5. LAS VEGAS : de l'allégorie à la fantasmagorie

Au milieu du désert de Mojave, le plus sec des quatre déserts nord-américains, Las Vegas, « les prairies » en espagnol, a étalé sa structure urbaine si particulière sur un terrain où l'eau abondait en sous-sol, constituant le premier paradoxe d'une ville au profil tout à fait atypique.

Avant de devenir Las Vegas, la ville fut successivement occupée par des Mormons profitant de sa situation idéale sur la piste des caravanes entre l'Utah et la Californie, puis, par l'armée américaine qui y construisit le Fort Baker en 1864. Au début du XXème siècle, la ville devient une bourgade agricole.

Jusqu'a la fin de la Seconde Guerre mondiale, la ville s'est rapidement développée, grâce aux chemins de fer et à l'aménagement du barrage Hoover, situé à une cinquantaine de kilomètres au sud mais aussi grâce aux lois libérales en matière de jeux de l'Etat du Nevada en 1931. La ville a depuis acquis une renommée mondiale en matière de casinos et de revues et la prostitution et la mafia qui s'y sont développées dès l'inauguration des premiers hôtels-casinos 208 ( * ) ont fait de Las Vegas, une sin city 209 ( * ) . Puis dans les années 1960-1970, le tourisme de masse fait de la ville un lieu de loisirs, de jeux et de rencontres internationales, puisqu'elle devient un centre de conventions dans les années 1980-1990.

Dans l'espace clos de cette ville émergée d'un terrain aride et hostile, s'exhibent des répliques des palais vénitiens et du Rialto , de la Tour Eiffel et du luxe parisien, de la Statue de la liberté et des décors en carton-pâte : architecture fantasmagorique, où l'objet architectural n'a d'autre dessein que d'attirer le regard. Avec ses façades en trompe-l'oeil et son architecture du divertissement, Las Vegas, d'un centre de jeux, a évolué vers un modèle urbain post-moderne. Alors qu'autrefois les parcs d'attraction étaient cantonnés dans une partie de la ville et ne fonctionnaient que de manière épisodique, aujourd'hui, des villes entières deviennent des parcs d'attraction à ciel ouvert. « C'est une sorte de chevauchement, une confusion de plus en plus grande entre le monde réel et le monde virtuel. ... C'est une des constantes qui caractérisent l'imaginaire de la ville contemporaine : cette fusion, cette porosité entre le rêve, l'imagination et le réel. Le réel semble de plus en plus affecté, modifié, formaté par les puissances de rêve, les puissances de l'irrationnel, du plaisir, du jeu » explique Didier Ottinger, conservateur du Centre Pompidou et commissaire de l'exposition Dreamlands 210 ( * ) .

Comment Las Vegas et avec elle les « dreamlands » sont-ils porteurs d'un nouveau modèle urbain ? Quels enseignements doit-on en tirer pour la construction de la ville du futur ?

Alors que la ville de Las Vegas semble faire exception et présenter un visage particulièrement original, nous verrons que ses préoccupations sont au coeur des éléments de développement des villes dans cette première moitié du XXIème siècle.

Une structuration urbaine fondée sur le modèle automobile et la consommation : l'anti-modèle de la piazza

Alors que les villes européennes se structurent pour la plupart sur le modèle de la « piazza » italienne, élément central de la ville conditionnant à la fois la circulation, le repérage dans l'espace et le rapport aux gens, Las Vegas représente un archétype de la ville du désert, pensée autour d'un axe central, du grand espace ouvert, des grandes proportions et de la grande vitesse.

Le paysage urbain traditionnel de la piazza est à l'échelle du piéton, les mélanges de style formant une continuité. La ville européenne s'est construite au fil du temps, autour d'un noyau radio-concentrique hérité du Moyen-Age. La structuration de la ville a répondu aux principales évolutions qu'elle a connues 211 ( * ) , la forme du « grenier » laissant place à l'extension des faubourgs, puis l'instauration des banlieues.

A l'inverse, Las Vegas s'est construite en un jour, car elle n'avait pas de réel schéma préexistant duquel il était nécessaire de tenir compte. Fondée sur un plan quadrillé, comme bon nombre de villes américaines, Las Vegas présente la particularité de se structurer autour de deux axes majeurs. Une carte des rues révèle deux types de mouvement à l'intérieur du plan quadrillé : la Grand-Rue et le Strip .

La Grand-Rue : Fremond Street constitue la première concentration de casinos ; elle se situe le long de trois ou quatre pâtés de maisons. Casinos et hôtels de cette rue convergeaient vers la gare en haut de la rue. Cette gare n'existe plus et a été remplacée par un hôtel mais cette volonté de construire le pôle attractif de la ville au plus près des infrastructures polarisatrices de transport a été conservée sur le Strip , deuxième axe de la ville qui s'est développé au sud vers l'aéroport, à l'entrée de la ville. Ainsi, dès l'entrée, le voyageur est happé par le paysage architectural unique de cette deux-fois-quatre-voies.

Le Strip

Le Strip concentre les casinos plus récents et cette rue, toute entière sous-tendue par l'activité de ses complexes, possède un système d'organisation complexe et complètement pensé autour de l'accessibilité aux casinos. La voie centrale, qui permet à huit voitures de rouler en même temps côte à côte, règle les demi-tours obligatoires dans le sens d'une tournée automobile des casinos par l'instauration de tournants à gauche. De la même façon, les dénivellations des trottoirs permettent de fréquents virages pour accéder aux complexes de jeux ou à d'autres entreprises commerciales en facilitant la transition difficile de la grand-route vers le parking. Enfin, le système d'éclairage des grandes enseignes fonctionne en pure perte. Dans ce vaste champ du mobilier urbain, seuls les poteaux bordant l'axe de façon constante parviennent à donner de la cohérence à cet espace.

"The Goncourt Brothers stand between Caesar and the Thief of Bagdad", Allan de Souza (2003) / Allan de Souza/Talwar Gallery

La répartition entre espace public et espace privé joue dès lors un rôle important. La ville européenne permet de distinguer ce qui relève de l'espace public de ce qui n'en relève pas.

A Las Vegas, la zone de la Grand-Route est un espace d'ordre civique alors que la zone hors de celle-ci relève de l'ordre individuel. Les bâtiments et les enseignes sont privés. Pourtant, Las Vegas, contrairement à nombre de villes américaines permet l'accès à l'entrée de chaque casino, même si les habitants ou touristes ne consomment pas sur place. Ensembles, « ils englobent la continuité et la discontinuité, le mouvement et l'arrêt, la clarté et l'ambiguïté, la coopération et la concurrence, la communauté et l'individualisme farouche » 212 ( * ) .

Le modèle du tout-voiture

Les deux grands axes de Las Vegas sont bordés de diverses activités juxtaposées (stations-service, petits motels et casinos, chapelles nuptiales) mais alors que sur Fremond Street la découverte des lieux peut se faire à pied, il est prévu sur le Strip de pouvoir tout faire en voiture. L'intervalle entre chaque magasin, chaque casino, chaque chapelle, est parcouru en voiture même si les casinos sont contigus parce que la distance qui les sépare est importante et que le recours à la station-service (située le plus souvent entre deux casinos) est nécessaire.

Le modèle du supermarché possède un accès pensé par et pour l'automobile. Une carte de Las Vegas révèle la proportion laissée aux parkings, contre-allées, et tout autre équipement pour la voiture. A l'heure où les préoccupations écologiques visent à réduire l'étalement urbain et à pratiquer des économies d'échelle sur les transports notamment par la mise en place de transports en commun performants, la ville de Las Vegas fait figure d'ovni. Bien que ces préoccupations deviennent de plus en plus prégnantes dans les services d'aménagement de la ville, chaque hôtel, chaque casino, chaque chapelle préserve son espace de parking et son service de voiturage.

Bitume à Las Vegas in "Learning from Las Vegas", p.38

De ce modèle pensé pour la voiture a découlé tout un système de signalisation et de repérage. Peu de panneaux signalétiques jalonnent les routes, mais les enseignes des motels, casinos et autres activités sont visibles depuis la route avant même que le bâtiment n'apparaisse. « Cette architecture faite de styles et d'enseignes est antispatiale ; c'est une architecture de communication qui prévaut sur l'espace ; la communication domine l'espace en tant qu'elle est un élément à l'intérieur de l'architecture dans le paysage » 213 ( * ) . L'automobile s'est transformée en référentiel de communication, modifiant ainsi l'échelle du paysage. Le conducteur, perdu dans un dédale circulatoire, n'a plus le temps ni l'attention nécessaire pour lire de petits panneaux manuscrits. Il ne peut compter que sur la visualisation rapide d'une enseigne, notamment la nuit.

Il s'agit dès lors de pratiquer un type de persuasion commerciale de bord-de-route, dans un site vaste et complexe. Les enseignes ont cette capacité à rendre visibles une quantité d'éléments éloignés les uns des autres s'adaptant ainsi aux grands espaces. D'autre part, elles permettent d'être vues rapidement, répondant ainsi à la problématique de la grande vitesse.

Paradoxalement, alors que le but de l'enseigne est de distiller un message de type commercial et publicitaire, les vitrines des supermarchés ne contiennent plus guère de marchandises. Le bâtiment lui même est en retrait de la route. C'est son parking situé à l'avant en bordure de l'axe central et son enseigne qui sont les premiers signes visibles de la marque. Le parking est à la fois symbole et commodité. Loin de constituer une infrastructure que l'on souhaite soustraire à la vue du client comme c'est souvent le cas en Europe, où les parkings sont enfouis ou à l'écart de la ville, ils s'imposent ici comme un élément de valeur ajoutée.

Même si le message demeure commercial, il n'en reste pas moins que ce système si particulier de communication relève d'un contexte nouveau. La question est dès lors de s'interroger sur nos entrées de ville aujourd'hui, et sur leur environnement. Pouvons-nous imaginer poursuivre sur ce modèle ? Las Vegas ira-t-elle vers un modèle adapté au piéton, aux modes de circulation douce ?

Le façadisme et la ville-parc d'attractions, modèle urbain postmoderne ? Quand l'architecture devient symbole

L'enseigne est ici plus importante que l'architecture. L'analyse des budgets des propriétaires effectuée par Venturi, Scott Brown et Izenour 214 ( * ) révèle cette propension à une architecture de symbole plus que de style. Alors que l'enseigne sur le devant du magasin s'étale de façon parfois vulgaire, le bâtiment s'estompe. Parfois même c'est le bâtiment lui même qui devient l'enseigne, comme pour « The Long Island Duckling ».

The"Long Island Duckling" 1931, in Flanders, N.Y.

L'architecture de cette ville du désert procède d'une communication intensive de bord de route : les petits bâtiments bas et gris n'ont absolument rien d'architecturalement recherché. Ils n'existent que par leurs enseignes tapageuses, par leurs façades postiches plus hautes que leur hauteur réelle, comme dans les villes de l'ouest américain, et par leur position le long de la route.

Au delà de l'importance commerciale de cette architecture de persuasion, l'exemple de Las Vegas illustre la manière dont les parcs d'attraction ont influé sur la conception de la ville et de ses usages. Ils ont construit l'imaginaire, nourri les utopies et sont devenus réalité. A Las Vegas, le pastiche, la copie, l'artificiel et le factice façonnent l'environnement. Ils s'inscrivent définitivement dans un espace dont ils ont modifié le rapport à la géographie, au temps et à l'art. Le parc d'attractions dans son acception première relevait du petit espace clos et éphémère qui réconfortait parce qu'il permettait un contrôle total de l'espace par chacun. Il était un petit monde, que l'on rencontrait partout, et que partout l'on pouvait dominer. Il reposait sur des règles simples. Mais de ce premier cadre, les parcs d'attractions ont évolué vers certaines villes où ils se sont infiltrés jusqu'à remplacer la ville par son usage. A l'inverse du mouvement moderne qui prônait la spécialisation des espaces dans la ville entre vie, travail, loisirs. Les architectes postmodernes prônent dès les années 1970, un recours aux formes explicites. Cette position a conduit à une grande diversité de structures voire à une exubérance de formes, qui fait le contrepoint des « villes homogènes ».

Les parcs d'attraction ont cette capacité à jouer avec l'imaginaire de leur public ; ils s'appuient sur l'utopie et ont installé la copie et l'artificiel comme élément central de leur architecture. Ainsi, ils contribuent à brouiller les pistes entre réalité et rêve. Aujourd'hui, Las Vegas en est un exemple frappant mais d'autres villes ont adopté cette logique, comme Dubaï et sa piste de ski en plein milieu du désert, ou du bâtiment « Vague » en Chine.

Une piste de ski ouverte à l'année, à Dubaï

A Las Vegas, le brouillage géographique est présent sous une autre forme : le pastiche. Les monuments d'origine (Victoire de Samothrace, Temples de Louxor, la Tour Eiffel de Paris, les palais de Venise, etc..) sont reproduits avec plus ou moins de fidélité et sortis de leur contexte. Ils perdent ainsi toute fonction et s'éloignent de leur valeur première. On ne conserve que la façade attirante pour vider de son sens le bâtiment. Mais ce façadisme n'a pas seulement cours dans les villes comme Las Vegas. Le Paris haussmannien et New-York ont également joué sur cette mutation de la ville par le décor 215 ( * ) .

L'architecture du divertissement

Dans un monde où chaque ville tente de se différencier pour entrer dans un système de compétition, Las Vegas est identifiée aujourd'hui comme la capitale mondiale du jeu. Pour conforter cette image et renforcer son attractivité, elle n'a pas hésité à pousser plus loin les limites de l'exubérance en conformant ses apparences urbaines au désir ludique de ses touristes. Véritable kaléidoscope où les sens s'éveillent et se perdent parfois, Las Vegas s'est construit une identité forte.

Pourtant, ce système de ville fait débat : quel est le sentiment d'urbanité dans une ville que l'on traverse ? Comment vit-on dans une ville comme Las Vegas ?

Marie Préjus et Christophe Berdaguer livrent dans leur vidéo No-City (2005) une image de cette utopie architecturale. Par une série de volumes fragmentés et disjoints, inhabités et sans aucune fonction, entre lesquels on glisse plus qu'on ne se déplace sans pouvoir s'arrêter.

Walter Benjamin 216 ( * ) , dans la tradition marxiste, revient sur le concept de fantasmagorie pour décrire ces villes où l'objet et le bâtiment se fétichisent alors que la réification des consommateurs prospèrent. Par cette contradiction, il souligne ainsi combien les objets ont perdu toute valeur d'usage au profit de leur valeur d'échange, et comment ces derniers ont pris une dimension humaine. Par leur identification croissante, par l'image de vie qu'ils véhiculent, les casinos et leur architecture insufflent un souffle de vie. A l'inverse, le sujet (le touriste, le visiteur), beaucoup plus passif qu'il ne le prétend, se voit cantonné au statut d'objets. La crise du modernisme et la remise en cause du fonctionnalisme architectural ont permis à la fantasmagorie de se développer, « animant » ainsi les objets autour de nous. La métamorphose de l'environnement urbain en est sa plus représentative manifestation. La ville, comme à Las Vegas, se transforme alors en coulisses de théâtre, en décor de cinéma ou en kaléidoscope. Ainsi elle juxtapose allègrement les références à l'architecture romaine (The Caesars Palace), aux palais de l'Orient (The Aladin) ou aux châteaux médiévaux (The Excalibur). Les architectes Colin Rowe et Fred Koetter s'inspirent de Las Vegas dans leur ouvrage Collage City 217 ( * ) .

Rem Koolhaas, lorsqu'il publie New York Délire 218 ( * ) , voit dans Manhattan une dimension spectaculaire héritée des fantaisies et fééries des parcs d'attraction américains, avec l'image du gratte-ciel inspirée des tours et ascenseurs à grande vitesse. Le jeu et la fantasmagorie, jouent selon lui un rôle primordial dans la diversité et la théâtralité de la ville.

La Strada Novissima , modèle d'architecture postmoderne souligne également toute la richesse de cette parenthèse ludique détachée des nécessités de la vie quotidienne. Juxtaposition de dix-neuf façades traitées par des architectes différents avec leur propre style, elle revisite les siècles passés à la façon d'un décor de cinéma. Elle invite au rêve, à l'admiration, à la stupéfaction ou à l'indignation, son but ultime étant de ne pas laisser indifférent et de libérer la pensée.

Bien que largement décrié, le projet EPCOT de Walt Disney ( Experimental Protype Community of Tomorrow ) posait les bases d'un véritable système urbain. Pensée pour 20000 habitants, cette ville organisée en cercle sériait les fonctions et installait l'automobile en sous-sol. En 1994, les successeurs de Disney reprennent le mythe d'une construction d'une ville entière fondée sur le schéma des parcs d'attraction. Cependant, contrairement au projet EPCOT, Celebration ne penche pas vers une architecture futuriste, où la technologie régule la vie des gens. Selon son concepteur, Peter Rummel, elle doit être atemporelle et non ancrée dans un lieu. De la même façon que Las Vegas, la Main street reproduit des modèles « coloniaux », « méditerranéens », « français » ou « victoriens ». Ces villes ne sont pas des parenthèses, elles inspirent de très nombreux architectes postmodernes et leur modèle s'exporte en Chine et dans les Emirats.

D'autre part, la façon de concevoir et de construire ce type de ville n'est pas sans rappeler la méthode aujourd'hui très répandue des promoteurs immobiliers pour construire les faubourgs des villes. Sur d'immenses zones, ils recourent à l'aplanissement des terrains, sur lesquels ils mettent en place une grille de pavillons monofamiliaux, délimités par des routes rectilignes. Une production en série, à moindre coût. Puis dès lors que les habitants recherchent plus de diversité, le paysage est à nouveau transformé artificiellement : collines, dépressions, descentes, virages, etc. créant une nature complètement artificielle. Ce modèle s'est exporté partout dans le monde, faisant de certaines zones comme Val d'Europe en Ile-de-France, des îlots parfaitement homogènes, tant par leur architecture inspirée du modèle haussmannien et des parcs d'attractions que par sa population.

Vers une évolution de Las Vegas : Du néon à l'écran

La disparition du néon a transformé l'imaginaire et l'identité visuelle de Los Angeles plus profondément que l'aspect futile de la lumière ne le laisse paraître. Alors que les hôtels mythiques du Las Vegas des années 1940-1970 (The Sands, The Dunes, The Stardust) n'étaient que des hangars décorés et surplombés d'une énorme enseigne lumineuse qui les rendaient reconnaissables parmi tous, les écrans s'installent partout dans la ville de Las Vegas. C'est le récit en image qui prend le pas, comme l'illustre la mise en place du « Celling Show », dôme lumineux tapissé d'écrans à cristaux liquides. Ce dôme, à l'instar des panneaux lumineux à New York, diffuse en permanence de vrais spectacles, des images, du son, à l'échelle de la rue.

Le « Celling Show », élément éphémère, fait toutefois partie d'un système qui fournit un imaginaire englobant, qui produit un récit sur la ville. Les bâtiments, les constructions, les teasers participent d'un même mouvement : ils sont tous, dans leur diversité, un morceau du récit de la ville. Ensemble, ils constituent un élément d'identification et de distinction, censé retenir l'attention du spectateur. Infrastructures temporaires, elles n'ont pour rôle que de rendre le récit attractif et vivant. L'espace de vie devient espace de représentation. « Le Las Vegas des années 1990 a poussé ce phénomène à son paroxysme : si l'art de l'ingénieur signalait une certaine modernité architecturale, l'art de l' « imagineur » est définitivement un trope postmoderne » 219 ( * ) .

Le storytelling 220 ( * ) constitue aujourd'hui une des bases de la communication de nombre de villes. Dubaï a bâti sa réputation sur ces messages de « colonisation du réel par la fiction » 221 ( * ) autour de ses quelques projets phares plus excentriques et originaux les uns que les autres. Afin de présenter les projets, la ville de Dubaï brouille les frontières entre fiction et réalité. La dernière campagne de communication du projet immobilier « Falconcity of Wonders » exauce les rêves d'un jeune garçon en lui permettant de visiter les uns après les autres, les monuments du monde entier. « Si la mythologie de Las Vegas et du Strip historique n'auraient pu voir le jour sans l'invention de la couleur et l'utilisation du travelling cinématographique, l'imaginaire de Dubaï s'est construit autour de ces deux autres instruments de mise à distance du réel que sont l'imagerie de synthèse et la vue aérienne ».

De la ville-néon à la ville « réelle »

Même si Las Vegas continue à construire des casinos (The Circus Circus, The Excalibur) et à attirer des millions de touristes chaque année, elle s'accompagne d'une croissance démographique sans équivalent aux Etats-Unis. Aujourd'hui les programmes de construction résidentielle sur le Strip dépassent ceux des casinos. D'autre part, la ville de Las Vegas développe une politique d'ouverture au public familial. A partir du parc d'attractions, elle a su tirer parti des phénomènes d'engouement collectif et adapter son offre.

Une ville réaliste : quelles solutions face au manque de ressources ?

Bien que ne véhiculant pas cette image, Las Vegas est aujourd'hui rattrapée par les mêmes problématiques que les autres villes. Ville du désert, elle est confrontée au manque de ressources qui dans les années à venir vont considérablement transformer ce territoire. Aujourd'hui, la nature et le réalisme rattrapent la ville de la fantasmagorie. Las Vegas connaît une croissance trop rapide par rapport à ses ressources en eau, comme nombre de villes de l'ouest américain. Le lac qui avait été créé par le barrage Hoover est désormais à moitié vide. Face à cette situation, le projet d'installer un aqueduc reliant la ville à un endroit isolé du Nevada d'ici 2015 ne fait que décaler le problème dans le temps. C'est une recherche du mode de consommation et de vie qui doit être repensé. Ainsi, alors que l'eau est une ressource rare, elle est très peu chère et abondamment consommée à la fois pour la consommation des particuliers (un foyer moyen utilise 64300 litres d'eau par mois et ne paye que 36,64 dollars 222 ( * ) ) et pour les casinos-hôtels dont les fontaines ne s'arrêtent jamais, et dont les pelouses sont toujours abondamment irriguées.

Aujourd'hui, c'est Las Vegas qui en se développant à partir de casinos, et de l'industrie du jeu et en s'appropriant la fantasmagorie de Dreamland est résolument un modèle de ville post-moderne. En cela, elle a marqué le développement de nombreuses autres villes. Aujourd'hui la ville tire avantage de sa notoriété et entame une politique de reconversion en devenant un centre de congrès et en accueillant de musées.

Toutefois, le futur de cette ville se joue aussi dans la gestion des ressources. Face à la future pénurie aussi bien d'eau que de pétrole, la ville n'a pas anticipé son futur. La ville de la fête et du jeu va-t-elle se réveiller avec la gueule de bois ?

Pauline Malet

Bibliographie

- BENJAMIN W., « Paris, capitale du XIXe siècle » , trad. Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 2000.

- KOOLHAAS R ., «Delirious New York » , New York, Thames & Hudson, 1978; éd. française: New York délire, trad. Catherine Collet, Marseille, Parenthèses, 2002.

- LE GALÈS P ., « Le retour des villes européennes, sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance », Presses de Sciences Po, 2003.

- ROWE C. et KOETTER F.,» Collage City » , The Massachusetts Institute of technology press, Cambridge, 1984, 192 p.

- SCOTT BROWN et IZENOUR , « L'enseignement de Las Vegas, ou le symbolisme oublié », Venturi, traduit de l'anglais par Pierre Mardaga, retirage de la 2 e édition en mars 2007, éd. Mardaga, Belgique.


* 208 Le Flamingo en1946, le Desert Inn en 1950, le Binion's en 1951, le Sahara en 1952 et le Tropicana en 1957.

* 209 « La ville du péché ou du vice », surnom donné à Las Vegas

* 210 L'exposition Dreamlands s'est tenue du 5 mai au 9 août 2010, au Centre Georges Pompidou à Paris.

* 211 cf. Patrick Le Galès, « Le retour des villes européennes, sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance », Presses de Sciences Po, 2003.

* 212 cf. L'enseignement de Las Vegas, ou le symbolisme oublié , Venturi, Scott Brown et Izenour, traduit de l'anglais par Pierre Mardaga, retirage de la 2 e édition en mars 2007, éd. Mardaga, Belgique.

* 213 cf. L'enseignement de Las Vegas, ou le symbolisme oublié , Venturi, Scott Brown et Izenour, traduit de l'anglais par Pierre Mardaga, retirage de la 2 e édition en mars 2007, éd. Mardaga, Belgique.

* 214 Op. cit. p. 27

* 215 cf. Stéphane Couturier, photographe, Archéologie urbaine , 1996-2002.

* 216 cf. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXème siècle , 1935

* 217 Colin Rowe et Fred Koetter, Collage City , The Massachusetts Institute of technology press, Cambridge, 1984.

* 218 cf. Rem Koolhaas, New York Délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan , traduit de l'anglais par Catherine Collet, éd. Parenthèses, 2002, 320p.

* 219 cf . Didier Ottinger, commissaire de l'exposition Dreamlands, Centre Pompidou

* 220 méthode utilisée en communication et marketing qui repose sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes, des récits pour décrire un objet et accessoirement, le vendre.

* 221 cf. Marc Augé, ethnologue français.

* 222 Launce Rake, responsable du programme Progressive Leadership Alliance of Nevada.

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