B. DES RÉALITÉS DE PLUS EN PLUS CONTRASTÉES

L'entreprise a connu, et continue de connaître, de multiples avatars.

1. Du capitalisme familial à l'actionnariat de masse

Dans le modèle de l'entreprise familiale , le patron agit dans l'intérêt de la famille et, dans une version un peu apologétique, des employés, considérés comme membres d'une famille élargie .

Dans ce système, le dirigeant fondateur connaît quatre limites à son pouvoir 156 ( * ) :

- il doit assurer la pérennité d'une entreprise , dont le nom se confond généralement avec celui de la famille : au-delà de son destin personnel, le dirigeant suit une stratégie de long terme visant la survie de l'entreprise et du groupe familial ;

- il doit afficher des valeurs morales manifestant son exemplarité tant à sa famille qu'à son environnement social local ;

- il a le devoir d'organiser une succession viable , ce qui le place là encore dans la longue durée ;

- il doit maintenir l'indépendance de son entreprise, c'est-à-dire gérer la croissance de celle-ci tout en contrôlant son actionnariat.

Or le modèle familial s'est justement heurté à la nécessité d'accumuler toujours davantage de capitaux pour accompagner la révolution industrielle. L'industrialisation a modifié les conditions de réalisation du pacte social.

Les sociétés du dix-neuvième siècle étaient très majoritairement des sociétés de personnes, dans lesquelles le patrimoine de l'entreprise se confondait avec celui de son propriétaire. L'entrepreneur répondait des dettes de l'entreprise, au besoin par ses biens personnels. L'entreprise et son fondateur étaient alors indissolublement liés. La forme de la société en commandite par actions, réformée en France par une loi de 1856, a permis de répondre aux besoins croissants de capitaux, avant la libéralisation de la société anonyme par la loi du 24 juillet 1867, qui supprima l'autorisation préalable à leur création et permit l'essor de cette forme juridique jusque là très minoritaire en France.

Ce modèle, marqué par son origine familiale, est celui de l'actionnaire apporteur de fonds mais reconnaissant la légitimité et le pouvoir de l'entrepreneur.

Ce modèle fut bouleversé par l'élargissement de l'actionnariat , en réponse à l'accroissement de la taille des entreprises , dont les effets apparurent progressivement, la figure de l'entrepreneur étant remplacée par celle du manager technocrate , dont la légitimité est fondée sur le savoir, tandis que les actionnaires sont considérés comme des rentiers, passifs car non légitimes à « gouverner » l'entreprise .

Cette évolution est décrite dans l'ouvrage classique d'Adolf Berle et Gardiner Means, The modern corporation and private property (1932) : constatant l'accroissement de la taille des entreprises américaines depuis la fin du dix-neuvième siècle, et le fractionnement de leur capital, les auteurs en déduisent une modification de la nature des entreprises capitalistes. D'après Berle et Means, la séparation de la propriété de l'entreprise et de sa direction fait qu'il n'y a plus confusion nécessaire des intérêts de l'entreprise et de ses dirigeants. La dilution de l'actionnariat entraîne sa passivité et empêche la formation de contre-pouvoirs efficaces à la poursuite des intérêts privés des managers.

A la suite de la crise des années 1970, c'est le pouvoir des managers qui a été remis en cause , parallèlement à la massification de l'actionnariat. Les actionnaires et investisseurs financiers ont progressivement revendiqué un retour sur investissement prédéterminé et un pouvoir de contrôle sur la stratégie (cf chapitre consacré à la gouvernance).

Au-delà de cette succession d'idéaux-types, la multiplicité des figures de l'entreprise a perduré. Cette diversité ne saurait être négligée. Elle n'exclut toutefois pas une évolution générale, vers une dépersonnalisation des rapports à l'entreprise.


* 156 L'entreprise dans la démocratie, Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, éditions de Boeck (2009).

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