M. Claude Frantzen, membre du conseil d'administration de l'Institut pour la maîtrise des risques. La transformation d'un potentiel de catastrophe humaine en une véritable catastrophe économique à laquelle nous avons assisté relève d'une nécessité que l'on peut qualifier de « cyndinique ». Les sciences cyndiniques, ou sciences du danger, privilégient une approche globale, systémique, transverse, faisant apparaître des dissonances et des déficits. Mais elles constituent d'abord un outil pragmatique qui permet cinq regards différents : sur les faits, sur les modèles, dont on a beaucoup parlé ce matin, sur les valeurs, sur les règles et sur les objectifs.

Je ne m'attarderai pas sur l'ensemble des faits, qui ont déjà été largement exposés. Je soulignerai simplement la nécessité d'un traitement transnational de ces faits, une vision uniquement nationale étant incapable de répondre aux questions que vous avez posées ce matin.

En ce qui concerne les modèles, on a constaté l'absence d'une chaîne continue de modèles validés allant des causes jusqu'aux effets potentiels de l'éruption volcanique sur le transport aérien. Les cyndiniques appellent « modèle » tout ce qui permet de guider l'action, qu'il s'agisse de modèles déterministes et mathématiques ou de modèles discursifs, beaucoup utilisés en sciences humaines. Il est essentiel de bien définir les limites de ces modèles si on veut éviter les catastrophes qui ont bouleversé récemment le secteur financier, par exemple, où on avait oublié les limites des différents modèles

Les modèles utilisés dans le champ qui nous occupe aujourd'hui sont, non seulement peu cohérents, mais contestés. C'est le cas notamment des modèles de dispersion des particules dans l'atmosphère ou de ceux mesurant l'impact des cendres sur les appareils. Il en va de même dans le domaine de la mitigation, où les quelques modèles de conduites opérationnelles se révèlent relativement simplistes, ou de l'organisation du trafic, qui souffre de l'imprécision de ses modèles de management. L'organisation des VAAC est également très incertaine : on ne sait si leurs recommandations s'adressent aux compagnies ou aux autorités. Cette confusion s'est trouvée aggravée en Europe, où le VAAC de Londres avait la charge de suivre l'évolution du nuage dans des espaces aériens très éloignés de sa zone d'exercice habituelle et relevant de la compétence d'autres centres. Enfin l'information ne se distingue pas toujours de la prescription : ainsi la délimitation de zones rouges ou noires présente déjà en soi un caractère prescriptif.

Sur l'axe des valeurs, la vie occupe évidemment une place centrale, mais la prise de risque fait également partie des valeurs vitales. Le principe de précaution a également été évoqué, à tort, cette crise étant à mon avis tout à fait en dehors du champ de ce principe. En effet, celui-ci n'a valeur constitutionnelle que dans le domaine environnemental, alors qu'il s'agit là d'un problème de perturbation du transport aérien, qui relève du champ économique. Deuxièmement, le risque d'une catastrophe majeure pour les avions était certain, alors que le principe de précaution ne s'applique que dans le cas où l'existence d'un risque n'est pas certaine.

Toujours dans ce domaine des valeurs, il ne faut pas oublier le home, sweet home : le droit de rentrer chez soi ou de rallier la destination où on comptait se rendre prend une valeur tout à fait considérable, au point de concurrencer la valeur « vie » ou la valeur « prise de risque ». Il faut également prendre en compte la question « qui paie le mistigri ? » : à qui faire porter la charge du dommage quand le responsable n'est pas identifiable ? Il reste le débat classique, tout particulièrement en France, sur la répartition de la responsabilité entre l'État sauveur et l'exploitant privé. La valeur « temps » entre aussi en jeu : le temps du volcanologue n'est pas celui du pilote ; le temps du chercheur n'est pas celui du motoriste. En outre, comme je l'ai découvert ce matin, le temps de la prévision pose une difficulté particulière en matière de gestion de la crise, notamment lorsqu'il faut synchroniser le redémarrage des différents acteurs.

Je dirais en conclusion qu'il y a quatre débats à mener, en France, mais aussi en Europe et dans le monde. Il faut d'abord débattre des modèles. Ceux-ci doivent être enrichis dans une perspective résolument opératoire : si la recherche académique est nécessaire, on a surtout besoin actuellement de modèles qui permettent aux équipages de savoir ce qu'ils ont à faire et à ne pas faire. Il faut se garder de toute vision excessivement déterministe des modèles : dans un univers incertain, un modèle n'a pas nécessairement pour fonction d'apporter une réponse précise à une question précise.

La difficulté est de concilier ce paramètre d'incertitude avec la nécessité de la certification. C'est possible, même si cela nécessite un travail considérable, puisque cette notion de certification dans un monde incertain est déjà utilisée pour gérer des risques tels que les dommages causés aux appareils par la grêle, déjà cités, ou les oiseaux.

Les modèles doivent par ailleurs prendre en compte les répercussions économiques.

Il faudra également engager le débat de la préparation. Des exercices à pleine échelle impliquant les autorités, notamment politiques, de plusieurs pays, constitueraient certainement la meilleure préparation à la gestion de futures éruptions, notamment dans la perspective du réveil d'Hekla le bien nommé. Une véritable préparation suppose également la mise à disposition de moyens de mesure réels. Je pense en particulier à la procédure du double vol, qui permet de doubler un avion de ligne ordinaire par un appareil dédié à la mesure des cendres. J'avoue avoir été quelque peu choqué d'apprendre qu'on a hésité à mettre en oeuvre cette procédure ; il faudra à l'avenir prendre toutes dispositions, y compris humaines, pour pouvoir réaliser de telles mesures. Enfin, une action efficace suppose une définition claire et synthétique des lieux de décision. Il y a dans le transport aérien deux lieux privilégiés de vision synthétique : le pilote dans le cockpit, et, tout à fait en amont, les États, qui ont accès à l'ensemble de l'information. Dans l'action, c'est le pragmatisme, comme mode d'emploi et non le diktat des modèles qui doit l'emporter.

Le dernier débat porte sur les valeurs. C'est le vieux débat entre prise de risque et blocage : quel niveau de risque est-on prêt à accepter ? La vérité bien connue que le risque zéro n'existe pas entre en contradiction avec l'exigence de voler en toute sécurité : il faut continuer à progresser dans la voie de la réduction de cette contradiction.

M. Patrick Gandil, directeur général de l'aviation civile. Je vais d'abord vous exposer quelle a été notre philosophie dans la gestion de cette crise, avant d'indiquer quelques solutions pour l'avenir.

Le phénomène que nous avons eu à affronter était nouveau à plus d'un point de vue. Si la perturbation du trafic aérien par des cendres volcaniques n'avait rien de nouveau en soi - les précédents étaient même nombreux - l'apparition d'un tel phénomène dans une zone de trafic extraordinairement dense, entraînant le blocage de certains des plus grands aéroports du monde, constitue une situation tout à fait inédite. Deuxième nouveauté, alors que la gestion de telles situations est ordinairement soumise au principe que les appareils ne doivent pas entrer dans le panache, cette crise impliquait l'usage de modèles élaborés à partir de calculs de concentrations infinitésimales, et de moyens de mesures relativement nouveaux ne correspondant pas forcément aux règles de prudence établies par l'OACI au début des années quatre-vingt. C'est ce qui explique que des appareils aient pu traverser le nuage sans le moindre dommage, la précision dans la mesure des particules dépassant de beaucoup la définition d'un nuage de cendres sur laquelle se fondent les recommandations de l'OACI.

Face à cette nouveauté, le décideur doit agir, ce qui suppose de sa part une juste appréciation de la situation et la définition claire de l'objectif et de ce qu'il veut éviter. Notre objectif était évident : assurer la sécurité des passagers et de l'équipage. En ce qui concerne l'appréciation de la situation, il ne s'agissait pas de déterminer s'il est dangereux de traverser un nuage de cendres en général, mais si cela l'était dans le cas particulier. Sur ce point, je conteste absolument la comparaison établie par M. Smykowski avec Ebola. L'excès conduit à l'erreur, et je n'avais pas le droit, pour ma part, à de telles caricatures. J'avais au contraire le devoir d'apprécier le risque avec exactitude afin de donner un conseil adapté à la situation. Il s'agissait de prendre une juste mesure du risque, et non de l'extrapoler au point de n'autoriser que l'inaction. Il y a un moment où on doit prendre ses responsabilités en son âme et conscience, après avoir recueilli le maximum d'informations auprès des spécialistes, notamment des pilotes. Nos sociétés meurent à force d'ouvrir le parapluie ou de se réfugier dans l'inaction, et, dans le cas d'espèce, l'honneur de la DGAC a été de s'y refuser.

On doit également s'inspirer de ce que font les autres. Les procédures mises en oeuvre par l'Etat d'Alaska, telles que M. Jobard vient de nous les décrire, méritent tout particulièrement notre attention. Ces observations confirment la nécessité de s'entendre sur la définition du nuage : la consigne de voler hors du nuage en vol à vue laisse penser qu'un nuage est nécessairement quelque chose de visible. On mesure à cet exemple l'étendue du travail de redéfinition qui s'impose à nous en vue d'adapter ces concepts à la précision des nouveaux outils de modélisation. C'est de plus de science que nous avons besoin, et non pas de plus de catastrophisme.

Augmenter nos connaissances suppose l'action coordonnée de multiples acteurs, cette nécessité de coordination ne devant cependant pas faire négliger l'importance de chaque partie. La première question que les autorités doivent poser aux motoristes et aux avionneurs est de savoir, non pas ce qui peut abîmer telle ou telle partie de l'avion, mais ce qui est dangereux, à quelle concentration et à la suite de quelle durée d'exposition, voire quelles particules : il s'agit de parvenir à un niveau raisonnable de description, ce qui suppose d'accepter une certaine marge d'imprécision. Cela concerne non seulement les risques encourus par les moteurs à hautes températures, mais également ceux auxquels sont exposées les autres parties de l'avion à des températures ordinaires, les dommages étant dans ce dernier cas, à mon avis, générés par des niveaux de concentrations de cendres plus élevées que ceux qui mettent en péril les moteurs. Les simulations et les essais auxquels les motoristes et les avionneurs devront procéder pour mesurer ces niveaux de risque devront probablement impliquer aussi les volcanologues et les météorologues. Pour ma part, ce que j'en attends concrètement, c'est qu'on me dise quelle quantité absolue de cendres ou quelle durée d'exposition aux particules de cendres un moteur peut supporter : je pense que ce n'est pas impossible, mais que cela demandera un travail assez long. Cela suppose notamment qu'on puisse observer d'autres éruptions - on va finir par penser qu'on manque cruellement d'éruptions !

Ces motoristes et ces avionneurs doivent pouvoir dispenser en temps réel aux personnels chargés de la maintenance et surtout aux pilotes une information précise sur les situations auxquelles ils risquent d'être confrontés.

En ce qui concerne les météorologues, nous attendons d'abord d'eux une aide à la décision via l'établissement de cartes et de courbes de concentration. Par ailleurs, nous sommes preneurs de tout ce qu'ils pourraient nous apprendre sur les mouvements des gaz présents dans les nuages. Nous avons déjà avancé dans cette coopération, en dépit de la rusticité des outils dont nous disposons et des nombreuses critiques dont ils ont fait l'objet : ainsi la validation de modèles par l'analyse d'informations recueillies par satellite, en mettant en évidence la distribution de concentrations, nous a permis de prendre la mesure de certains risques.

Troisièmement, nous devons développer la coopération internationale, notamment européenne. Le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France, pays qui ont une longue tradition d'aviation, ont une responsabilité particulière dans ce domaine, les trois plus grandes compagnies européennes relevant des autorités de sécurité de ces trois États. Il s'agit d'adopter des normes communes en matière de sécurité, de maintenance et de pilotage, tant au niveau de l'AESA que de l'OACI, via notamment des coopérations entre l'AESA et la Federal Aviation Administration américaine. Tout ce travail a déjà été engagé, et la réaction de l'AESA a été assez rapide lors de cette crise. Mais on n'élabore pas à la légère des normes à caractère obligatoire et ce travail exigera du temps. En attendant, nous serons contraints de prendre nos responsabilités - je pense notamment aux pilotes - pour faire tourner le système.

Il faudra enfin, dans un avenir plus lointain, développer les systèmes embarqués d'information en temps réel. Quelle que soit en effet la qualité des modèles, quand on est confronté, en plein milieu de l'Atlantique, aux évolutions aléatoires d'un nuage de cendres, le plus sûr serait de pouvoir les suivre sur un écran. Tous les travaux visant à développer les outils de mesure ne pourront que contribuer au développement de l'avionique de bord.

Vous pouvez considérer toutes ces pistes comme le rêve fou de la DGAC, mais si une partie de ce rêve devenait réalité, cela suffirait pour nous permettre de vivre mieux la prochaine éruption volcanique.

Mme Estrid Brekkan, Ministre Conseiller près l'Ambassade d'Islande. Le nom d'Eyjafjallajökull signifie « glacier de la montagne des îles », même s'il s'agit d'un volcan.

Nous apprécions beaucoup l'occasion qui nous est donnée de participer à cette rencontre, l'Islande suivant de très près tout ce qui est fait pour nous aider à éviter le retour d'une situation comme celle que nous avons vécue au printemps. Notre pays étant une île, le bon fonctionnement du transport aérien est vital pour nous : en l'absence d'avion, le seul moyen de se rendre à l'étranger est le ferry, qui, chaque semaine, part de l'est de l'Islande et met 52 heures pour rallier le Danemark... C'est dire combien nous serions isolés sans le transport aérien.

Les interventions passionnantes que nous venons d'entendre auraient mérité de ma part de plus longs commentaires que ne me le permet le peu de temps qui m'est imparti. Je voudrais simplement signaler que l'Islande a, paradoxalement, peu souffert pendant cette période et que la vie quotidienne s'y est poursuivie comme si de rien n'était, excepté, bien évidemment, dans la zone du volcan. Dans cette région, qui représente 1 ou 2 % du territoire islandais, la vie privée et professionnelle des habitants, notamment des agriculteurs, est toujours gravement affectée par les retombées de l'éruption. Mais nous avons bon espoir que tout rentrera dans l'ordre.

J'ai eu grand plaisir à entendre les scientifiques, notamment les météorologues et les géologues, se féliciter de leur bonne collaboration avec leurs homologues islandais. Cela est conforme à l'esprit des relations qui nous lient avec la France dans tous les domaines.

M. Badaoui Rouhban, directeur de la section de la prévention des catastrophes de l'Unesco. C'était vraiment un plaisir d'assister à ces auditions. Vous avez souligné la nécessité de développer la coopération internationale dans la gestion de ce type de crise, le ministre évoquant en particulier le besoin de « plus d'Europe ». Ce sujet me semble en effet de ceux qui se prêtent tout particulièrement à un traitement transnational. Les Nations unies devraient s'interroger sur leur rôle dans ce domaine, l'Unesco notamment, dont la compétence s'étend à des disciplines telles que la volcanologie, la climatologie, la météorologie, l'aéronautique, les sciences de l'espace, pourrait engager avec vous une réflexion à partir de ces auditions.

M. Christian Kert. L'éruption du volcan Eyjafjöll qui a débuté à la mi avril 2010 n'est pas exceptionnelle : des éruptions volcaniques projetant à haute altitude de grandes quantités de cendres volcaniques qui forment des nuages se répandant à de grandes distances se sont produites dans le passé et se produiront dans un avenir plus ou moins proche. Devant un danger identifié mais qu'elles n'étaient pas en mesure d'apprécier immédiatement, les autorités ont dû, par précaution, fermer d'urgence l'espace aérien en Europe. Me référant aux propos introductifs du Président Claude Birraux, il m'apparaît que le progrès consiste à traiter de tels risques dès lors qu'ils sont évalués, par la prévention. Les exposés présentés au cours de la matinée montrent que ce résultat peut être attendu de travaux scientifiques et techniques qui amélioreront la connaissance des émissions et de la diffusion des nuages de cendres volcaniques, de la fixation de normes de sécurité pour les avions et les procédures de gestion de crise. Les nombreux opérateurs, scientifiques ou professionnels, devront coopérer à un niveau international, notamment avec les autorités qui gèrent l'espace aérien de l'Europe.

L'éruption du volcan Eyjafjöll nous intéresse aussi parce qu'elle constitue un modèle qui souligne les nouveaux risques d'une société mondialisée de haute technicité et l'importance de ses réseaux (réseau des observatoires géophysiques, de surveillance et de prévision des organismes météorologiques, de l'aviation civile, des fabricants d'avions, des pilotes, des agences de voyage...). Il est, en effet, nécessaire de préparer des réponses appropriées en analysant dans toute leur complexité les exemples qui se présentent.

L'OPECST est enfin très soucieux des impacts psychologiques et sociaux des crises qui affectent un large public : la séance aura eu à, cet égard, le mérite de contribuer à l'information de tous en constituant l'amorce d'un retour d'expérience global faisant intervenir toutes les parties prenantes ; il pourrait être envisagé de la prolonger par une nouvelle audition publique, lorsque les retours d'expérience spécialisés, accompagnés de recommandations ou de décisions auront été menés à bien.

Je remercie chacune et chacun des intervenants, ainsi que toute l'équipe de l'OPECST, de la qualité de ces débats, qui ont permis un dialogue ouvert et direct. Je remercie également, madame la Ministre Conseiller, de l'intérêt que vous portez à nos travaux.

Ces échanges feront l'objet d'un compte rendu que nous soumettrons aux différents intervenants.

La séance est levée à 13 heures 20.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page