M. François Ewald, Professeur titulaire de la chaire d'assurances au Conservatoire national des arts et métiers, directeur de l'École nationale des assurances

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M. Bruno Retailleau, président. - Nos sociétés ont occulté le risque. Or, avec le réchauffement climatique, nous devons nous préparer à des évènements de plus en plus fréquents. À vos yeux, monsieur le professeur, quels sont les mécanismes en oeuvre dans la population qui expliquent que l'on ait perdu cette « culture du risque » ? Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre cette psychologie collective ?

M. François Ewald. - Je suis tenté de vous répondre : « qu'entendez-vous par culture du risque » ?

M. Bruno Retailleau, président. - Les comportements, les organisations qui permettent à une société de répondre aux risques. Vous avez publié une tribune fort intéressante sur Xynthia dans Les Échos. Quelle analyse faites-vous du risque dans nos sociétés ? Vous avez libre cours !

M. François Ewald. - C'est une question terriblement générale...

La question du risque, c'est la question de la confiance. Les hommes naissent dans un environnement incertain : la question de savoir à quoi ou à qui se fier est fondamentale. « Confiance » est synonyme d' « assurance » : les hommes veulent vivre confiants, assurés, rassurés. Avec l'assurance, l'incertitude ne disparaît pas mais est affrontée autrement. La recherche de ce bien est fondamentale dans la culture européenne, et ce depuis les Grecs. Elle est au coeur du projet de la philosophie : dès le début du Discours de la Méthode, Descartes annonce vouloir « marcher avec assurance en cette vie ».

Disposer ou non de cette qualité de vie qu'est la confiance change la nature de la vie. Ainsi, l'avare vivra un enfer si sa fortune s'accompagne de l'angoisse de la perdre, tout comme l'amoureux jaloux. La confiance est ce qui fait la valeur des autres biens.

La confiance se trouve à travers cinq « institutions » majeures. La première est la religion : je m'en remets à la Providence, et je retrouve la quiétude. Vient ensuite le savoir : si j'épuise la causalité des choses par la connaissance, je réduis l'incertitude. Troisièmement, le travail sur soi : les morales antiques proposent des techniques pour ne pas être affecté par le sort ; aujourd'hui, la médecine de la dépression permet à l'individu de s'accommoder d'une certaine vulnérabilité. D'où le succès des magazines de philosophie et autres ouvrages de développement personnel. Quatrième institution : l'État. Dans la théorie hobbesienne du droit naturel, les hommes acceptent de renoncer à leur liberté pour jouir de la sécurité. Enfin, l'instauration de l'assurance apporte une solution financière.

Les fonctions régaliennes de l'État - la police, la justice, l'armée - ne représentent 5 % que du budget global, l'assurance sociale et privée, 90 % ! La religion n'a pas disparu mais me semble désormais marginale ; la science est devenue plus inquiétante que rassurante ; la confiance dans l'État s'amoindrit, d'où la recherche croissante de solutions individualisées, médicales, morales ou psychologiques. Reste les prestations d'assurance, qu'il s'agisse d'une économie collective - l'État providence - ou individuelle.

Le besoin de confiance a toutefois pour corollaire une certaine capacité à s'illusionner. La confiance est une valeur ambiguë : elle facilite les relations sociales, mais c'est aussi une dépendance, une perte de liberté...

M. Bruno Retailleau, président. - Vous vous êtes intéressé à Xynthia. Comment lisez-vous les évènements qui ont suivi, les réactions de l'État ou de la population ?

M. François Ewald. - Dans un univers incertain, l'État cherche à se requalifier comme le garant de la sécurité. Le Président de la République ne cesse de se présenter en grand protecteur, défenseur des victimes... Le sentiment de manque de confiance conduit à une forme de surenchère publique.

L'histoire de Xynthia est triste : les gens avaient une telle confiance dans l'information donnée qu'ils se sont retrouvés piégés par ce qui devait les protéger. Il y a un paradoxe entre la volonté protectrice de l'État et la manipulation schématique des instruments de protection ; un décalage entre les informations disponibles sur l'état des digues, la force des vents ou de la marée, et la non-évacuation des habitants !

S'il fallait se retirer de tous les endroits dangereux, le territoire français serait désertique ! L'histoire de l'homme, c'est sa capacité à rendre disponibles des terres qui ne l'étaient pas. La nature est fondamentalement hostile, les jardiniers le savent bien ! Ce n'est pas parce qu'un territoire est inondable qu'il doit par principe être inhabitable.

M. Bruno Retailleau, président. - Le système d'assurance en France est-il suffisamment robuste pour réassurer l'homme dans sa relation à la nature ?

M. François Ewald. - À mes yeux, le régime des catastrophes naturelles est un dispositif d'aménagement du territoire.

M. Bruno Retailleau, président. - C'est un point de vue original !

M. François Ewald. - Le régime de 1982 traduit l'obligation de solidarité en cas de calamité naturelle prévue par le Préambule de 1946 : il garantit l'aide de la Nation en tout point du territoire, quelle que soit la vulnérabilité de celui-ci. Dès lors, pour que tous les territoires soient à égalité face au risque, il est juste que contribuent même ceux qui n'y sont pas exposés. Le système fonctionne presque trop bien, puisqu'il donne de la valeur à des endroits qui ne devraient pas être valorisés !

M. Alain Anziani, rapporteur. - C'est oublier que le code de l'urbanisme, notamment, interdit parfois la construction !

M. Bruno Retailleau, président. - Le régime des catastrophes naturelles n'est pas un chèque en blanc !

M. François Ewald. - L'assurance protège une valeur. Le régime des catastrophes naturelles donne une valeur à des zones du territoire qui en seraient sinon dépourvues.

M. Alain Anziani, rapporteur. - Autant dire qu'indemniser une victime d'un accident de la circulation revient à favoriser la conduite irresponsable : on prend le raisonnement à l'envers !

M. François Ewald. - Je n'ai pas achevé ma démonstration ! Le régime des catastrophes naturelles peut être envisagé de deux manières. D'abord, je l'ai dit, comme un principe d'aménagement du territoire. Une maison qui, du jour au lendemain, n'est plus assurable voit son prix chuter. Cela ne justifie bien évidemment pas que l'on construise des immeubles sur l'île de la Jatte du moment qu'ils sont assurés ! Une autre vision est d'inciter à l'individualisation, de valoriser la prévention au point de dire que la solidarité nationale ne joue que lorsqu'un effort a été fait pour réduire les risques. Mais une vraie différenciation sur le territoire serait compliquée à mettre en oeuvre.

M. Bruno Retailleau, président. - Pensez-vous que le régime des catastrophes naturelles pousse au crime ?

M. François Ewald. - Il joue dans deux directions : d'une part, dans une vision solidariste classique, pour homogénéiser le territoire...

M. Bruno Retailleau, président. - Vision très française !

M. François Ewald. - La philosophie de l'aménagement du territoire repose sur le principe d'égalité : où que je sois sur le territoire, j'ai accès aux mêmes services. La loi de 1982 a d'abord été interprétée sous cet angle. Si l'on fait jouer tous les instruments de prévention, on dispose au contraire de toute une technologie qui renchérit l'assurance et crée de la différenciation : c'est la tendance actuelle. Loin d'être antithétiques, ces deux visions sont compatibles.

M. Bruno Retailleau, président. - Comment lier davantage protection et prévention, pour que le régime assurantiel assure mieux la gestion du risque ex ante ?

M. François Ewald. - Il y a une contradiction : si l'on fait jouer des mécanismes assurantiels purs, certaines zones ne seront plus assurées, au risque de provoquer des mouvements de populations !

M. Bruno Retailleau, président. - Pourquoi les pouvoirs publics sont-ils si malhabiles dans la gestion des risques ?

M. François Ewald. - Nous nous gargarisons du principe de précaution, instrument à la fois sommaire et efficace de la gestion des risques, mais n'avons guère la culture de la préparation, très développée aux États-Unis.

En 1982, la réalité des catastrophes naturelles était mal connue. L'assurance était aussi celle des élus, qui jusqu'alors devaient aller quémander des secours à Paris en cas de calamité ! Avec la loi de 1982, le risque a été transféré aux assureurs. Aujourd'hui, l'information est pléthorique : les entreprises s'adressent à des agences spécialisées dans l'information sur les catastrophes naturelles. Pourquoi l'administration n'a-t-elle pas disposé de ces services ? Il est vrai que ce sont des informations sensibles, confidentielles. De même, la loi Kouchner de 2002 excluait certaines informations médicales du commerce social ou économique. Mais l'administration gère sommairement des situations qui pourraient l'être plus finement - sachant qu'une information différenciée sur chaque parcelle de terrain est plus délicate à gérer, là où le principe de précaution réduit les marges d'erreur ! Choisir la conduite adaptée, c'est sortir du tout ou rien...

M. Bruno Retailleau, président. - Pensez-vous que la loi de 1982 doive être réformée, et si oui, dans quel sens ?

M. François Ewald. - Je dis que les instruments d'information dont nous disposons peuvent compliquer considérablement l'utilisation de la loi de 1982, pas qu'il faut supprimer la solidarité.

M. Bruno Retailleau, président. - À entendre M. Bernard Spitz, président de la Fédération française des assurances, la participation des assurances à la prévention ne se ferait pas par le biais tarifaire mais plutôt via un système de mutualisation.

M. François Ewald. - Après l'inondation meurtrière de Vaison-la-Romaine, en 1992, un débat a opposé Denis Kessler, alors président de la Fédération des assurances à Jacques Vandier, patron de la Macif, qui avait résilié des contrats. Au premier qui estimait que le régime de 1982 excluait la sélection, le second répondit que le rôle d'un assureur est précisément de sélectionner les risques ! Ils étaient à front renversé.

Il y a différentes conduites face au risque. Je peux décider de ne pas l'affronter. Je peux l'affronter sans prendre de mesures particulières : c'est l'auto-assurance. Je peux faire de la prévention, afin de réduire la probabilité que le risque se réalise : il n'y a alors aucune incitation à s'assurer. Enfin, je peux recourir à l'assurance, qui garantit une compensation financière ex post si l'évènement se produit. Ces comportements sont alternatifs. Si l'État s'affiche comme grand organisateur de la prévention, il réduit la matière assurable ; sans prévention, on augmente le risque, car le comportement change selon que l'on est assuré ou non : c'est l'aléa moral.

M. Alain Anziani, rapporteur. - M. Boaretto, médiateur des assurances, a évoqué une volonté de reconnaissance publique dans le régime des catastrophes naturelles.

M. François Ewald. - Les catastrophes naturelles sont des risques politiques. Au XIXe siècle, bon nombre d'interventions au Parlement étaient des demandes de secours !

M. Alain Anziani, rapporteur. - Le politique joue aussi le rôle d'un médiateur !

M. François Ewald. - Traiter une catastrophe nationale comme un évènement purement physique ou géologique, c'est occulter une réalité qui est profondément politique ! M. Borloo l'a perçu à ses dépens quand il a défendu les zones noires. Des valeurs profondes sont en jeu dans ces réactions.

Les commissions administratives servent à objectiver un risque anormal et à traiter une situation. Faut-il rendre cet instrument purement mécanique ? Peut-être, si l'on espère que l'administration remplace le gouvernement des hommes...

M. Alain Anziani, rapporteur. - Dans votre tribune, vous rappelez que nous sommes à l'âge de la démocratie participative, dont le principe a été constitutionnalisé dans la Charte de l'environnement. Cela doit-il être le premier réflexe du politique à chaque catastrophe naturelle ?

M. François Ewald. - Ça commence avant ! De nombreuses lois instaurent cette démocratie participative, par exemple avec les comités locaux d'information pour les risques industriels. L'article 7 de la Charte de l'environnement consacre le droit de la population à être informée et à participer aux décisions. Ces droits s'exercent dans le cadre d'une loi... qui n'a jamais vu le jour ! Avec Xynthia, il y a un sentiment de faute, et donc une sur-réaction qui fait l'impasse sur la médiation ; la population réagit, et on lui cède.

Sans doute ai-je été trop vague sur le thème de la culture du risque...

M. Alain Anziani, rapporteur. - Le sujet mériterait un livre ! Le risque est au coeur des activités humaines. Quand Marco Polo part en voyage, il prend un risque : l'histoire de l'homme, c'est l'histoire du risque !

M. François Ewald. - Au Moyen Âge, la culture du chevalier, dont la valeur dépend de sa capacité à exposer sa vie, est une culture du risque. Mais le marchand aussi a une culture du risque : quand l'armateur lance ses navires autour du monde, il calcule le risque pris et le transfère. Le bourgeois n'aime pas le risque. Les plus grands acteurs économiques ont une valorisation toute relative du risque: toutes les techniques de gouvernance, de produits dérivés, visent en fait à transférer le risque !

L'aversion au risque est saine : elle encourage la prudence. Le courage est une vertu, pas la témérité : le « risquophile » ne trouvera jamais de banquier ! C'est pourquoi je suis très réservé devant les discours convenus faisant l'éloge du risque, si en vogue aux grandes heures de la mondialisation financière.

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