2. Entreprise et droit

L'entreprise repose sur de multiples supports juridiques , mais n'a longtemps pas été en soi un concept de droit.

Elle trouve la légitimité dans les principes constitutionnels de droit de propriété et de liberté d'entreprendre , énoncés par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, complétés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

LA LIBERTÉ D'ENTREPRENDRE

La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la liberté d'entreprendre a fluctué au cours des vingt dernières années. Ces tâtonnements ne portent pas sur le fondement de cette liberté (art. 4 de la Déclaration de 1789), mais sur son degré de protection, ainsi que sur l'intensité du contrôle de sa limitation par le Conseil.

Pour résumer cette évolution, on peut dire qu'à partir d'une formulation initiale protectrice (1982), le Conseil a eu tendance à minorer progressivement la protection de la liberté d'entreprendre.

Ce n'est que depuis 1997 que s'opère une évolution inverse, débouchant sur le considérant très ferme figurant dans la décision de janvier 2001 relative à l'archéologie préventive. Désormais, la liberté d'entreprendre n'occupe plus de rang subalterne au sein des libertés et le Conseil vérifie que la conciliation opérée par le législateur entre cette liberté et d'autres exigences constitutionnelles ou des motifs d'intérêt général antagonistes n'est pas excessivement ou inutilement déséquilibrée.

Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982

"(...)Considérant que, si postérieurement à 1789 et jusqu'à nos jours, les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d'application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l'intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression, qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ; que la liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre (...) "

Source : services du Conseil constitutionnel (2001)

Par la suite, la loi a progressivement instauré un cadre commun de relations sociales, enraciné dans les circonstances historiques nationales, dont la fonction première fut d'instaurer des protections pour remédier à l'inégalité économique entre employeurs et salariés . L'après-guerre fut propice au développement de l'État providence, comme en témoignent en France les principes du préambule de la Constitution de 1946, relatifs à la liberté syndicale, au droit de grève et à la participation des travailleurs à la gestion des entreprises. L'économie de marché est ainsi fondée sur des États de droit, instaurant des règles indispensables au bon fonctionnement du système économique.

PRÉAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1946 (EXTRAITS)

- Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.

- Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix.

- Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.

- Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises.

Le pacte social vécu dans l'entreprise est fondé par conséquent sur un lien de subordination, conséquence du pouvoir de direction qui s'exerce dans l'entreprise, compensé par l'existence de diverses protections légales. Il se fonde aussi sur l'affectio societatis qui doit animer les propriétaires de son capital.

Dans ce cadre, l'entreprise est d'abord une addition de contrats , encadrés par des dispositions légales d'ordre public. Ces contrats sont notamment les suivants :

- le contrat de société : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter » 153 ( * ) ;

- le contrat de travail , qui existe dès l'instant où une personne (le salarié) s'engage à travailler, moyennant rémunération, pour le compte et sous la direction d'une autre personne (l'employeur) ;

- les contrats permettant à l'entreprise de détenir des actifs, de s'endetter, de choisir des sous-traitants, de définir ses relations avec ses distributeurs, ses clients, etc.

Chaque partie-prenante participe ainsi à la vie de l'entreprise moyennant l'existence de contrats qui fixent les contreparties de ce concours et sont en constante évolution.

La doctrine a toutefois complété cette approche purement contractuelle de l'entreprise par une dimension institutionnelle. Dans cette perspective, l'entreprise est analysée comme une organisation c'est-à-dire comme une communauté dotée de règles de fonctionnement. Cette perspective aboutit inéluctablement à poser la question de la démocratisation de l'entreprise.

L'analyse institutionnelle, complétée par l'examen des multiples retombées des actions des entreprises, bien au-delà de la sphère de leurs cocontractants, peut aboutir à considérer l'entreprise comme un ordre juridique propre, émanant de l'exercice d'un pouvoir privé, parallèlement et parfois en concurrence avec les États :

« Les problèmes posés par la globalisation de l'économie ne peuvent être traités que s'ils sont abordés dans le cadre d'une théorie juridique qui reconnaisse l'existence, à un niveau différent de celui des États, d'ordres juridiques déterritorialisés ayant une rationalité propre, qui n'entrent pas dans le cadre confortable d'une vision de la société régulée de manière souveraine par les États » 154 ( * ) .

La concurrence entre pouvoirs publics et privés a de multiples conséquences sur le long terme. Elle modifie les modes de fonctionnement respectifs des États et des entreprises, induisant de nouvelles formes de droit moins autoritaires et plus partenariales , comme l'avait souligné un colloque de votre Délégation à la planification en date du 23 janvier 2007 155 ( * ) .

Le concept d'entreprise a ainsi progressivement émergé, d'abord comme communauté, puis comme institution, voire comme ordre juridique.

Cette évolution vers l'institutionnalisation de l'entreprise est aujourd'hui contrebalancée par l'insertion de celle-ci au sein de réseaux, conçus comme une voie d'optimisation entre institutions et contrats. Ces réseaux instaurent de nouvelles formes de hiérarchies plus souples et plus informelles, sur des fondements contractuels plutôt qu'institutionnels. Cette tendance a permis d'introduire davantage de flexibilité dans l'organisation des entreprises. De fait, elle diminue l'effectivité des branches du droit fondées sur l'entreprise comme institution , notamment le droit du travail. Ce processus de réticulation affecte d'ailleurs non seulement les relations des entreprises entre elles, mais aussi leur organisation interne, comme en témoignent l'évolution récente du management.

L'entreprise cherche ainsi sa voie entre deux impératifs pour partie contradictoires :

- la stabilité qu'elle a pour objet d'introduire dans les relations économiques : Ronald Coase la considérait comme un mode de « planification » permettant de faire l'économie d'un certain nombre de coûts résultant du recours au marché ;

- et la flexibilité que les fluctuations inhérentes à l'économie de marché rendent nécessaire.

Cette évolution du concept d'entreprise n'est pas séparable de l' histoire qui a contribué à sa formation. Par ailleurs, elle ne doit pas conduire à négliger la diversité des entreprises , qui demeure importante, au-delà des idéaux-types utiles à la réflexion.


* 153 Article 1832 du code civil.

* 154 L'entreprise en droit, Jean-Philippe Robé, Droit et société 29-1995

* 155 « Etat ou entreprises : qui gouvernera le monde demain ? », Actes du colloque du 23 janvier 2007, Rapport de M. Joël Bourdin n° 262 (2006-2007).

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