2. Une prévention ciblée sur les populations à risques
a) La relative inefficacité des messages trop généraux sur les populations à risque

Robert Gordon préfère à la classification traditionnelle de la prévention en fonction du niveau de prévention (primaire, secondaire et tertiaire), une définition en fonction de la population concernée.

Il évoque ainsi la prévention universelle, qui vise la population générale et fournit à tous les individus les informations ou les compétences pour réduire l'importance du problème posé ; la prévention sélective, qui vise les groupes à risque (les facteurs de risque sont biologiques, sociaux, environnementaux) ; la prévention identifiée qui vise les personnes ayant déjà manifesté un ou plusieurs comportements associés au problème concerné (l'intervention se situe alors au niveau de l'individu et de ses propres facteurs de risque).

Comme il a été rappelé précédemment, l'inconvénient de la prévention universelle réside dans le fait qu'elle tend à considérer les comportements de la population comme homogènes alors qu'en réalité, ils sont très variables d'un individu à l'autre, mais également d'un groupe à l'autre en fonction du niveau de revenu et du niveau d'éducation.

(1) Des publics différents

La prévalence de l'obésité est inversement associée au statut socio-économique, que celui-ci soit mesuré par le niveau de revenus ou de diplôme, ou par la catégorie socioprofessionnelle des individus.

De plus, pour un niveau donné de corpulence, le risque pour la santé est plus élevé dans les populations de faible statut socio-économique.

Les messages de prévention devraient donc toucher ces catégories en priorité. Or, plusieurs études montrent leur relative indifférence, voire leur résistance aux messages de prévention.

L'une des explications avancées est que les campagnes de prévention ne tiennent pas compte des caractéristiques socio-économiques, des représentations et des perceptions de ces catégories de population.

Faustine Régnier a réalisé une étude remarquable sur les formes de réception des normes d'alimentation et de corpulence. Cette enquête fait apparaître le maintien d'une forte hiérarchie sociale, opposant les catégories aisées aux catégories modestes.

Certes, la contrainte financière est le principal facteur structurant les choix alimentaires des catégories les plus défavorisées.

Néanmoins, loin d'une réduction aux facteurs économiques, la réception et la diversité de la mise en pratique des normes nutritionnelles sont intimement liées aux représentations de l'alimentation, à celles du corps et à la symbolique de la maladie, au lien établi ou non entre santé et alimentation, autant d'éléments qui relèvent des représentations collectives et des identités propres à chaque classe.

Ainsi, interrogées sur leurs goûts au quotidien, les catégories supérieures établissent immédiatement une relation entre ce qu'elles déclarent aimer manger, la santé et la ligne, souci de santé et souci de minceur étant souvent mêlés.

De même, « bien nourrir son enfant » relève d'une démarche éducative visant l'inculcation d'habitudes alimentaires saines. Les mères sont donc plus attentives à la corpulence de leurs enfants, afin de prévenir très tôt tout risque de surpoids.

Dans ce groupe, la santé, intimement liée à l'alimentation quotidienne, est conçue sur le long terme. La mise en oeuvre des recommandations implique une projection dans l'avenir et une forme de pari sur des règles que l'on met en application, mais dont les conséquences ne se feront sentir que vingt ou trente ans plus tard.

En ce qui concerne la minceur, cette catégorie a une vision contraignante de la corpulence à atteindre. Elle se pèse et pratique une activité sportive plus régulièrement.

Au contraire, les catégories modestes et populaires déclarent bonnes les choses en raison de leur goût, et non parce qu'elles sont bonnes pour la santé ou même favorables à la minceur.

La priorité en matière d'alimentation est celle de l'abondance et du choix possible à table. On comprend mieux la valorisation en milieu populaire des produits de l'industrie agroalimentaire ou des formes de restauration rapide : ces produits sont la preuve d'une participation à la société de consommation, dont les membres des catégories modestes sont exclus par bien d'autres aspects.

Par conséquent, « bien nourrir son enfant » signifie pouvoir nourrir ses enfants soi-même et leur offrir ce qui leur plaît. Le goût des aliments à prétention diététique comme les légumes, perçus austères par les mères, leur viendra peut-être plus tard avec le temps, mais ne constitue pas un enjeu.

Ce souci de l'abondance et de la satisfaction des préférences enfantines relève également de l'importance, chez les femmes sans emploi, de la fonction nourricière de la mère, centrale dans leur identité de femme au foyer, ainsi valorisée.

La tolérance aux rondeurs enfantines est donc grande : il vaut mieux que les enfants aient quelques rondeurs, signe de bonne santé, plutôt qu'ils ne soient trop maigres et donc fragiles.

Dans ce groupe, la santé est une notion abstraite qui ne constitue pas une valeur fondamentale. Le modèle est celui de la maladie, qui surgit brutalement. L'alimentation peut soigner, certes, mais sur le mode du remède, ou du régime, considérés dans leur définition étroite. Dès lors, les recommandations nutritionnelles ne valent que pour celui qui est malade.

Les catégories modestes ont également un autre rapport à la minceur que les catégories sociales aisées. Certes, les femmes en surpoids ou obèses perçoivent clairement leur distance par rapport à la norme de minceur véhiculée par les médias. Néanmoins, nombre de ces femmes se trouvent également dans une situation de normalité de fait dans leur groupe (compte tenu d'une prévalence de l'obésité très supérieure), qui ne les met pas fondamentalement en cause.

(2) Une diffusion verticale des normes remise en cause

Les politiques visant à modifier les normes sociales s'appuient sur le constat que les normes sociales sont déterminées par les catégories sociales les plus élevées puis diffusées dans les autres groupes sociaux qui se les approprient.

A cet égard, l'étude précitée montre que l'attention aux normes alimentaires et corporelles augmente avec l'intensité des liens sociaux : plus les individus sont intégrés socialement, plus ils portent d'attention à leur poids et, plus largement, à l'influence de l'alimentation sur la santé.

C'est la raison pour laquelle les catégories intermédiaires intégrées ou modestes mais en trajectoire d'ascension sociale, qui se caractérisent par un souci d'intégration sociale, font preuve d'une adhésion particulièrement forte aux normes sociales d'alimentation et de corpulence.

Pourtant, ce modèle vertical de diffusion des normes alimentaires semble s'effriter.

Les membres des catégories aisées restent les récipiendaires des normes qu'ils édictent : la coïncidence est forte entre le contenu des normes, leurs pratiques quotidiennes et leurs représentations en matière de santé et de corpulence.

En milieu modeste, à l'inverse, il y a une forte distance entre les normes, les pratiques quotidiennes d'alimentation et d'entretien du corps, et les représentations collectives qui leur sont associées, ce qui explique des résistances (voire des rejets) plus fréquentes aux recommandations, perçues comme une imposition extérieure.

Certaines femmes ressentent les messages de prévention comme une remise en cause de leur capacité à être de bonnes mères et une intrusion dans leur vie privée, comme un jugement sur l'hygiène de la vie familiale et une tentative d'imposer un contrôle sur leur corps ou celui de leurs enfants.

Dans ce cadre, les tentatives de normalisation des pratiques alimentaires et de corpulence des catégories modestes échouent : la diffusion des normes se heurte aux appartenances sociales. Loin d'une homogénéisation des normes, on assisterait à une polarisation des goûts, les clivages sociaux se caractérisant par des choix différents et rendant le processus de diffusion verticale de moins en moins opérant.

Dans le domaine alimentaire, l'univers de référence n'est plus celui des catégories aisées, mais plutôt le monde anglo-saxon.

(3) Les différences entre les genres

Jusqu'à présent, les messages de prévention concernent les hommes et les femmes sans distinction. Pourtant, de nombreuses études montrent que le sexe est un déterminant majeur des comportements et des préférences alimentaires.

Ainsi, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à croire au lien entre alimentation et santé. Par conséquent, la motivation des choix alimentaires chez ces dernières est plus souvent le désir de manger sainement, alors que chez les hommes, le goût des aliments est un facteur plus important.

Ces préférences sont à rapprocher de la pression sociale en faveur de la minceur qui est beaucoup plus forte chez les femmes que chez les hommes.

Par ailleurs, il est reconnu que l'arrivée d'un enfant rend la mère particulièrement attentive aux prescriptions nutritionnelles et constitue dans de très nombreux cas le facteur déclenchant l'attention aux normes.

Par conséquent, une prévention différenciée selon les genres peut avoir plus d'efficacité.

b) Des interventions adaptées aux motivations des individus

Dans son rapport sur les nouvelles approches de la prévention en santé publique, le Centre d'analyse stratégique rappelle les limites de la théorie de l'homme rationnel qui sait choisir et ne prend que des décisions optimales pour mener à bien sa démarche purement utilitariste.

En réalité, le comportement humain est guidé par des préférences fondamentales (impulsivité, sensibilité à la récompense immédiate, capacité des individus à se projeter dans l'avenir, goût du risque) qu'il est indispensable d'étudier et d'intégrer dans les modèles économiques pour saisir les mécanismes de la décision dans un contexte donné.

En outre, les individus peuvent avoirs plusieurs systèmes de préférence pour des biens alimentaires et peuvent évoluer d'un système de préférence à l'autre en fonction de « chocs exogènes » (veuvage, chômage, marketing).

Par ailleurs, toute politique de prévention cherchant à modifier les comportements doit au préalable répertorier et analyser les obstacles à une vie saine afin d'orienter son action et ses messages en conséquence.

c) Des interventions interactives

Plusieurs études insistent sur la nécessité de mettre en place des interventions de prévention interactives.

Le terme d'interaction peut être entendu sous plusieurs formes.

D'abord, il peut signifier que l'information est conçue avec les personnes qu'elle est censée toucher. En effet, les systèmes de croyances, les valeurs religieuses et culturelles, les expériences de vie sont autant de filtres à travers lesquels les informations sont reçues. Pour que les messages soient efficaces, il faut donc non seulement qu'ils tiennent compte des perceptions des catégories sociales visées, mais également que ces dernières se l'approprient.

Les interventions interactives peuvent également se caractériser par le fait qu'elles ne se contentent pas de diffuser un message, mais qu'elles entretiennent un véritable dialogue avec les personnes visées.

La campagne « Change4Life » au Royaume-Uni visant à modifier le comportement des individus au quotidien a choisi cette stratégie.

Des études scientifiques ont montré que pour motiver les individus à changer leurs comportements, il était plus efficace de les interroger au préalable sur leurs habitudes plutôt que de leur dire ce qu'ils devaient faire. Forts de ce principe, les instigateurs de la campagne « Change4Life » ont développé un questionnaire sur les habitudes alimentaires et physiques des enfants qu'ils ont fait remplir par les parents.

En fonction des réponses, une information personnalisée est renvoyée sur les habitudes à conserver et celles à modifier pour une vie plus saine. En outre, des conseils pratiques sont donnés aux parents pour introduire ces changements avec succès. Les parents engagés dans cette stratégie ont la possibilité de suivre les progrès réalisés et sont encouragés régulièrement.

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