2. Les déterminants biologiques
(1) L'homéostasie énergétique

Chaque organisme répond au premier principe de thermodynamique qui stipule que l'énergie se transforme mais ne se perd pas.

La même règle au niveau physiologique régit notre organisme, et le maintien de l'équilibre énergétique dépend de l'équilibre entre les entrées d'énergie, en l'occurrence l'apport alimentaire, et les dépenses énergétiques.

C'est en ajustant l'ensemble de ces paramètres que l'organisme arrive à maintenir son état énergétique autour d'une valeur de consigne qui va dépendre des conditions environnementales.

Ainsi, alors que chaque individu ingère en moyenne 60 tonnes de nourriture au cours de sa vie, son poids en tant qu'adulte reste relativement stable.

Pourtant, l'absorption de seulement 60 kcal en trop par jour (soit l'équivalent de 4 morceaux de sucre) conduit théoriquement à accumuler 3 kg de graisse dans l'année, soit 30 kg en 10 ans.

Il existe donc des systèmes de régulation très fins de la prise alimentaire qui permettent un équilibre entre les apports énergétiques et les dépenses et le maintien du poids corporel autour d'une constante.

Cette tendance de l'organisme à conserver une variable autour d'un point de consigne est appelée « homéostasie », en l'occurrence il s'agira ici d'homéostasie énergétique. Le poids corporel est une excellente valeur de consigne et fait partie des paramètres physiologiques qui, après la puberté et pendant la période adulte, comptent en théorie parmi les variables les plus stables d'un individu.

(a) Les mécanismes biologiques de l'homéostasie énergétique

Si l'on formalise les mécanismes biologiques que doivent comprendre ce système de régulation pour être aussi efficace, il doit comprendre :

- un ou plusieurs signaux renseignant sur les réserves énergétiques

- un centre de traitement de cette information

- un opérateur central permettant de changer la prise ou la dépense énergétique

- un signal de retour (ou des signaux) vers le centre opérateur signalant le nouvel état des réserves

Une dérégulation de l'un des composants du système peut être à l'origine d'une hyperphagie ou d'un déficit métabolique et conduire à l'obésité et aux maladies métaboliques qui lui sont associées mais aussi à des troubles opposés comme l'anorexie.

La plupart des tissus périphériques sont capables d'envoyer un message de nature nerveuse ou hormonale vers le cerveau qui représente ici le centre opérateur.

Ainsi pour maintenir la balance énergétique, l'organisme doit en permanence recueillir et interpréter des signaux hormonaux, métaboliques et nerveux émis par les tissus périphériques impliqués dans l'utilisation et le stockage de l'énergie (foie, muscle, tissu adipeux).

En retour, l'intégration de ces signaux par le cerveau se traduit par la mise en place d'une réponse adaptée au niveau comportemental (manger ou jeûner) et métabolique (production de sucre par le foie et libération de lipides par le tissu adipeux en période de carence, ou bien stockage d'énergie par ces mêmes tissus en période d'abondance).

Les structures centrales qui reçoivent ces informations se composent de circuits neuronaux qui communiquent à plusieurs niveaux pour assurer un dialogue avec les tissus périphériques et la mise en route d'un comportement adapté.

Au niveau du système nerveux central, la zone de l'hypothalamus est particulièrement concernée puisque elle contient notamment des populations neuronales qui sont renseignées en premier des variations des concentrations circulantes en hormones d'où leur nom de neurones de « premier ordre ».

L'hypothalamus et le système « mélanocortine »

Une région particulière de l'hypothalamus, le noyau arqué (ARC), joue un rôle fondamental dans la signalisation et l'intégration des messages circulants de satiété et de faim qui ne peuvent franchir la barrière hémato-encéphalique, comme la leptine, l'insuline, la ghréline ou le peptide YY (PYY3-36).

L'ARC contient deux populations neuronales clés dans la régulation du comportement alimentaire: les neurones à neuropeptide Y (NPY) et Agouti-Related Protein (AgRP), deux puissants stimulants de la prise alimentaire et les neurones à pro-opiomélanocortine (POMC), qui sécrètent l'alpha-melanocyte-stimulating-hormone (a-MSH) et le cocain and amphetamine related transcript (CART) qui sont des agents anorexigènes.

Ces populations neuronales, NPY/AgRP et POMC/CART, sont considérées comme de « premier ordre » dans l'intégration des signaux périphériques de faim et de satiété. Elles interagissent entre elles de manière antagoniste et projettent vers les neurones de « second ordre » situés dans d'autres régions de l'hypothalamus, comprenant le noyau paraventriculaire (PVN), le noyau ventromédian (VMN) ou l'hypotahalamus latéral (LH).

L'intégration de ces signaux antagonistes par des neurones de « second ordre» se traduit par l'élaboration d'une réponse complexe ayant pour but le contrôle de la balance énergétique. Les neurones POMC/CART réduisent l'apport alimentaire et augmentent la dépense énergétique en activant directement la famille des récepteurs à la mélanocortine (MC3-R et MC4-R notamment), tandis que les neurones NPY/AgRP ont une action opposée en exerçant un tonus inhibiteur directement sur les neurones POMC/CART et au niveau du PVN.

Ainsi l'axe ARC-PVN définit un circuit neuronal clé dans la régulation du comportement alimentaire . Le réseau neuronal défini par les interconnections existant entre les différents noyaux que sont l'ARC, le PVN, le VMN et le LH illustre la complexité du système dit « système à la mélanocortine ». Ce système rassemble les acteurs centraux de la principale voie anorexigène, et la plupart des manipulations pharmacologiques ou génétiques qui résultent dans l'élimination d'une ou de plusieurs voies de signalisation du système anorexigène « mélanocortine » aboutissent, chez l'animal et chez l'homme, au développement d'une obésité massive.

D'après Luquet, S. et al (2008) : Les signaux de la régulation du comportement alimentaire. Obésité. 3, 167-176

(b) La régulation de la prise alimentaire

Plusieurs organes interviennent dans la régulation de la prise alimentaire comme l'illustre le schéma suivant.

Source : Serge Luquet

(i) La régulation à court terme de la prise alimentaire

L'axe intestin/cerveau est un composant essentiel de la régulation à court terme de la prise alimentaire.

L'arrivée des aliments dans l'estomac entraîne une distension gastrique : les mécanorécepteurs de la paroi gastrique sont stimulés et transmettent, par voie vagale, les informations au système nerveux central.

L'intestin  joue également un rôle important dans la régulation de la prise alimentaire dans la mesure où l'arrivée des aliments dans le tube digestif entraîne la sécrétion d'hormones dont le GLP-1 (Glucagon Like Peptide-1), l'oxyntomoduline et le PYY3-36 (peptide YY) qui envoient au cerveau un message de satiété. En outre, l'intestin est un acteur majeur dans l'absorption et le métabolisme des lipides.

Le noyau du tractus solitaire (NTS) est le premier relais central des informations nerveuses provenant du tractus digestif (« relais viscérosensitif »), tandis que le noyau arqué intègre principalement les informations circulantes, hormones et nutriments (« relais métabolique »). Le NTS et le noyau arqué sont en étroite communication grâce à un réseau neuronal très développé.

(ii) La régulation à long terme de la prise alimentaire

D'autres hormones interviennent également à long terme dans la régulation de la prise alimentaire en envoyant des signaux au cerveau :

- l'insuline produite par le pancréas (effet anorexigène);

- la leptine produite par le tissu adipeux (effet anorexigène) ;

- la ghréline produite par l'estomac (seule hormone circulante à potentialité orexigène 4 ( * ) ). Il existe un pic avant chacun des principaux repas.

La leptine, du grec letpos qui veut dire « mince » a été découverte dans les années 90 et est à l'origine d'une grande partie de l'intérêt qui est maintenant porté sur les neurones de l'hypothalamus.

Cette molécule est une hormone sécrétée par le tissu adipeux. Plus le tissu adipeux stocke d'énergie (après un bon repas notamment) et plus la sécrétion de leptine par les cellules adipeuses augmente.

La leptine entre au niveau du noyau arqué de l'hypothalamus pour activer un signal au niveau de ces réseaux neuronaux de premier ordre qui va promouvoir :

- la diminution de la prise alimentaire

- l'augmentation de la dépense énergétique.

Ainsi la leptine est la quintessence d'un signal de régulation à long terme du poids corporel.

Lorsque la masse grasse diminue (lors d'un jeûne par exemple) il y a moins de leptine sécrétée et le signal satiétogène diminue donc d'autant. A ce stade le signal prépondérant sera celui de se nourrir.

A l'inverse en période d'abondance, l'augmentation de la masse adipeuse entrainant une sécrétion accrue de leptine, elle se traduira par un signal prépondérant au niveau du cerveau indiquant le besoin d'arrêter la prise alimentaire et d'augmenter la dépense énergétique.

Au contraire, la ghréline, est une hormone sécrétée par l'estomac principalement et est à ce jour la seule hormone circulante connue ayant la propriété d'augmenter la prise alimentaire.

(iii) L'obésité et les dérèglements biologiques

Chez les patients obèses, alors que le taux de leptine est très élevé puisqu'il est en proportion directe avec la masse adipeuse, la leptine n'est apparemment plus capable de contrôler de façon négative la prise alimentaire.

C'est ce que l'on appelle la résistance à la leptine , les bases mécanistiques de ce phénomène ne sont pas encore clairement établies. La leptine peut avoir perdu son site d'action dans le cerveau (perte des récepteurs associés à la mise en place de son signal) ou la leptine peut voir son entrée dans le cerveau par la barrière hémato-méningée compromise : elle aurait potentiellement gardé son action mais elle ne serait plus capable d'aller là ou elle doit agir.

Dans ces conditions les facteurs orexigènes vont prendre le dessus au niveau du noyau arqué et la prise alimentaire aura perdu un de ses signaux de régulation clé.

L'homéostasie énergétique résulte donc d'une variété de rétroactions entre le cerveau et les systèmes périphériques. Depuis 20 ans, on observe une multiplication des découvertes des signaux provenant du tissu adipeux, mais également d'autres organes et qui sont détectés par le système nerveux central.

Beaucoup de questions restent encore en suspens sur la nature des signaux périphériques qui transmettent au système nerveux central le statut énergétique du corps et les cellules impliquées. Le défi est d'arriver dans les prochaines années à une compréhension systémique de l'homéostasie énergétique et à sa modélisation.

(c) La régulation de la dépense énergétique

La dépense énergétique est la somme des dépenses liées au métabolisme de base, à la thermogénèse et à l'exercice physique.

Le métabolisme de base (ou dépense énergétique de repos) correspond au nombre de calories que dépense l'organisme pour faire fonctionner ses organes vitaux dans une situation de repos musculaire (couché ou confortablement installé), à température neutre (entre 20 et 25°C), à jeun et au calme émotionnel.

Il varie en fonction du sexe, de la taille, du poids et de l'âge. En outre, deux personnes de même âge, de même sexe, de même taille et de même poids pourront avoir un métabolisme de base différent selon leur masse musculaire. Il sera plus important chez la personne plus musclée car les muscles brûlent des calories même au repos.

Il correspond à environ 60 à 70 % de nos dépenses totales, avec des variations fortes selon les individus (et surtout leurs modes de vie).

Parmi les facteurs qui induisent la thermogenèse , la prise alimentaire est le plus important. On parle de thermogenèse postprandiale.

Chaque prise alimentaire induit une dépense de calories pour assurer la digestion et l'assimilation des différents nutriments. Ce poste de dépense est d'autant plus élevé que la ration calorique totale est importante.

La thermogénèse postprandiale est variable : la dépense énergétique dissipée à la suite de la consommation exclusive de lipides est de 6 % alors qu'elle est de 12,5 % pour les glucides et de 21 % pour les protéines.

Après leur absorption, les macronutriments sont soit oxydés soit stockés ou utilisés métaboliquement. Or, il existe des variations interindividuelles dans la capacité d'oxyder les glucides et les lipides. Certains sujets sont constitutionnellement mieux équipés pour « brûler » préférentiellement les glucides ou les lipides.

Il semblerait que les sujets qui oxydent le mieux les glucides ont 2,5 fois plus de chance de prendre du poids que ceux qui oxydent préférentiellement les lipides.

L'activité physique est la variable la plus modulable de la dépense énergétique. Elle se définit comme « tout mouvement corporel produit par la contraction des muscles squelettiques qui entraîne une augmentation substantielle de la dépense d'énergie au-dessus de la dépense énergétique de repos ».

L'activité physique varie en fonction de son intensité, de sa durée et de sa fréquence. Elle inclut l'activité sportive, mais sa définition est plus large et englobe des activités aussi diverses que les tâches ménagères, la marche, le bricolage, le jardinage, etc.

L'inactivité physique correspond à l'absence d'activité physique. Elle ne doit pas être confondue avec la sédentarité qui constitue un état dans lequel l'activité physique est pratiquement nulle, associé à des occupations telles que regarder la télévision, jouer à des jeux vidéos, travailler sur son ordinateur ou encore lire ou manger.

Cette courte analyse des composantes de la dépense énergétique souligne l'importance des différences interindividuelles en matière de dépense énergétique en fonction du métabolisme, mais également de l'activité physique pratiquée. Par conséquent, toute analyse du déséquilibre de la balance énergétique doit tenir compte aussi bien des entrées (prise alimentaire) que des sorties (énergie dépensée).

(2) Les facteurs interférant avec l'homéostasie énergétique

Comme il a été indiqué précédemment, le système nerveux central règle l'homéostasie énergétique.

En cela nous avons explicité des mécanismes de régulation de type « homéostatique » c'est à dire des processus qui vont être impliqués dans la maintenance du poids corporel autour d'une constante.

Cependant, la prise alimentaire n'est pas seulement la conséquence d'une réponse adaptée à une « jauge » énergétique haute ou basse qui signalerait notre statut énergétique. L'aspect social, culturel de l'alimentation est un élément clé ainsi que la notion de plaisir. On peut considérer qu'après une ration alimentaire suffisante pour restaurer notre statut énergétique, le dessert qui sera consommé en absence de tout besoin de type énergétique peut s'appeler gourmandise, mais recouvre aussi une réalité neurobiologique tangible.

La prise alimentaire est modulée par des facteurs sensoriels comme l'aspect, le goût, l'odeur et la texture des aliments. Elle est augmentée si les aliments sont palatables mais diminue si la sensation est désagréable. Plusieurs facteurs environnementaux (le stress, anxiété...) favorisent le besoin de rechercher l'expérience hédonique associée à la prise d'une nourriture palatable.

D'un point de vue anatomique, l'attribution d'une valeur hédonique à une expérience ou un aliment par exemple, implique la libération de dopamine au niveau du noyau accumbens et du striatum par des neurones dopaminergiques situés dans l'aire tegmentale ventrale (ATV). L'action de la dopamine dans ces régions du cerveau augmente considérablement le désir d'obtenir une « récompense ».

L'expérience de « récompense » liée à la prise de nourriture est un facteur prépondérant dans le renforcement de comportements boulimiques dans lesquels le système homéostatique, contribuant à maintenir la stabilité du poids corporel et la balance énergétique, est largement dépassé par cette composante hédonique. Il est alors légitime d'établir un parallèle entre les dérèglements du comportement alimentaire et les comportements addictifs.

Les signaux sensoriels, déterminants majeurs des comportements alimentaires

Les signaux sensoriels sont des déterminants majeurs des comportements alimentaires car ils influencent les préférences alimentaires. Ils agissent à plusieurs moments lors de la prise alimentaire :

- une cascade de réponses anticipatives est déclenchée à différents niveaux du processus digestif lors du choix et de l'achat des aliments par anticipation du plaisir perçu. Elle prépare l'organisme à l'acte alimentaire et intervient dans le contrôle de la taille du repas et de sa durée. Le rôle des signaux sensoriels dans cette phase est connu : ils stimulent la phase céphalique (à savoir une phase réflexe qui commence avant que les aliments aient pénétré dans l'estomac), et provoquent l'appétit, sensation partiellement indépendante de la faim (on peut avoir de l'appétit sans avoir vraiment faim, mais le fait d'avoir faim renforce l'appétit) ;

- avant et au cours de l'ingestion, des signaux sensoriels déclenchent des actions physiologiques (sécrétions, motilité intestinale) et permettent une identification fine de chaque aliment consommé par rapport à des standards mémorisés. Lors du repas, ils interviennent dans l'établissement du rassasiement.

Source : Les comportements alimentaires, expertise collective réalisée par l'INRA, juin 2010

Plusieurs facteurs environnementaux (le stress, l'ennui, l'anxiété) favorisent également le besoin de rechercher l'expérience hédonique associée à la prise d'une nourriture palatable.

Par ailleurs, la capacité de notre organisme à enregistrer la diversité alimentaire et à l'intégrer a été fortement perturbée par l'industrialisation des produits alimentaires et leur renouvellement permanent. Or, l'apprentissage des associations sensorielles joue un rôle fondamental dans le choix des aliments nous apportant les nutriments nécessaires pour satisfaire les besoins de l'organisme.

De même, c'est grâce à l'apprentissage que nous pouvons manger en un temps inférieur à celui nécessaire pour que le message de satiété soit passé.

Les facteurs homéostatiques finissent donc par avoir un pouvoir limité par rapport aux facteurs hédoniques, d'autant que notre organisme est doté de mécanismes extrêmement puissants pour lutter contre la sous-nutrition.

Ainsi, il semblerait que nous soyons spontanément attirés par les aliments sucrés et gras.

De même, nous sommes génétiquement constitués pour accepter la diversité alimentaire. Or, des expériences sur le rat montrent que le fait de le soumettre à un régime « cafétéria » (une multiplicité d'arômes est introduite dans sa nourriture) induit une surconsommation calorique allant jusqu'à 80 % par rapport à ce qu'il consomme lorsqu'il est soumis au régime standard de laboratoire.

Face à l'offre alimentaire, nous sommes devenus incapables de distinguer entre le désir de manger et la faim véritable déclenchée par une hypoglycémie légère.

Enfin, notre capacité à évaluer les volumes et les tailles des portions est limitée, ce qui nous empêche d'appréhender les quantités de nourriture ingérées.

Pour illustrer ce phénomène, Bryan Wansink a conduit une expérience dans laquelle il proposait à des individus de manger une soupe dont le bol ne se vidait jamais. Il a alors constaté que la quantité de soupe absorbée était 73 % supérieure à celle ingérée dans un bol « normal ».


* 4 Elle augmente la prise alimentaire.

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