II. COMMENT ORGANISER L'ACTION PUBLIQUE ?

Présidence de M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Qui doit piloter l'action publique ? Comment concilier les impératifs des différents ministères, négocier les contrats, financer la recherche en période d'urgence et travailler avec les réseaux existants ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre au cours de cette dernière table ronde.

M. André Syrota, président directeur général de l'Inserm et d'Aviesan (Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé). Permettez-moi de vous rappeler la crise due au virus du chikungunya. Lorsque ce virus imprévu et de surcroît totalement inconnu de la population est apparu, le ministre de la recherche a convoqué les responsables des organismes concernés - agences sanitaires, Afssaps, CIRAD, INRA, CEA, INSERM, CNRS - tous parfaitement incompétents en la matière. Les uns étaient prêts à étudier le comportement du moustique, les autres à faire des prélèvements, d'autres encore à séquencer le virus... Devant une telle cacophonie, le Gouvernement a nommé un « Monsieur Chikungunya ».

Dès mon arrivée à l'Inserm, j'ai indiqué à la ministre de la santé qu'une crise du même type pouvait se reproduire et que nous devions nous organiser au meilleur coût pour y faire face. Nous avons donc créé l'Aviesan, qui regroupe dix instituts thématiques multi-organismes, chacun étant composé de quinze à vingt experts venant des organismes de recherche, des universités, des hôpitaux.

Dès que nous avons été informés de l'arrivée de la grippe au Mexique, j'ai demandé à Jean-François Delfraissy, directeur de l'Institut thématique multi-organismes « Microbiologie et maladies infectieuses », de réunir immédiatement les experts de son Institut et ceux des Instituts « Santé publique » et « Technologies pour la santé ». Vingt-quatre heures plus tard, tous ces experts - épidémiologistes, anthropologues, virologues, fondamentaux et cliniques - définissaient ensemble, avec les industriels concernés par les vaccins et les tests diagnostics, le champ de la recherche qu'il faudrait entreprendre dans les mois suivants.

Sachant qu'il est difficile, tant pour le ministère de la santé que pour celui de la recherche, de financer la recherche en période d'urgence, nous nous sommes tournés vers l'Agence nationale de la recherche : celle-ci nous a répondu que ce financement n'était pas prévu dans ses missions. Nous avons donc affecté l'ensemble des financements de l'Institut à la recherche sur la grippe. Il faut revoir ce dispositif et faire en sorte que le financement des crises survenant dans le domaine de la santé soit assuré par l'Agence nationale de la recherche, après avis de l'Aviesan.

M. Jean-François Delfraissy, directeur de l'Institut thématique multiorganisme (ITMO) « Microbiologie et maladies infectieuses » d'Aviesan. André Syrota vient de rappeler les conditions dans lesquelles nous avons mis en place cette recherche multidisciplinaire, aussi bien fondamentale, clinique, que translationnelle. Les essais sur le vaccin ont été conduits avec une attention particulière à la réponse vaccinale des personnes immunodéprimées, transplantées, cancéreuses ou enceintes.

Le nombre de formes graves de l'infection par le H1N1 fait débat. Il est probablement surestimé : 1 400 personnes présentant des signes de détresse respiratoire ont été admises en réanimation, 330 environ sont décédées, avec une proportion importante de sujets jeunes. Depuis le début du mois de juillet 2009, grâce aux nouveaux outils de génomique et de transcriptomique, nous tentons de comprendre pourquoi des patients sans antécédents développent des formes particulièrement sévères : dans le cas d'espèce, cela ne semble pas dû à un virus particulier mais à une réaction immune trop importante de l'hôte.

D'emblée, le programme de recherche a englobé le domaine des sciences humaines et sociales. Des enquêtes sur la perception du vaccin par la population ou par les médecins généralistes, et sur son évolution entre juillet et septembre, ont été menées.

Il a été dit que les experts devaient reconnaître qu'ils s'étaient trompés. Je ne crois pas m'être fourvoyé dans ma perception de la maladie. En revanche, j'ai pensé à tort qu'une désorganisation sociétale pouvait survenir dans les grandes villes et en région parisienne, à l'image de celle observée en Argentine, au Mexique et, dans une moindre mesure, en Australie.

En tant que directeur de l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales, je travaille régulièrement avec les associations de patients. Dans le cadre de la grippe A (H1N1), ces interlocuteurs naturels n'existent pas : les personnes potentiellement concernées, comme les femmes enceintes, ne sont pas constituées en association. Il s'est donc avéré difficile de donner une dimension citoyenne au programme de recherche. Comment engager un dialogue sur la vaccination préventive avec des personnes qui ne sont pas malades ? Cette question fonde toute la réflexion sur les politiques vaccinales, quelles qu'elles soient. Au passage, la France compte un certain retard dans le domaine de la prévention : l'Université de Genève, par exemple, a nommé un professeur de vaccinologie.

La recherche apporte des informations sur le virus H1N1 et sur ses recombinaisons possibles. Plus généralement, elle pose la question de la gestion publique de la lutte contre les grippes, son organisation et ses lacunes, notamment en matière de données solides.

La recherche sur la grippe A (H1N1) a coûté environ 12,5 millions d'euros, ce qui est peu, comparé aux investissements consentis aux Etats-Unis (700 millions). En Allemagne, le coût s'est élevé à 20 millions d'euros, et au Royaume-Uni à 15 millions. La communauté des chercheurs français n'est pas très importante et dispose de réseaux peu développés. D'où l'intérêt de la coopération européenne et d'une vision commune des États membres.

M. Jean-Jacques Jégou, sénateur. Je reviendrai d'abord sur la mission de contrôle sur l'établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) menée en 2009 pour vous faire part ensuite de quelques réflexions sur la gestion de la grippe A(H1N1).

Trois éléments m'ont conduit à exercer ma mission de contrôle sur la gestion des stocks de produits de santé constitués en cas d'attaque terroriste ou de pandémie, par la direction générale de la santé (DGS) puis par l'EPRUS : les enjeux sanitaires et budgétaires de la question ; les interrogations de la commission des finances du Sénat, qui s'étaient fait jour dès la constitution du stock ; l'année charnière que constituait 2009, dans la mesure où une partie du stock national santé arrivait à péremption.

Tout en reconnaissant l'importance des efforts financiers et organisationnels dédiés à la lutte contre une éventuelle pandémie, j'étais assez sceptique à l'issue de mon contrôle quant à l'opportunité de voir créer une énième agence et à sa capacité de surmonter les difficultés rencontrées par le passé.

Force était de constater que l'EPRUS, deux ans après sa création, n'avait pas encore répondu aux attentes et qu'elle se trouvait confrontée à une épreuve du feu. Des problèmes de gouvernance avaient retardé sa mise en place opérationnelle ; la programmation budgétaire des moyens qui lui étaient alloués rencontrait des difficultés ; la valorisation comptable du stock, la gestion de la péremption des produits, le suivi des lieux de stockage, très hétérogènes, posaient problème.

J'ai alors proposé des pistes de réflexion tout en m'interrogeant sur l'utilité réelle d'un opérateur dédié à la gestion du « stock national santé ». En effet, l'EPRUS n'avait apporté qu'une réponse partielle aux difficultés rencontrées auparavant par la DGS. Par ailleurs, la tutelle exercée par le ministère de la santé sur l'EPRUS était particulièrement étroite. Enfin, la gestion des stocks constitués par les ministères dans le cadre de leur plan de continuité d'activité, ainsi que par les collectivités territoriales, ne relevait pas de sa compétence.

Pourtant, des alternatives existaient : les effectifs de la DGS auraient pu être renforcés ; le ministère de la défense aurait pu prendre en charge la gestion du stock national, même s'il est vrai que ses propres stocks sont différents quant à leur taille et leur finalité.

Tout en reconnaissant la difficulté à agir en période de crise sanitaire, je ferai quelques remarques sur la gestion de la grippe A (H1N1).

L'EPRUS n'a toujours pas convaincu de son utilité. M. Thierry Coudert a indiqué à la commission d'enquête du Sénat qu'il n'était pas intervenu dans la négociation avec les laboratoires pharmaceutiques, son rôle s'étant limité à celui de simple logisticien, une fois les lettres d'intention envoyées par le cabinet de la ministre de la santé.

La rédaction des contrats soulève également certaines interrogations : les difficultés que la DGS rencontre pour la passation des marchés ne sont toujours pas résolues.

Par ailleurs, la gestion de la péremption devient une question urgente, dans la mesure où les vaccins ont une durée de validité d'un an. M. Didier Houssin a indiqué à la mission d'enquête de l'Assemblée nationale qu'il réfléchirait à l'élaboration d'un statut particulier pour les produits de santé des stocks stratégiques de l'État. Nous n'avons pas encore de réponse à cette question, qui se pose aussi pour les masques FFP2, destinés aux professionnels de santé.

Notre dispositif est apparu beaucoup trop rigide. Les autorités ont conçu un plan pour un virus grave de type H5N1 ; une fois qu'elles l'ont enclenché, elles se sont montrées incapables de l'adapter à la réalité de la situation. Elles auraient trouvé avantage à écouter les acteurs de terrain, les professionnels de santé et les collectivités territoriales.

Enfin, l'absence de coopération européenne a favorisé les laboratoires pharmaceutiques, qui tiraient déjà profit de la rareté de l'offre. Les États membres ne se sont pas donné les moyens de renverser ce rapport de force.

M. Thierry Coudert, directeur de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). L'EPRUS n'a vraiment commencé à fonctionner qu'en mars 2009, lorsque le statut d'établissement pharmaceutique lui a été reconnu. La pandémie a été l'occasion de tester un certain nombre de processus et d'accélérer la mise en oeuvre de systèmes auxquels nous réfléchissions déjà, comme les plates-formes zonales et les centres de répartition.

Notre mission a été de puiser dans les stocks de produits de santé que nous gérions, en fonction des instructions qui nous étaient données par le directeur général de la santé. Nous avons également travaillé à reconstituer les stocks des administrations et des organismes publics qui nous en faisaient la demande. Enfin, nous avons procédé à l'achat immédiat de produits de santé, notamment des vaccins.

Monsieur le sénateur Jégou, mes propos étaient sans doute confus lors de mon audition devant la commission d'enquête. S'il est exact que je ne suis intervenu à aucun moment sur le choix des laboratoires, j'ai mené personnellement la négociation avec les quatre laboratoires, assisté du directeur général de l'AFSSAPS et du président du comité économique des produits de santé, notamment sur les quantités et les calendriers de livraison, ainsi que sur l'atténuation des clauses de responsabilité. L'offre peu élastique faisait que les marges de manoeuvre dont nous disposions portaient plus sur les quantités et les dates, que sur les prix.

Les vaccins ne sont pas les seuls produits que nous ayons acquis dans l'urgence. Il nous faudra réfléchir à la possibilité de conclure des contrats à tranches conditionnelles afin d'acquérir ponctuellement des produits qu'il n'est pas nécessaire de stocker de façon permanente. Nous négocierons ainsi plus aisément, et le travail de notre petite équipe, soumise à de multiples sollicitations en temps de crise, s'en trouvera facilité.

La ventilation des produits sur l'ensemble du territoire, masques, Tamiflu ou vaccins a été satisfaisante en termes de rapidité.

Le fichier de réservistes de la santé étant en cours de constitution, nous n'aurions pu faire face à une montée en charge de la mobilisation des réserves. Nous entamerons bientôt une réflexion sur la notion de réserve de renfort, sans doute peu adaptée à une demande massive de professionnels de santé. L'EPRUS gère actuellement une dizaine de milliers de dossiers en attente d'indemnisation. Sans doute le dispositif pourrait-il être étendu à plusieurs dizaines de milliers de professionnels, à condition de réexaminer des points tels que la constitution des dossiers, la recevabilité des candidats, la formation des réservistes et leur indemnisation.

Il est heureux que l'EPRUS ait acquis son statut juste à temps. Disposer d'un opérateur unique sur le plan logistique a été un atout pour la France. Nous aurions sans doute pu faire mieux si l'équipe avait été aguerrie, mais l'expérience nous a permis de modifier les dispositifs en temps réel et d'améliorer semaine après semaine notre efficacité.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Pourquoi la France, contrairement à d'autres pays, n'a-t-elle pas eu la possibilité de conclure des contrats à tranches conditionnelles ?

M. Thierry Coudert. Au-delà de la commande ferme de 94 millions de doses, il existait des tranches conditionnelles portant sur 30 millions de doses.

M. Didier Houssin, directeur général de la Santé. La réponse à la question « Et si c'était à refaire ? » dépend des connaissances dont nous disposerions : celles d'hier ou celles d'aujourd'hui.

En 2009, nous étions confrontés à beaucoup d'incertitudes, qu'il s'agisse de l'épidémiologie, de la clinique, de l'immunologique, de la thérapeutique ou de la vaccinologie. Nous n'étions pas non plus certains de la façon dont se comporteraient nos concitoyens, comment réagirait le monde industriel ou quel était le meilleur arsenal réglementaire.

Beaucoup de nos décisions ont été prises en fonction de contraintes existantes, qu'elles soient d'ordre technique - la présentation des vaccins - ou qu'elles appartiennent à un contexte spécifique - l'organisation de la médecine libérale, notamment. Nous n'avons été placés que devant peu d'alternatives, et, curieusement, les choix que nous avons faits alors n'ont pas appelé l'attention : ordre de priorité dans la vaccination, absence d'obligation vaccinale, gratuité de la vaccination. Nous aurions pu, sur ces points, prendre une option différente ; sur le reste, et compte tenu des éléments de connaissances dont nous disposions, nous ne pouvions pas agir différemment.

S'il est peu probable qu'une telle situation se reproduise à l'identique, les leçons que nous devons tirer de cet épisode sont immenses.

Elles concernent d'abord la préparation. Si d'aucuns critiquent le trop d'importance qui peut lui être accordé, tendant à nous enfermer dans des actions prédéterminées, la préparation demeure essentielle face à des menaces sanitaires identifiées.

Le plan a pu paraître rigide et automatique. Mais il avait été évalué, notamment par des organismes internationaux indépendants, suivi de près par la mission d'information parlementaire, testé par des exercices nationaux et locaux et mis à jour à quatre reprises. Il s'accompagnait de nombreux documents techniques, de mesures de stockage, de formations à l'intention des personnels de santé, et de la création d'un site internet.

Dès le premier jour, à Roissy Charles-de-Gaulle, nous nous sommes placés dans une posture interministérielle : l'action de la police aux frontières, des douanes, du ministère des affaires étrangères ou du préfet ont montré qu'il ne s'agissait pas seulement d'une question sanitaire. Grâce au plan, nous avions des contrats de réservation de vaccins. Nous avions également abordé certains aspects éthiques, répondu à la question des priorités ou encore, travaillé à l'organisation de la vaccination des Français de l'étranger. Le plan a permis également d'éviter la fermeture des frontières.

Ce que nous n'avions pas préparé nous a fait défaut, tout particulièrement l'organisation d'une campagne de vaccination. Par ailleurs, la préparation des plans de continuité d'activité n'était pas aboutie et il nous a fallu cravacher durant l'été pour l'accélérer à tous les niveaux. Fort heureusement, il n'a pas été nécessaire d'activer ces PCA.

D'évidence, la dimension d'évaluation du risque n'était pas bien prise en compte dans le plan. La perception du risque par la population n'a pas non plus été suffisamment étudiée.

Enfin, ce plan a été perçu comme un ensemble de mesures obligatoires, souvent mal adaptées. Dans notre esprit, il ne s'agissait pas de cocher une check list , mais de tirer d'un carquois telle ou telle flèche en fonction de la situation. Peut-être avons-nous utilisé à tort l'expression « boîte à outils ». Avec le secrétariat général de la défense nationale, nous travaillons aux améliorations à apporter, notamment en matière de communication.

L'expérience a montré que tant que la menace n'était pas concrétisée, il était difficile d'induire un comportement de préparation dans les niveaux les plus fins de la société, qu'il s'agisse des citoyens, des petites entreprises, ou des collectivités locales de taille réduite. La préparation dépend de la perception du risque.

Il nous faut également tirer toutes les conséquences de l'absence de débat public. Nous étions pris par l'action, fixés sur notre objectif, avec un horizon qui tendait nécessairement à se fermer. Comment, dans ces conditions, organiser un débat public ? J'ai demandé au président de la Conférence nationale de santé de nous éclairer sur ce point.

Quant au pilotage en temps de crise, il faut lui conserver une dimension interministérielle. Les préfets ne doivent pas, comme lors de la crise de la canicule, être exclus du dispositif, mais jouer un rôle essentiel de coordination sur le terrain. Pour autant, la population ne doit pas avoir le sentiment que c'est le ministre de l'intérieur qui gère entièrement une crise de type sanitaire.

Comme Thierry Coudert l'a expliqué, nous avions la chance de disposer de contrats de réservation de vaccins passés en 2005 avec deux firmes, qui comportaient des tranches conditionnelles. La malchance a voulu que l'un des deux industriels n'obtienne pas l'autorisation à temps, ce qui impliquait, dès le début mai, un retard de deux ou trois mois dans la livraison. Alors que nous avions anticipé, nous nous sommes retrouvés contraints de négocier avec un troisième industriel, GSK, qui se trouvait en capacité de délivrer des quantités importantes de vaccin dans des délais relativement brefs. Mais nous n'étions pas en position de force, encore moins pour négocier des tranches conditionnelles.

Lors de la réunion, il y a trois jours, du comité de sécurité sanitaire européen, nous avons abordé la question de l'élaboration d'une stratégie commune face à des menaces de type nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC) ou pandémie grippale, et de l'acquisition de vaccins à l'échelon européen, qui permettrait de mieux négocier avec les industriels. Le tour de table a montré que nous étions encore loin d'une telle solution, d'autant que, dans certains États membres, la santé est une compétence dévolue aux régions.

Je me félicite que MM. Syrota et Delfraissy aient pu mobiliser la recherche, conformément à mon courrier du 4 mai. Contrairement à ce qui s'est passé lors de l'épidémie de chikungunya, la recherche en situation d'urgence a pu être organisée, grâce à Aviesan. Mais là encore, nous n'avions pas suffisamment préparé le financement de cette recherche. Il faudra trouver à l'avenir un mécanisme d'amorce.

Enfin, vous m'avez interrogé sur les réseaux. S'agissant des réseaux institutionnels, qui regroupent les élus, les professionnels de santé, les associations, les organismes communautaires, il est difficile de les mobiliser quotidiennement sur la préparation des menaces de grande ampleur, tant que la perception du risque demeure infime.

Quant aux réseaux sociaux qui peuplent la toile, le service d'information du Gouvernement les observe et connaît très bien le fonctionnement de chacun. Cependant, comment l'État peut-il agir sur l'Internet ? Les fonctionnaires peuvent-ils intervenir de façon anonyme ? Comment valider leur discours ? Il s'agit de questions importantes pour une société démocratique.

Mme Béatrice Broche, porte-parole du syndicat des médecins inspecteurs de santé publique. Merci d'avoir bien voulu inviter le syndicat des médecins inspecteurs de santé publique (MISP), dont je suis le porte-parole. Je vais vous parler de ce monde obscur, que personne n'a évoqué jusqu'à présent, qui a mis en oeuvre les quelque 297 circulaires et instructions relatives à la grippe A (H1N1).

Les médecins inspecteurs de santé publique, dont la mission est de participer à la conception, à la mise en oeuvre et à l'évaluation de la politique de santé publique, forment un corps de quelque 600 fonctionnaires recrutés sur concours parmi les médecins spécialistes de santé publique ; 430 d'entre eux travaillent dans les services de l'État - 370 sont en poste dans les agences régionales de la santé (ARS), ce qui revient à trois fonctionnaires en moyenne par département.

L'épisode de la grippe A (H1N1) a entraîné une mobilisation intense des MISP, traditionnellement en première ligne dans les DDASS sur la veille sanitaire et la gestion de crise. Les MISP ont par ailleurs joué leur rôle habituel d'interface entre les réseaux des professionnels de santé, des usagers et l'administration, expliquant sans relâche les recommandations et leur évolution.

Les MISP se sont donnés à fond, dès le mois d'avril 2009 et jusqu'à aujourd'hui. Une étude montre que les médecins, les pharmaciens et les infirmiers de santé publique étaient mobilisés à 70 % de leur temps de travail dans les DDASS en novembre 2009. Aujourd'hui encore, ils continuent de gérer le désarmement des centres ainsi que l'indemnisation des professionnels.

Dans un premier temps, aux mois de mai, juin et juillet 2009, nous avons mis en oeuvre une stratégie de « containment », visant à éviter la diffusion de la maladie sur le territoire national : contrôle sanitaire aux frontières, repérage et isolement des cas, diffusion des définitions et rappels aux partenaires des circuits, identification et prise en charge des « sujets contacts » (personnes exposées au virus), investigation des cas groupés. Toutes ces actions ont été menées par les médecins et les infirmiers de santé publique, au prix d'un renforcement important de leurs astreintes.

Parallèlement, nous avons dû organiser dans l'urgence la distribution des masques aux professionnels de santé, alors que rien n'était prêt, coordonner la mise en place des consultations dédiées et préparer la prise en charge ambulatoire.

Mais nous sommes aussi restés mobilisés sur la veille scientifique, afin de répondre en direct aux questions que posaient nos interlocuteurs - établissements de santé, professionnels de santé, population -, sur la formation de nos partenaires et sur l'avancement à marche forcée des différents volets du plan pandémie.

En effet, les fiches techniques concernant l'organisation des soins dans le plan pandémie n'étaient pas encore finalisées. Mais, pour avoir préparé dans les départements les plans blancs élargis, nous savions que les capacités d'adaptation de nos organisations de soins à un flux massif de malades, partout et au même moment, étaient très limitées. Si la pandémie avait été ce que l'on pouvait craindre, avec de nombreux cas hospitalisés, nos organisations de soins n'auraient pu absorber le flux de malades.

Toujours à la même période, nous avons assuré l'appui aux préfets pour la préparation des entreprises et des collectivités, menant d'innombrables réunions d'information auprès des collectivités, des maires, des représentants de la société civile, des professionnels de santé, convoquant notamment les comités grippe et les comités départementaux de l'aide médicale et de la permanence des soins. Notre rythme de travail était tel qu'il nous était difficile d'assurer nos missions spécifiques, comme le travail auprès des « sujets contacts ». Très vite, nous avons tiré la sonnette d'alarme et demandé des moyens supplémentaires.

Les mois d'août, septembre et octobre ont été dédiés au suivi des cas groupés, ce qui a permis d'alimenter l'InVS et l'INSERM sur la connaissance de la circulation du virus dans les communautés. Nous avons dépensé beaucoup d'énergie dans l'accompagnement des mesures de fermeture de classes, quand bien même nous avions acquis très vite la certitude qu'elles n'étaient pas opportunes. Parallèlement, nous avons commencé la préparation du plan vaccination, dont l'ampleur était telle que nous nous interrogions sur sa mise en oeuvre pratique.

Le travail de veille scientifique, notamment sur l'épidémie durant l'hiver austral, s'est poursuivi. Devant la survenue de cas graves, la nécessité d'augmenter les capacités de réanimation pour prendre en charge les syndromes de détresse respiratoire aiguë a été évoquée : les MISP ont dû alors faire l'interface avec l'administration, mobiliser les moyens et accompagner les professionnels de terrain.

Parallèlement, nous avons dû préparer le volet ambulatoire du plan, toujours sans fiches techniques : structures intermédiaires pour la prise en charge des malades, centres de coordination sanitaires et sociaux pour les personnes à domicile, centres de consultation dédiés. Au bout du compte, aucune de ces structures n'aura été mise en place.

Les mois de novembre, décembre et janvier ont été ceux de la mise en oeuvre du plan vaccination. En même temps que l'armement des locaux et les livraisons de produits de santé, quelques personnes dans chaque département ont procédé à la réquisition juridique de milliers de personnels et à l'organisation des plannings. Il nous a fallu encore préparer les documents techniques et les procédures, et les mettre à jour au fur et à mesure de l'évolution des consignes. Chaque jour, nous devions assurer l'appui technique des personnels de santé en centre, qui nous posaient des questions urgentes, et chaque soir, nous devions rendre compte au ministère de l'intérieur de l'activité des centres de vaccination.

Dans le même temps, nous organisions la vaccination des scolaires, des personnels des établissements médico-sociaux, des précaires, des publics captifs, des professionnels de santé, ce qui représente une organisation très lourde. Nous assurions aussi le suivi de l'activité des établissements de santé et des cas groupés en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et en établissements de santé.

En février, mars et avril, nous avons désarmé les centres, travaillé à la reprise des stocks et au paiement des volontaires.

Aujourd'hui, il nous reste encore à traiter les dossiers accumulés au cours de ces douze derniers mois. Le seul retour d'expérience qui ait été organisé, à l'initiative du ministère de l'intérieur, a été partiel et très « encadré ». Lors de l'assemblée générale de l'association des MISP, demain, nous rendrons compte de notre expérience.

Bien que la mobilisation ait été intense, les charges de travail ont été systématiquement sous-estimées. Aucune priorisation n'est survenue et les PCA, qui étaient indispensables pour nos services, n'ont pas été mis en oeuvre. Nous nous sommes sentis isolés au sein des DDASS et des DRASS, qui n'ont pris que tardivement la mesure de la mobilisation nécessaire, et n'ont organisé ni soutien, ni renfort.

Nos compétences ont été utilisées sans discernement. Grâce à leur expertise de terrain, les MISP et leurs partenaires internes maîtrisent à la fois le partenariat local, les connaissances techniques et les méthodes de programmation. Mais ce n'est pas cela que l'on nous a demandé de mettre en oeuvre. On nous a imposé de gérer l'ensemble des aspects du dispositif, avant tout administratifs et logistiques, sans nous donner le temps et les moyens d'accompagner et de contrôler son organisation technique, dont nous ne percevions que trop bien les incohérences et les insuffisances.

Je ne pense pas qu'il y ait eu de grandes erreurs stratégiques dans l'analyse et dans les propositions d'action, mais la communication a clairement échoué auprès du grand public et des professionnels de santé. Par ailleurs, on a fait primer la logique d'ordre public, alors qu'il s'agissait d'abord d'un problème de santé, substituant à l'analyse bénéfice/risque des procédures standardisées et hyper-sécuritaires, mises en oeuvre par les préfets.

La faisabilité des choix retenus et la stratégie des acteurs n'ont pas été analysées, ce qui a conduit à beaucoup d'incohérences sur le terrain. Il est heureux que nos concitoyens n'aient pas été plus nombreux à venir se faire vacciner, car nous étions souvent au maximum de nos moyens.

Les instructions innombrables que nous avons reçues étaient rigides et irréalistes. Elles arrivaient bien souvent très tard, comme la circulaire de 30 pages qui nous parvenait tous les vendredis à 23 heures, portant la mention « mise en oeuvre immédiate ». Les délais qui nous étaient imposés étaient délirants, les ordres brutaux et irrespectueux des acteurs mobilisés et des professionnels de santé. L'excès de précautions prises pour sécuriser le dispositif a souvent été contre-productif.

Les équipes sur le terrain étaient épuisées, ressentaient beaucoup de stress et des souffrances au travail. Préoccupés par ce que nous aurions dû faire, mais que nous n'avions pas le temps de faire, nous ne pouvions plus prendre de recul.

Cette expérience s'est révélée néanmoins enrichissante, car nous avons beaucoup appris et beaucoup reçu au contact des professionnels de terrain. Les équipes, au sein de nos services, étaient mobilisées et solidaires. Nous avons pu expérimenter en grandeur réelle les dispositions des plans de secours que nous avions nous-mêmes préparés et déclinés. Si de tels plans devaient être à nouveau mis en oeuvre, nous ne procèderions pas de la même manière.

Nous n'avons pas à rougir du travail accompli, compte tenu des moyens mis à notre disposition. Mais cette expérience nous laisse un goût amer, car cette extraordinaire mobilisation - un exploit - a été perçue par l'opinion publique comme un échec. Nos suggestions et nos signaux d'alarme n'ont jamais été entendus, et à aucun moment nous n'avons reçu de notre ministère la reconnaissance de notre mobilisation, de nos compétences et de nos difficultés. Au contraire, nous avons ressenti un rejet a priori de la voix des acteurs de terrain, notamment celle des professionnels du ministère de la santé.

Pendant que nous nous épuisions, notre avenir, dans les ARS, se construisait sans nous. Beaucoup de MISP ont laissé là leur enthousiasme. Nous avons quelques raisons de craindre que l'expérience accumulée ne soit ni capitalisée, ni réinvestie dans les agences régionales de santé (ARS), qui ne semblent pas accorder aux questions de santé publique une grande place.

Nous ne pouvons que rappeler des points clefs qui constituent les fondamentaux de notre métier : éthique et démocratie ; respect des acteurs et valorisation des compétences ; évaluation bénéfice/risque ; mobilisation de l'expertise de terrain pour adapter les stratégies et évaluer leur faisabilité.

Je veux ici insister sur la nécessité de conforter les moyens sur le terrain, d'autant que les effets conjugués de la réduction des effectifs de la fonction publique et de la démographie médicale se feront lourdement sentir dans les années à venir. La mise en oeuvre des ARS s'accompagne d'un mouvement de cloisonnement et de spécialisation, avec une décomposition des équipes qui risque, si l'on n'y prend garde, de faire disparaître les compétences collectives et les capacités de mobilisation. Il est important que ce savoir-faire sur la gestion de crise, au plus près du terrain, soit préservé.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Votre message aura sans doute été entendu.

DÉBAT

M. Pierre Lévy, secrétaire général de la confédération des syndicats médicaux français. Notre consoeur a tout résumé. À entendre les autres intervenants, je ne suis pas certain que « si c'était à refaire », nous ferions différemment. Je suis d'ailleurs étonné que les médecins libéraux, dont tout le monde a reconnu qu'ils avaient été tenus à l'écart, n'aient pas été invités à cette table ronde.

Alors que nos confrères croulaient sous la tâche, nous étions dans nos cabinets à demander, de façon répétée - M. Houssin peut en témoigner - à participer à cette campagne, ou tout du moins à être consultés afin de modifier les modalités de vaccination. Je rappelle que les médecins libéraux disposent d'une certaine expertise dans ce domaine, puisqu'ils vaccinent chaque année 15 millions de personnes contre la grippe saisonnière. Et, n'en déplaise à ceux qui nous ont opposé ces arguments, ils respectent les coûts et la chaîne du froid.

Sans doute faudrait-il mieux prendre en considération à l'avenir les propositions formulées par les médecins libéraux, et déployer les plans au fur et à mesure de l'évolution de la pandémie ou de la campagne locale de vaccination.

Je suis assez pessimiste sur les conclusions auxquelles vous êtes parvenus cet après-midi. Je ne vois pas de progrès, et je ne crois pas avoir entendu M. Didier Houssin parler des professionnels de santé.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Vous étiez invité. La preuve, vous venez de prendre la parole. Ce matin, Mme la ministre a évoqué le problème de la prise en compte du service de soins ambulatoire, sans équivoque.

M. Didier Houssin. Les médecins libéraux étaient assez partagés sur leur participation éventuelle à la campagne de vaccination. Nous étions confrontés à des contraintes techniques qui, selon nous, imposaient une organisation collective de la vaccination. Par ailleurs, beaucoup de médecins libéraux ont participé à la campagne en centre, puisqu'ils représentaient près d'un tiers des médecins volontaires.

Mme Broche a rappelé le travail considérable effectué par les MISP. D'autres fonctionnaires se sont investis, comme ceux des rectorats ou des services financiers. Il est vrai que l'activation des PCA aurait pu être une solution pour venir en renfort des services, même si ces plans ont été conçus pour faire face à l'absentéisme. Il nous faudra réfléchir à cette question.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Monsieur Coudert, les dates de péremption des doses de Tamiflu stockées ont été repoussées d'un an, suite à une instruction de l'AFSSAPS. Le fabricant - les laboratoires Roche - peut-il toujours être tenu responsable de leur qualité ?

Monsieur Houssin, vous avez fait preuve de transparence en fournissant à l'OPECST les chiffres inédits de la campagne de vaccination. Nous souhaiterions aujourd'hui connaître le montant des crédits d'impôt accordés aux firmes pharmaceutiques qui ont élaboré les vaccins. Devant la commission d'enquête du Sénat, l'une d'entre elles a indiqué que ces crédits étaient élevés, mais a refusé de communiquer les chiffres. Pourriez-vous nous les transmettre ?

M. Didier Houssin. Les crédits impôt recherche concernent l'ensemble des entreprises industrielles pharmaceutiques. Je ne crois pas ces sommes aient été allouées en fonction des produits développés. Je tenterai d'obtenir cette information.

Nous avons mis en place avec l'AFSSAPS et l'EPRUS un programme « Qualité renouvellement des stocks santé nationaux ». L'industriel, de son côté, a prolongé les délais de péremption des produits vendus aux pays dans le cadre des stocks stratégiques. L'article L. 3131-1 du Code de la santé publique, qui permet au ministre de décider de l'utilisation de ces produits, traite de la responsabilité de l'utilisateur. Il s'agit aujourd'hui de voir si, dans le cadre de la préparation de la loi de santé publique, il ne serait pas possible de donner un statut particulier à ces produits acquis à titre de stock stratégique.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Je remercie l'ensemble des intervenants, qui ont permis d'enrichir le débat. Avec Marie-Christine Blandin, nous avons retenu un certain nombre de propositions, qui apparaîtront dans notre rapport, fin juin.

Page mise à jour le

Partager cette page