DEUXIÈME PARTIE : LE SCÉNARIO DU PIRE
CHAPITRE I : UNE RÉPARTITION DE LA VALEUR AJOUTÉE JOUANT DE PLUS EN PLUS CONTRE LA CROISSANCE ?

RÉSUMÉ DU CHAPITRE

La faible progression des salaires aboutit à ce que la part des revenus de la production distribuée aux salariés est à un point historiquement bas. Ainsi, même quand on raisonne dans les conventions de comptabilité nationale, qui n'appréhendent pas complètement les phénomènes de richesses, la part de celles-ci allant au travail est à l'étiage. Ce constat est encore plus net quand on s'intéresse à la quasi-totalité des salariés (99 % d'entre eux) étant donné la concentration des salaires au profit du centième le mieux payé d'entre eux.

Mais, ce diagnostic ne serait pas complet sans une recherche des causes de cette situation. En matière de prospective, cette recherche étiologique est d'autant plus nécessaire qu'elle conditionne la vision du futur et informe sur les leviers d'action à mobiliser, ce qui est tout l'objet de la prospective.

Dans les approches des économistes classiques, des évolutions du partage de la valeur ajoutée peuvent se produire sous l'effet de variations des prix relatifs des facteurs de production. Mais théoriquement, la répartition de la valeur ajoutée est stable sur longue période, les effets des évolutions des coûts relatifs des facteurs de production n'étant que transitoires. Ainsi, la forte hausse du coût du travail intervenue au moment du premier choc pétrolier, après s'être traduite par une hausse de la part salariale dans la valeur ajoutée, a été suivie d'une modération salariale qui en a entraîné le reflux, en deçà de sa position initiale.

Pourtant, la persistance de la modération salariale n'a pas permis de rétablir celle-ci, l'intensification capitalistique (rapport du stock du capital au travail) se poursuivant et les dynamiques salariales continuant d'être contenues par une série de facteurs au premier rang desquels le chômage. Tout se passe comme si la combinaison productive ne répondait plus à l'évolution des coûts relatifs des facteurs de production, ce qui conduit à atténuer la portée de l'explication par les coûts des facteurs. Cet enseignement peut être utile pour l'action publique en ce qu'il atténue la portée normative des mécanismes de marchés et invite à en approfondir les déterminants.

En ce sens, d'autres explications ont donc été avancées : l'existence d'un nouveau régime technologique réservant structurellement une place plus grande au capital, la mondialisation qui pèserait sur les salaires des non-qualifiés (mais certaines études en concluent que ce sont les qualifiés qui sont les plus touchés), des recompositions de la structure productive...

Prises une à une, ces explications peinent à convaincre, chacune d'entre elles peuvent être assorties d'objections, plus ou moins dirimantes, venant en limiter la significativité. Pourtant, elles ont individuellement une certaine portée et, réunies, dessinent un décor qui suggère qu'un affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés pourrait expliquer la répartition actuelle de la valeur ajoutée, d'autant qu'il se combine avec une hausse sans précédent des revenus versés aux détenteurs du capital, en lien avec le renforcement conséquent de l'organisation de la gestion de l'épargne et avec la libération de plus en plus complète des flux de capitaux.

Parmi les causes de cet affaiblissement, qui n'est pas homogène (certains salariés défendent plus efficacement leurs positions que d'autres), il faut faire toute sa place à la restructuration des entreprises où les phénomènes d'externalisation s'accompagnent d'une multiplication des situations de domination dans l'organisation des chaînes productives.

Un scénario noir se dessine : celui d'un cercle vicieux où la répartition de la valeur ajoutée serait de plus en plus déséquilibrée au détriment des rémunérations du travail. En outre, des facteurs exogènes majeurs vont intervenir en relation avec le vieillissement démographique qui pourrait peser significativement sur la part du revenu national dédié au travail. Ce processus pourrait être justifié s'il s'accompagnait d'un réemploi de la valeur susceptible d'aboutir à une élévation du potentiel de croissance réel. Malheureusement, outre qu'il s'est accompagné d'excès financiers susceptibles de remettre en cause la soutenabilité de la croissance (l'effet de levier de l'endettement), le taux d'investissement n'a pas suivi l'essor des capacités potentielles d'épargne des entreprises. D'un côté, la concentration des revenus des ménages a débouché sur des bulles d'actifs. De l'autre, le supplément de richesses attrait par les entreprises a, au mieux, servi à élargir leurs actifs étrangers, au pire, été consacré à entretenir des plus-values purement financières.

Dans un tel contexte, la croissance économique ralentirait sous l'effet d'une demande de plus en plus atone tandis que l'épargne relativement abondante, notamment pour des motifs de précaution, s'investirait de moins en moins dans l'appareil productif national. Elle se porterait sur des actifs patrimoniaux qui connaîtraient des bulles déstabilisantes ou sur les zones étrangères de croissance dynamique. L'Etat courrait après l'équilibre budgétaire et serait amené à sacrifier le financement de biens publics pourtant essentiels à une croissance potentielle dont les déterminants naturels sont en voie d'attrition.

I. LA PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE À UN POINT HISTORIQUEMENT BAS

Même en s'en tenant aux indicateurs de la comptabilité nationale un constat s'impose : la part des salaires dans la valeur ajoutée a rétrogradé si bien qu'elle se situe aujourd'hui à un point bas .

Ce constat est souvent assorti de l'observation selon laquelle ce recul n'est pas significatif et que, depuis des années, la répartition de la valeur ajoutée est stabilisée.

Outre que ce dernier diagnostic est, comme on l'a indiqué, tributaire de trop d'incertitudes de méthode pour être accueilli sans de sérieuses réserves, il reste à souligner que la part des salaires dans la valeur ajoutée est aujourd'hui à un point historiquement bas quand celle des revenus versés aux actionnaires est à un sommet, historique lui aussi .

ÉVOLUTION DES REVENUS DISTRIBUÉS AUX PROPRIÉTAIRES DU CAPITAL
(EN % DE LA VA) ET DE LA PART DES SALARIÉS AU COÛT DES FACTEURS
DE 1959 À 2007

Au bas niveau atteint par les salaires dans la valeur ajoutée correspond une faible progression du pouvoir d'achat des revenus du travail dont la perception n'est pas entièrement restituée par les indicateurs usuellement mobilisés : le salaire net croît moins que le salaire brut ; la concentration des salaires accroît les inégalités, la relative résistance des bas salaires cédant devant la montée des emplois atypiques et la récurrence, pour certains, des périodes de chômage.

L'érosion globale du salariat est ainsi souvent amplifiée quand on considère les rémunérations réellement perçues par les salariés individuellement.

Sans prétendre expliquer complètement la déformation du partage de la valeur ajoutée, on en propose en annexe quelques interprétations , utiles dans la réflexion sur l'avenir de la répartition de la valeur ajoutée.

Même dans le cas où l'on tient pour acquise la stabilité du partage de la valeur ajoutée depuis vingt ans, ce qu'on ne peut faire étant donné les problèmes posés par le concept et la mesure de la répartition de la valeur ajoutée, force est de reconnaître que la part des salaires dans la valeur ajoutée se situe à un point historiquement bas.

A. UNE FORTE BAISSE DE LA PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE

PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE DES SOCIÉTÉS NON FINANCIÈRES

Source : INSEE. Mai 2009

La période de stabilité du partage de la valeur ajoutée commencée au début des années 1990 a succédé à une phase (débutée au début des années 80), où la part des salaires dans la valeur ajoutée a connu une chute considérable, de l'ordre de 10 points dans le champ des entreprises non financières , et même au-delà quand on considère l'ensemble de l'économie (dans certaines estimations).

Inversement, l'excédent brut d'exploitation (EBE) a progressé de sorte que le taux de marge des entreprises non financières (rapport entre l'EBE et la valeur ajoutée) dépassait 30 % en 2007 contre moins de 25 % au début des années 80.

De nombreuses analyses considèrent que la baisse de la part de la valeur ajoutée revenant aux salaires peut être vue comme un processus de normalisation.

Le poids des salaires dans la valeur ajoutée se serait accru brutalement au cours des chocs pétroliers de la seconde moitié des années 70 en raison d'une rigidité des salaires qui se seraient alignés sur l'inflation provoquée par l'augmentation du prix du pétrole. Un décrochage entre les salaires et la productivité du travail serait intervenue, d'autant plus net que les entreprises n'auraient pas bien anticipé le ralentissement de l'activité économique. Leur taux de marge se serait contracté dans des proportions non soutenables.

Le processus de décrue de la part des salaires dans la valeur ajoutée qui a suivi ne serait qu'un phénomène de normalisation prédit par la théorie .

Ces analyses comportent à la fois une observation des faits et des jugements de valeur qui proposent sur les faits observés un jugement économique normatif souvent implicite.

A sa base se trouve l'idée selon laquelle il existe un partage de la valeur ajoutée « quasiment naturel » qui, reflétant la situation des marchés des facteurs de production et des biens, garantit un optimum économique.

Face à ces présupposés, il apparaît utile de décomposer l'analyse pour se demander successivement :

- si les faits décrits rendent pleinement compte de ce qui s'est produit ;

- quels sont les facteurs qui ont pu influencer les évolutions observées ;

- et, enfin, si ces évolutions rapprochent ou non d'une situation économique souhaitable.

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