous, en France, en Europe, ce que nous voulons faire demain dans l'espace mondial pour pouvoir avoir une réelle consistance à la fois culturelle, scientifique et économique. Dès lors, cela va déterminer un certain nombre de démarches pour définir les objectifs et regarder les indicateurs les plus adaptés à ces objectifs.

D'une certaine façon il faudra essayer de rendre comparable ce qui peut être comparé. Ensuite, on a des problèmes techniques. Les biais statistiques sont nombreux ; on pourrait discuter à l'infini. On a des données et on pourrait les faire parler différemment mais on le fera d'autant plus que l'on ne s'est pas mis d'accord sur le système de valeurs paramétré par quelques indicateurs forts sur lesquels nous sommes d'accord. Évidemment, on ne peut pas ne pas être d'accord sur un système de valeurs pour élaborer les classements. Cela voudrait dire que, comme nous travaillons dans le même espace, nous travaillons avec des objectifs différents. Il n'y a aucune raison que l'on arrive à un résultat commun. Le hasard peut nous conduire au même endroit, mais c'est simplement le hasard.

Pour conclure, il y a probablement aujourd'hui un moment possible pour qu'en Europe, il y ait une réflexion qui ne soit pas une réflexion qui nous fabrique un classement qui serait satisfaisant pour tout le monde mais qui nous amènerait à réfléchir profondément à l'évolution des temps en disant par quoi faut-il marquer nos démarches et nos progrès dans l'enseignement supérieur et la recherche. On voit bien que l'enseignement supérieur et la recherche dépassent leur propre périmètre intellectuel. Il s'agit de savoir qu'est-ce qu'on pèse dans l'espace économique mondial et il y a des indicateurs comme ceux que vous avez indiqués. Je crois qu'on a un vrai chantier scientifique et c'est comme cela qu'il faut le poser. Si les scientifiques ne sont pas capables de poser le problème en des termes scientifiques et d'essayer de résoudre méthodologiquement de manière scientifique, ce n'est pas la peine de parler de classement. Il vaut mieux utiliser les méthodes totalement aléatoires.

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