II. UNE PROCÉDURE DE CESSION « BRICOLÉE » À LA SUITE D'UNE QUALIFICATION JURIDIQUE DOUTEUSE

Il revient à la justice, aujourd'hui, de trancher les aspects du dossier, dont elle est saisie, pouvant relever du droit pénal 12 ( * ) . Toutefois, les conditions de la cession de l'hippodrome de Compiègne sont également susceptibles de soulever de nombreuses questions de droit administratif . Votre rapporteure spéciale ne prétend pas y apporter de réponses définitives, qui relèveraient d'un juge. Du reste, alors que les instances judiciaires en cours ont été engagées sur le terrain répressif exclusivement, un recours devant la juridiction administrative aurait sans doute permis d'utiles clarifications.

Il faut cependant aborder ces questions dans le cadre du présent rapport, car leur existence est de nature à fragiliser la vente que l'Etat a conclue. Au demeurant, on notera que la décision précitée de la commission des requêtes de la CJR de ne pas retenir à l'encontre d'Eric Woerth, pour l'ouverture d'une information par la commission d'instruction de cette Cour, le délit de favoritisme, ne valide en rien la légalité de la procédure qui a été suivie par l'administration.

Au contraire, on va voir ci-après que le ministère du budget, et en particulier le service France Domaine, dans ce dossier, n'ont pas fait montre de beaucoup de rigueur juridique . Il s'avère, en effet, que la procédure de cession de l'hippodrome de Compiègne a largement été « bricolée » , adaptée « au fil de l'eau » en fonction des échanges entre ministères.

À partir de la chronologie précédemment détaillée, il convient ici de rappeler, en synthèse, les faits suivants :

en octobre 2009 , France Domaine entendait vendre, de gré à gré et à la valeur de l'estimation domaniale, un terrain dont le service jugeait qu'il avait de facto perdu son caractère forestier ;

en janvier 2010 , le ministère du budget a décidé, sans doute pour se concilier le ministère de l'agriculture, que le produit de cette vente serait affecté à l' acquisition de terrains forestiers . Les effets économiques de cette décision revenaient, en pratique, à ceux qu'aurait emportés la mise en oeuvre de l'échange de terrains que souhaitaient, depuis l'origine, l'ONF et le ministère de l'agriculture, lesquels considéraient l'hippodrome du Putois comme un bien forestier à part entière ;

enfin, en mars 2010 , la clause d'affectation exclusive du terrain à l'usage d'hippodrome pendant cinquante ans a été introduite dans l'acte de vente.

Ces adaptations successives de la procédure, réalisées entre pragmatisme et improvisation, ont à l'évidence résulté, sous l'angle pratique, de l'opposition initiale du ministère de l'agriculture. Néanmoins, sur le fond, elles apparaissent avant tout comme la conséquence du caractère douteux de la qualification juridique donnée à l'hippodrome du Putois par l'administration.

A. LES INCERTITUDES PORTANT SUR LA QUALIFICATION JURIDIQUE DE L'HIPPODROME

1. Le raisonnement contestable des administrations
a) Les arguments avancés

En cette matière, le ministère de l'agriculture et l'ONF ont eu le mérite d'une position constante. Selon leur analyse, l'hippodrome du Putois faisait partie intégrante de la forêt domaniale de Compiègne ; il s'ensuivait que le régime applicable au domaine forestier de l'Etat devait s'appliquer à l'hippodrome.

Le ministère du budget a soutenu un raisonnement plus nuancé, mais ambigu.

L'ambiguïté était présente dès la note sur cette affaire que le directeur général des finances publiques a signée, le 1 er septembre 2009, à l'attention du ministre chargé du budget, et la lettre que le chef du service France Domaine a adressée, le 20 octobre suivant, à la Société des courses de Compiègne, pour signifier à celle-ci l'accord de l'Etat à vendre. Ces documents ont été cités plus haut : « Bien qu'intégré à la forêt domaniale de Compiègne, ce bien ne constitue plus [...] un bien "forestier" au sens strict du terme . »

Mais le raisonnement se trouve pleinement exposé dans la « fiche technique » élaborée par France Domaine, déjà mentionnée ici également, jointe à la note du directeur général des finances publiques du 20 janvier 2010, qui visait à présenter au ministre chargé du budget l'analyse de ses services sur la procédure à suivre, après les réunions interministérielles intervenues les 10 et 12 du même mois 13 ( * ) .

Selon ce document, le terrain de l'hippodrome est bien « partie intégrante de la forêt domaniale de Compiègne », et « le fait que cette emprise ne soit plus affectée, depuis le XIX e siècle, à un "usage forestier" ne lui fait pas perdre sa qualification de bien relevant du "régime forestier" ». Ce premier point de l'analyse est celui auquel s'arrêtaient le ministère de l'agriculture et l'ONF.

Cependant, pour France Domaine, « l'utilisation de ce bien, depuis plus de 150 ans, à usage "d'hippodrome", permet de relativiser aujourd'hui sa destination à un usage en vue [sic] de la protection foncière nécessaire des forêts du domaine de l'Etat ». Et, un peu plus loin, on lit que « France Domaine ne remet pas en cause le fait que des parcelles "non plantées" continuent de relever du régime forestier. Mais cette analyse ne saurait faire obstacle à la nécessaire "respiration" du patrimoine forestier lorsqu'il est avéré, comme c'est le cas en l'espèce, que le maintien de l'affectation actuelle [c'est-à-dire l'usage d'hippodrome et de golf] est garanti et que la réversibilité à un usage proprement forestier [...] apparaît plus théorique que réelle. »

b) Des raisonnements fragiles

Sous l'aspect juridique , les deux analyses précitées paraissent contestables , tant celle du ministère de l'agriculture et de l'ONF que celle du service France Domaine.

La position de France Domaine est fragile dans la mesure où l'on peut considérer, alternativement :

soit que l'hippodrome du Putois constituait une dépendance forestière du domaine de l'Etat. Le régime des forêts domaniales lui était alors pleinement applicable ;

soit qu'il ne s'agissait pas d'une dépendance forestière. Un autre régime pouvait dès lors s'appliquer.

Mais on ne pouvait affirmer que l'hippodrome constituait une dépendance forestière et, ensuite, écarter l'application du régime qui doit découler de cette qualification juridique au motif de considérations d'opportunité en l'occurrence, une « nécessaire "respiration" du patrimoine forestier » de l'Etat.

La position du ministère de l'agriculture et de l'ONF, toutefois, semble également critiquable, et par suite le premier temps du raisonnement de France Domaine, qui la reprend à son compte. En effet, pour votre rapporteure spéciale, la qualification du terrain de l'hippodrome en tant que dépendance forestière se trouvait à la fois mal étayée et incomplète .

2. Les questions soulevées par votre rapporteure spéciale
a) Une parcelle forestière ou non ?

Dès le début de l'opération, l'administration le ministère du budget aussi bien que celui de l'agriculture a considéré comme allant de soi la qualification du terrain de l'hippodrome en tant que dépendance forestière du domaine de l'Etat. Interrogé sur ce point, l'ONF, pour justifier cette qualification juridique, produit le décret du 6 mai 1995 « fixant la liste des forêts et terrains à boiser ou à restaurer appartenant à l'Etat, dont la gestion et l'équipement sont confiés à l'Office national des forêts » 14 ( * ) . Ce texte vise, en effet, la forêt domaniale de Compiègne , y compris les trois parcelles cadastrales qui ont fait l'objet de la cession conclue en mars 2010 15 ( * ) .

Néanmoins, dès lors que c'est seulement l'hippodrome du Putois qu'il s'agissait de vendre, et non pas la forêt de Compiègne dans son ensemble, il convenait de distinguer entre le massif forestier global et la parcelle d'assiette de l'hippodrome , sans aligner automatiquement et in abstracto la qualification juridique de la partie sur celle du tout. La référence au décret précité du 6 mai 1995 suffit d'autant moins à établir la nature juridique de l'hippodrome qu'une qualification par détermination règlementaire reste contestable devant un juge auquel, le cas échéant, il reviendrait d'apprécier la réalité du terrain pour qualifier, éventuellement requalifier , comme il convient.

L'observation à laquelle votre rapporteure spéciale a pu procéder en se rendant sur place conduit plutôt à refuser la qualification de « forêt » au terrain de l'hippodrome du Putois. Le site ne correspond guère à ce que l'on peut attendre d'une parcelle forestière : les arbres couvrent, au mieux (au jugé) 5 % à 10 % du terrain , compte tenu d'un « rideau » d'arbres qui sépare le champ de courses d'une partie du golf. L'hippodrome se trouve en lisière de la forêt de Compiègne proprement dite, mais il ne se confond pas avec elle ; l'assimilation apparaît donc discutable.

Au surplus, avant même d'être transformé en hippodrome, au XIX e siècle, ce site constituait un champ de manoeuvre , dont la nature est contradictoire avec celle d'un terrain densément boisé. De fait, selon le témoignage de la Société des courses de Compiègne recueilli par votre rapporteure spéciale, l'ONF n'intervenait guère sur ce terrain.

b) Une dépendance du domaine privé ou du domaine public de l'Etat ?

Il reste à se demander si l'hippodrome du Putois constituait, avant sa cession, une dépendance du domaine privé ou du domaine public de l'Etat . C'est une question que l'administration, apparemment, ne s'est jamais posée : ni le ministère du budget, et en particulier France Domaine, pourtant le service qui « incarne » l'Etat propriétaire ; ni le ministère de l'agriculture, ou l'ONF, bien que ce dernier soit l'établissement gestionnaire des forêts domaniales.

Cette situation ne laisse pas d'étonner, car la question est fondamentale. Pour mémoire, en effet, le domaine privé de l'Etat constitue un patrimoine en principe librement cessible par l'administration, tandis que le domaine public est régi, au contraire, par un principe d'inaliénabilité visant à garantir sa protection : il ne peut normalement faire l'objet de cessions, sauf à recourir à une procédure de déclassement - acte qui doit reposer sur une réalité matérielle des biens concernés - ou, à défaut, à passer par l'autorisation d'une loi.

Or les critères du domaine public , fixés par une jurisprudence constante depuis longtemps et aujourd'hui repris aux articles L. 2111-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP), paraissent avoir été pleinement remplis par le terrain en cause :

d'une part, l'hippodrome du Putois constituait une propriété publique , celle de l'Etat ;

d'autre part, il se trouvait affecté à l'utilité publique , et même à un usage direct du public , au titre d'hippodrome précisément, ainsi que de golf.

C'est selon les mêmes critères que le juge administratif, par le passé, a reconnu pour des dépendances du domaine public, notamment, des promenades publiques 16 ( * ) , le stade municipal de Toulouse 17 ( * ) , ou encore le bois de Vincennes 18 ( * ) .

Il demeure indifférent pour cette analyse que l'aménagement de l'hippodrome ait été réalisé par la Société des courses de Compiègne, titulaire d'une autorisation d'occupation, et non directement par l'Etat. De même, la circonstance que la loi aujourd'hui, l'article L. 2212-1 du CGPPP répute faire partie du domaine privé les « bois et forêts des personnes publiques relevant du régime forestier » ne neutralise pas ipso facto la qualification d'une parcelle forestière en dépendance du domaine public : encore faut-il que cette parcelle relève effectivement du régime forestier, dont l'article L. 111-1 du code forestier définit l'applicabilité en fonction de critères dans lesquels il semble difficile de faire entrer le site de l'hippodrome du Putois. Ce dernier, en effet, ne constituait, notamment, ni une forêt, comme on l'a vu, ni un terrain à boiser ou reboisé par l'Etat 19 ( * ) .

On peut donc penser que, quelle que fût la nature exacte de l'hippodrome du Putois en termes « forestiers », il s'agissait d'un bien relevant du domaine public de l'Etat. Comme tel, ce terrain ne pouvait être légalement cédé qu'en vertu d'une loi , puisqu'un déclassement en domaine privé, acte de constat et non décisoire, qui revenait à l'initiative de l'administration, n'était pas possible tant que les divers aménagements qui permettent un usage par le public allées, tribunes, parcours de golf, etc. restaient en place.


* 12 Cf . les rappels auxquels votre rapporteure spéciale a procédé dans l'introduction du présent rapport.

* 13 Cf. supra , I.

* 14 Décret n° 95-622.

* 15 Cf. supra , I.

* 16 Dont l'allée des Alyscamps, à Arles, du fait de l'aménagement de la promenade : CE Ass., 11 mai 1959, Dauphin .

* 17 CE Sect., 13 juillet 1961, Ville de Toulouse .

* 18 CE, 14 juin 1972, Eidel .

* 19 Article L. 111-1 du code forestier : « Relèvent du régime forestier [...] :

« 1° Les forêts et terrains à boiser qui font partie du domaine de l'Etat ou sur lesquels l'Etat a des droits de propriété indivis ;

« 2° Les bois et forêts susceptibles d'aménagement, d'exploitation régulière ou de reconstitution et les terrains à boiser [...] , appartenant aux régions, aux départements, aux communes, aux sections de communes, aux établissements publics, aux établissements d'utilité publique, aux sociétés mutualistes et aux caisses d'épargne, ou sur lesquels ces collectivités et personnes morales ont des droits de propriété indivis ;

« 3° Les terrains reboisés par l'Etat [...] jusqu'à libération complète du débiteur ou de ses ayants droit ;

« 4° Les bois, forêts et terrains à boiser, propriété d'un groupement forestier lorsque plus de la moitié de la surface des terrains que celui-ci possède lui a été apportée par des personnes morales mentionnées au 2° ;

« 5° Les bois et forêts remis en dotation au domaine national de Chambord. »

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