2. Justifications politiques

Cette révision de la Constitution doit marquer une avancée de la décentralisation.

Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, après avoir cité la dimension européenne de la France, le retour de l'autorité républicaine et le renouveau de l'État, cite la troisième dimension de son projet qu'il trouve dans une « République de proximité, proche des citoyens, attentive à leurs préoccupations, à leur écoute ».

La proximité ? Une façon de traiter la complexité, de donner des responsabilités, de faire en sorte que les décisions soient prises au plus près du terrain : « C'est dans la proximité que doivent s'exprimer ces complexités ».

Selon lui, la proximité a deux vertus :

- elle recentre l'État sur ses missions fondamentales. Faire remonter la complexité locale dans les systèmes centraux c'est nourrir des situations de blocage, de paralysie, qui conduisent à l'impuissance politique ;

- elle permet de traiter la complexité en donnant des responsabilités pour que les décisions soient prises près du terrain. Jean-Pierre Raffarin croit à la « République des proximités sur les territoires, qui prend des décisions accessibles au citoyen et dont l'identité est reconnue ».

Avec le Général de Gaulle et Olivier Guichard de la DATAR, des actions ont été engagées pour « libérer les énergies, assurer l'équité nationale des territoires » . Pierre Mauroy, Gaston Defferre ont « fait franchir à la décentralisation des étapes très importantes pour l'organisation de notre République » mais il faut un « nouvel élan », que « l'avenir soit porteur de nouveaux progrès » . Il faut « un acte II de la décentralisation » car « la réforme demeure inachevée » 104 ( * ) .

A quoi sert cette révision constitutionnelle ? « A bien montrer la direction dans laquelle nous voulons nous engager » .

Certains membres de la majorité seront plus explicites. Si René Garrec voit dans cette initiative « un départ foudroyant que l'on attendait depuis longtemps » , Pascal Clément considère qu'en 2002 et au cours des années 90, il y a eu recentralisation, complexité, perte d'autonomie et donc atteintes graves aux principes de décentralisation. Il faut mettre fin à cette dérive.

La consécration constitutionnelle devra marquer l'irréversibilité d'un processus qui, en France, marque le pas alors que dans d'autres pays d'Europe tels que l'Irlande, la Grèce, le Portugal, la Suède, la Finlande, l'Italie, il continue de s'installer.

Justifications juridiques et politiques ont leur part de vérité. Elles se situent dans un temps particulier (l'arrivée d'une nouvelle majorité à l'Assemblée nationale et d'un nouveau Gouvernement). Elles ont aussi leur part de pure communication.

Fallait-il réviser la Constitution ?

L'idée de créer un « droit constitutionnel local » pour asseoir la décentralisation ne peut faire que l'unanimité chez les décentralisateurs, d'autant plus que la décentralisation est un processus toujours à parfaire.

Il y a un aspect symbolique dans cette nouvelle écriture de la Constitution. Encore faut-il que l'on donne du sens et de la vie aux mots.

C'est ce qu'ont fait précisément les grandes lois de décentralisation des années 80-90.

Pierre Mauroy, dans son rapport à Lionel Jospin sur l'avenir de la décentralisation, n'avait pas jugé utile cette révision. Il pensait que la souplesse du cadre juridique français permettait le franchissement de nouvelles étapes, en s'appuyant sur l'article 72 et le principe de libre administration.

Auditionné par la commission des Lois du Sénat, il regretta que l'on n'ait pas porté à la connaissance du Parlement les projets de loi organique. Sans surprise, il plaida pour l'intercommunalité oubliée : « sans l'intercommunalité, vous aurez manqué l'essentiel. Ce grand mouvement là il faut le soutenir et aller plus loin demain. C'est là que se fabrique véritablement l'avenir de la France » . Praticien averti, il dit sa préférence pour que priorité soit donnée à la réforme de la fiscalité locale.

Comment présenter de manière synthétique cette loi constitutionnelle du 28 mars 2003 ?

Elle a pour axe central le principe général de la décentralisation, cause et effet de cinq « leviers de changements importants ».

a) Le principe de décentralisation

Pour identifier la France, le constituant ajoute ceci : « son organisation est décentralisée » . Preuve de l'importance de cette précision : elle figure à l'article premier de la Constitution, au même titre que l'indivisibilité, la laïcité, la référence à la démocratie, à l'esprit social et à l'égalité.

Les promoteurs de la nouvelle rédaction de cet article premier veulent marquer l'irréversibilité de la décentralisation en la consacrant symboliquement, affirmer l'originalité et la spécificité de notre modèle. Ils estiment que le temps est venu d'adapter notre cadre institutionnel à des collectivités territoriales devant jouer pleinement leur rôle dans la réforme des structures administratives, la modernisation des services publics, l'approfondissement de la démocratie locale, la recherche d'une meilleure prise en compte des attentes particulières et de la diversité des collectivités situées outre-mer.

Le Président Jacques Chirac, lors de son discours à Rouen, le 10 avril 2002, prenait position avec force : « Entre l'étatisme jacobin et un fédéralisme importé, plaqué sur nos réalités, contraire à notre histoire comme à notre exigence d'égalité, une voie nouvelle doit être inventée. Si la France veut rester une grande démocratie, elle doit lancer la révolution de la démocratie locale et construire la République des proximités. C'est une exigence démocratique. C'est un impératif européen. Et c'est une nécessité économique et sociale ».

Et de dénoncer l'esprit de suspicion à l'égard des citoyens, des collectivités : « Nous devons faire le pari de la confiance ».

Et de plaider pour l'autonomie financière des collectivités, l'institution du référendum local, la promotion de nos régions, le droit à l'expérimentation, la délégation - y compris de ressources - la clarification, la simplification. Autant d'objectifs qui requièrent le maintien d'un État garant du droit, de l'impartialité, de l'égalité, de l'unité. Le Président de la République s'engage pour « une importante révision de la Constitution ».

Le Premier ministre réintroduira tous ces thèmes dans son discours de politique générale du 3 juillet 2002 : « Il faut effectivement réviser la Constitution pour donner un nouvel élan » .

Inscrire le principe de décentralisation dans notre texte fondamental ne divisait pas. Il y eut cependant deux objections :

- la première porta sur l'article de rattachement. L'opposition plaidait pour l'article 72 afin de ne pas mettre la décentralisation sur le même plan que la laïcité, l'égalité l'indivisibilité, car n'étant pas de même nature ;

- la seconde consistait à qualifier « l'organisation décentralisée » de « territoriale » : la décentralisation ne concernant pas l'ensemble de l'État. Le Président de la République, le Gouvernement, le Parlement, les grandes institutions judiciaires ne peuvent être décentralisées. Cette proposition fut récusée car jugée trop réductrice, la décentralisation faisant vivre un modèle de relation entre l'État et les collectivités territoriales de la République 105 ( * ) .

Le principe général de décentralisation étant consacré, il a besoin pour produire tous ses effets, selon le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, de « leviers ».

b) Le principe de libre administration

Ce principe, déjà consacré par la Constitution de 1946, figurait dans le texte initial de celle de 1958 et fut reconnu explicitement par le Conseil constitutionnel dans sa décision 79-104 du 23 mai 1979.

Il prendra soin d'en rappeler les limites, notamment l'indivisibilité de la République et l'intégrité du territoire.

La libre administration des collectivités territoriales ne saurait, bien évidemment, aller à l'encontre des autres principes de notre Pacte républicain tels qu'ils figurent dans notre Constitution (exemple : l'égalité des citoyens).

Reste à savoir de manière plus précise ce que l'on entend par libre administration.

La Constitution vient un peu à notre secours :

- « la loi détermine les principes fondamentaux... de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources » (article 34, alinéa 3, paragraphe 2) ;

- « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences ». (article 72 alinéa 3)

Force est de constater - et c'est heureux - qu'il n'existe pas de définition de la libre administration des collectivités territoriales, mais deux conditions substantielles sont toujours signalées :

- l'existence d'un conseil élu ;

- des attributions définies par la loi 106 ( * ) . Le Conseil constitutionnel préfère exiger que les collectivités territoriales soient « dotées d'attributions effectives ».

Plusieurs juristes et parlementaires ont estimé que la création du conseiller territorial inclus dans la dernière loi portant réforme des collectivités territoriales contredisait le principe de libre administration, estimant que les mêmes élus, siégeant au département et à la région auraient à traiter des compétences différentes relevant d'intérêts différents, parfois concurrents et divergents. Qu'ainsi, une même personne ne pouvait assurer la défense d'une collectivité au détriment d'une autre, qu'il y aurait risque d'instituer le conflit d'intérêts, la tutelle d'une collectivité sur une autre 107 ( * ) .

Dans sa décision du 9 décembre 2010, le Conseil constitutionnel n'a pas tenu compte de ces objections, le principe de libre administration étant, selon lui, respecté dès lors que chaque collectivité dispose d'un conseil élu et d'attributions effectives, peu importe que « les élus désignés lors d'un unique scrutin siègent dans deux assemblées territoriales ».

Ce même Conseil constitutionnel conforte en outre le droit reconnu à l'assemblée régionale et à l'assemblée départementale de pouvoir se saisir par délibération spécialement motivée de tout objet d'intérêt départemental ou régional pour lequel la loi n'a donné compétence à aucune autre personne publique.

Pour importante qu'elle soit, la décision du 9 décembre 2010 n'est pas la seule qui puisse éclairer la déclinaison du principe de libre administration. Le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions législatives qui limitaient le pouvoir de créer ou de supprimer des emplois, de nommer des agents, de limiter la durée d'une obligation de service public. Il s'est opposé à l'obligation faite par la loi de tenir des réunions de commission ouvertes au public, à la reconnaissance d'un pouvoir normatif autonome au profit des collectivités territoriales 108 ( * ) .

L'introduction, par la loi constitutionnelle de 2003, d'un pouvoir réglementaire ne fait que consacrer le droit en vigueur. Il s'exerce dans la mesure où le législateur l'a prévu et pour mettre en oeuvre les compétences des collectivités territoriales. Il doit respecter la hiérarchie des normes juridiques.

c) Le principe de subsidiarité

Il se retrouve inscrit dans l'article 72 alinéa 2 :

« Les collectivités territoriales ont vocation à prendre des décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon ».

Dans un vocabulaire plus accessible, le principe de subsidiarité peut être assimilé au principe de proximité : « Faisons en sorte que ce qui est bien géré au niveau le plus bas reste géré à ce niveau, le plus près du citoyen. C'est ce principe de subsidiarité, de proximité qui va nous permettre d'opérer des transferts importants de compétences ». 109 ( * ) .

A partir de cette approche, le Gouvernement compte proposer au Parlement « au printemps prochain » des transferts de compétences très importants : « tout doit partir d'en bas » car « quand les choses sont bien réglées, bien administrés au niveau local, ce n'est pas la peine de les faire remonter au niveau supérieur ». 110 ( * ) .

Pascal Clément préfère parler de « principe d'adéquation » car, selon lui, la subsidiarité, d'essence fédérale, correspond à l'organisation européenne et non plus à notre modèle étatique 111 ( * ) .

L'important, c'est que le législateur s'astreigne constamment à évaluer le niveau de décision le plus approprié pour la mise en oeuvre d'une compétence. Même si le concept de subsidiarité fait débat et divise, il tend à identifier une méthode plus qu'un objectif, une démarche de construction plus qu'une norme.

Sous réserve que l'on prenne le temps, il peut être utile pour définir les compétences entre collectivités territoriales, tout spécialement si l'on se réfère à la technique des blocs de compétences.

L'expérimentation sera là pour le secourir.

d) Le principe d'expérimentation

La loi du 28 mars 2003 complète aussi l'alinéa 4 de l'article 72 : « [...] Les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences ».

Fallait-il inscrire ce principe dans la Constitution alors que la jurisprudence du juge administratif et du Conseil constitutionnel permet et encadre cette expérimentation ? Oui, pour la dérogation à la loi, désormais reconnue.

La diversité des situations, la complexité des environnements, l'incertitude des technologies et de leur utilisation, le partage des opinions, la nouveauté des projets peuvent justifier l'expérimentation.

Elle permet de prendre toutes les données en considération, d'évaluer les résultats, d'assurer la décision future par la démonstration et la participation.

Des procédures définitives sont issues de l'expérimentation : le RMI, la déconcentration des services de l'État, la dotation globale de développement intercommunal, la modulation tarifaire de la SNCF, la régionalisation des transports ferroviaires 112 ( * ) .

Dérogation possible au principe d'égalité, l'expérimentation a besoin d'encadrement juridique. Le Conseil d'État l'a conditionnée à une limitation dans le temps et à un impérieux motif d'intérêt général. Le Conseil constitutionnel a souligné le caractère explicite et temporaire de l'expérimentation, l'importance de la définition de celle-ci dans sa nature et sa portée, ainsi que le caractère incontournable de l'évaluation 113 ( * ) .

Le contenu même de l'alinéa 4 de l'article 72 (intervention de la loi ou du règlement, objet et durée limités) doit apaiser celles et ceux qui craignent pour l'égalité des citoyens et des territoires, l'unité et la cohésion de notre Nation. Même si ceci ne figure pas explicitement dans la lettre de l'article 72 alinéa 4, nous savons que l'expérimentation, par définition, est réversible. Les parlementaires socialistes étaient particulièrement attachés à cette réversibilité.

Dans la réalité, il doit s'agir « d'une bonne pratique » pour innover sous réserve de contrôle 114 ( * ) .

e) L'autonomie financière

Reconnaissance majeure inscrite dans l'article 72-2 : « Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi. Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine ».

Les alinéas suivants précisent que les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent « pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources » , que tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités et les collectivités territoriales « s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice ».

Le dernier alinéa rassure : « La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales ».

Avant toute exégèse, il est bon de rappeler les raisons de cet article.

René Garrec, le rapporteur au Sénat, observa qu'il se présentait dans un contexte de « recentralisation des ressources locales ».

La part des recettes fiscales correspondant à des impôts dont les collectivités territoriales votent les taux, dans leurs recettes totales hors emprunt s'élevait à 54 % en 1995. Après ces réformes, la part de la fiscalité locale dans les ressources globales hors emprunt a été réduite à 43 % pour les départements et 48 % pour les communes 115 ( * ) .

Il rappelle que le poids des compensations versées aux collectivités par l'État a été multiplié par 13 depuis 1983 et par 3,3 depuis 1987 : « Ce mouvement de recentralisation des ressources locales s'est traduit par un brouillage entre fiscalité et compensation ».

La suppression de la part « salaire » de la taxe professionnelle met en cause « la finalité du critère du potentiel fiscal (...). Selon un processus inexorable, faute de réformer les bases de l'impôt local, c'est sa suppression graduelle qui sera mise en oeuvre. L'État commence par accorder des allègements aux contribuables qu'il compense aux collectivités à travers la procédure des dégrèvements. Puis il accorde des exonérations qui annoncent l'extinction progressive de l'impôt local ».

René Garrec dénonce « des transferts de charges insuffisamment compensés qui rompent le contrat de confiance avec l'État et qui sont contraires aux règles du Code général des collectivités territoriales ».

Il est à l'unisson de la majorité parlementaire et du Gouvernement.

Dominique Perben critique « la recentralisation financière », « le déclin de la fiscalité locale » , de l'autonomie financière : « Nous ne pouvons plus nous résoudre à voir les finances locales dépendre toujours davantage de l'État au fil des législations et des lois de finances » . Et de conclure : « Nous savons tous que la part actuelle des ressources fiscales des collectivités territoriales est insuffisante » .

Pierre Méhaignerie, rapporteur pour avis au nom de la commission des Finances de l'Assemblée nationale, regrette que le « processus engagé il y a vingt ans [ait] été largement battu en brèche par des lois ultérieures, notamment par la suppression régulière d'impôts locaux (vignette automobile des particuliers, part régionale de la taxe d'habitation, part des salaires de la taxe professionnelle, taxe additionnelle régionale de droit de mutation à titre onéreux, parts régionale et départementale de la taxe foncière sur les propriétés non bâties) remplacée plus ou moins bien, par des dotations, l'État devenant progressivement le premier contribuable local » .

Devant un tel état de fait, l'absence de dispositif constitutionnel garantissant l'autonomie fiscale et financière des collectivités territoriales, il apparaît indispensable de « préciser dans le texte constitutionnel le contenu du principe de libre administration en matière financière... pour mettre un coup d'arrêt à la remise en cause de la fiscalité locale qui porte une atteinte grave à l'esprit même de la décentralisation ».

Ces objectifs posés, la commission des Lois du Sénat résumait ainsi sa philosophie :

- les collectivités territoriales doivent bénéficier de « ressources garanties » , « l'autonomie financière se concevrait ainsi comme une autonomie de ressources et une liberté de dépenses, étant entendu que la loi pourrait toujours prévoir, comme c'est actuellement le cas, des dépenses obligatoires » ;

- la garantie de l'autonomie fiscale doit être assurée par des recettes fiscales et autres ressources propres représentant pour chaque catégorie de collectivités territoriales « une part prépondérante » de l'ensemble des ressources ;

- toute suppression d'une recette fiscale perçue par une collectivité doit donner lieu à « l'attribution de recettes fiscales d'un produit équivalent » .

La commission des Lois du Sénat voit dans le respect de ces règles « un coup d'arrêt (...) donné au démantèlement de la fiscalité locale opéré sous la précédente législature ».

Elle estime que le projet de loi, en l'état actuel du texte, qui fait état d'une « part déterminante » des recettes fiscales et autres ressources propres des collectivités et des dotations, n'a « aucune portée normative et brouillerait la notion d'autonomie fiscale ».

Concernant la compensation, le rapporteur René Garrec précise bien compensation intégrale et permanente des transferts de compétences entre l'État et les collectivités territoriales ainsi que des charges imposées à ces dernières par des décisions unilatérales de l'État.

Il est à l'unisson de la majorité parlementaire.

Il constate les atteintes à l'autonomie fiscale des collectivités territoriales : de 54 % en 1995, elle n'est plus que de 36 % pour les régions, 43 % pour les départements et 48 % pour les communes.

L'expression « fiscalité locale » change de sens : elle englobe le produit des impôts locaux et les compensations « qui ne sont plus des recettes fiscales puisque leur montant n'évolue ni en fonction des taux ni en fonction des bases des impôts locaux » .

Il y a « érosion du pouvoir fiscal » par « recentralisation des finances locales » . D'une manière générale, « l'évolution des ressources et des charges des collectivités territoriales remet en cause leur autonomie financière et menace la mise en oeuvre de leur libre administration » 116 ( * ) .

Conclusion : la libre administration des collectivités territoriales est un principe à réaffirmer, une action à reconquérir. Au nombre des données qu'elle recouvre, il y a l'autonomie des moyens 117 ( * ) .

Pierre Méhaignerie se satisfait de la rédaction du futur article 72-2 alinéa 3 : « Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources » .

Il voit bien le flou de la formulation, mais il lui semble impossible de fixer un niveau 118 ( * ) . Certes, les ressources ne peuvent être « inférieures à un certain seuil global de recettes » , mais « la frontière reste indéfinissable », d'où la notion de « part déterminante ».

Le Conseil constitutionnel lui-même n'a jamais défini un seuil de ressources fiscales dans les ressources des collectivités territoriales.

Il n'empêche que « le présent projet de loi présente donc en l'occurrence une avancée particulièrement notable en posant le principe que l'ensemble des ressources propres fiscales et non fiscales des collectivités territoriales doit représenter une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources ».

Cette rédaction résulte d'un compromis : le projet initial incorporait les dotations reçues des autres collectivités territoriales aux ressources propres pour calculer « la part déterminante » des ressources globales, le qualificatif « déterminant » ayant été préféré à celui de « prépondérant ».

Reste à définir la notion de « ressources propres » par rapport à la collectivité concernée.

Pierre Méhaignerie apporte sa contribution : les ressources propres, ce sont celles pour lesquelles la collectivité dispose d'une certaine maîtrise, telles que les recettes fiscales directes et indirectes, les produits du domaine et d'exploitation.

Selon lui, les ressources propres ne peuvent pas intégrer les dotations, les subventions et compensations budgétaires dont les montants échappent totalement aux collectivités prises individuellement.

Lié à l'autonomie et à la libre administration : le principe de compensation qui fait l'objet de l'alinéa 4 de l'article 72-2.

Il trouve sa justification dans les « insuffisances du dispositif actuellement en vigueur en matière de compensation financière des transferts de compétences 119 ( * ) » .

Les dispositions du Code général des collectivités territoriales ne sont, dit-il, pas respectées : « Les charges transférées ont augmenté beaucoup plus vite que les compensations transférées » . Ainsi, de 1987 à 1996, la part des dépenses liées à l'exercice des compétences transférées dans les dépenses totales des collectivités territoriales est passée de 13,5 % à 17,8 %, tandis que la part des ressources transférées dans les ressources totales des collectivités a diminué de 9,5 % à 8,3 %.

De même, le ratio rapportant le coût des compétences transférées au montant des ressources transférées a diminué pour les départements de 1,26 en 1989 à 0,89 en 1996 et pour les régions de 0,96 à 0,66 pour la même période 120 ( * ) .

A l'appui de son constat général, Pierre Méhaignerie pourra citer les dépenses réelles d'équipement des lycées qui vont passer de 130 millions d'euros en 1986 à 1,245 milliard en 1993, alors que la compensation n'évolue que de 57,5 millions à 203 millions pendant la même période.

L'État aidera les régions à souscrire une enveloppe de prêts de 609,8 millions d'euros.

Autre sujet bien connu : l'APA instituée par la loi de juillet 2001, entrée en vigueur le 1 er janvier 2002. Son coût est estimé à 2,53 milliards d'euros. En 2003, le surcoût va de 1,1 milliard à 1,4 milliard. S'il n'y a pas d'aide supplémentaire, le département devra recourir à l'impôt supplémentaire.

Et pendant ce temps, « l'État incite fortement les collectivités locales à financer des dépenses qui relèvent de ses compétences, notamment en matière d'enseignement supérieur avec le plan université troisième millénaire » .

Les mêmes observations peuvent être faites en matière de santé, de construction de routes, de travaux sur les bâtiments universitaires. Toutes ces pratiques doivent être empêchées, d'où la présente révision constitutionnelle qui va mettre « un terme aux dérives constatées en donnant une valeur constitutionnelle à des règles qui n'ont jusqu'à présent que valeur législative et qui par conséquent ne peuvent lier le législateur puisque ce qu'une loi fait, une autre peut le défaire ».

Encore faut-il que « le montant des ressources transférées fasse l'objet d'une évaluation récente, sincère et précise, tenant compte de besoins réels » . Pour Pierre Méhaignerie, le présent projet de loi présente « une avancée particulièrement notable en posant le principe que l'ensemble des ressources propres fiscales et non fiscales des collectivités territoriales doit représenter un part « déterminante de l'ensemble de leur ressource » 121 ( * ) .

Le débat sur la garantie des ressources fut l'occasion d'expressions approfondies qui, en 2011, gardent toute leur actualité.

Jean-Pierre Fourcade plaide pour que l'autonomie financière des collectivités territoriales soit garantie par la Constitution et ne s'attarde pas pour savoir s'il faut retenir le qualificatif de « prépondérant » ou de « prédominant ».

Selon l'ancien ministre, il convient de mettre un terme à la transformation des ressources fiscales en dotations budgétaires ; il faut garantir aux collectivités territoriales que les transferts de compétences ou de charges s'accompagnent concomitamment de ressources pérennes correspondantes.

Il propose de regrouper les différentes dotations (dotation générale de décentralisation, dotation globale d'équipement, dotation spéciale pour le logement des instituteurs) en une même enveloppe, de la diviser en trois masses (département, intercommunalité et communes) et de lui assigner un objectif de solidarité.

Abordant la nécessaire modernisation de la fiscalité locale, il la fait reposer sur trois principes : réalité (il faut retenir des bases réelles et évolutives car le recours à la valeur locative est dépassé), spécialisation (la taxe professionnelle allant aux régions et aux communes ; les impôts ménages aux communes ; taxes additionnelles à la CSG et à la TIPP destinées aux départements et à la région), innovation (il faut associer la fiscalité aux progrès de la technologie et de l'environnement).

Conscient de la difficulté de la tâche, il sait qu'il « faudra du temps pour réaliser ces réformes essentielles mais elles sont contenues dans la garantie constitutionnelle et il ne peut y avoir de garantie constitutionnelle de l'autonomie des finances locales sans réforme de la fiscalité locale. On en parle depuis suffisamment longtemps : arrêtons de débattre et commençons à travailler sérieusement à cette réforme ! »

Attaché à la péréquation, il refuse de « réclamer un effort supplémentaire au budget de l'État, déjà fortement déficitaire » .

La voie proposée : faisons l'inventaire critique des dégrèvements décidés ; il les a évalués à 8 milliards d'euros pour la taxe professionnelle, la taxe foncière et la taxe d'habitation. « Nous avons le culte des droits acquis, le culte de la sédimentation de l'ensemble des éléments fiscaux. Il nous faut abandonner cette culture et essayer de déterminer à qui profitent les dégrèvements afin de voir comment nous pourrions moderniser notre fiscalité ».

Retrouvant la péréquation, il remarque très justement qu'il est plus facile de corriger les inégalités entre les régions et les départements que de procéder à un saupoudrage vis-à-vis de 36 000 communes.

Yves Fréville, alors sénateur, se réfère à l'autonomie financière et à l'autonomie fiscale : « Il ne peut y avoir décentralisation sans libre emploi des ressources si l'on veut que la décentralisation ne conduise pas à l'uniformité mais permette la diversité des solutions mises au point par les collectivités locales. Quant au principe de l'autonomie fiscale il est le corollaire nécessaire de la responsabilité des élus devant le contribuable électeur : plus de dépenses, plus d'impôts, moins de dépenses moins d'impôts ».

Yves Fréville se pose une question : comment traduire économiquement et fiscalement les principes qui vont figurer dans la Constitution ?

Il existe « une tendance profonde, lourde, à la diminution des impôts locaux et cela parce qu'il n'y a plus de bons impôts locaux ».

Il y a vingt-cinq ans, l'autonomie fiscale des collectivités était totale. Un problème existe : dans une société moderne, il est de plus en plus difficile de trouver une assiette fiscale correspondant aux limites d'un territoire communal ou départemental. Voyons le revenu, la valeur ajoutée...

Si nous arrivons à localiser certains impôts, ils sont en général très mal répartis : prenons l'exemple des droits de mutation à titre onéreux. Parfaitement localisables, très dynamiques mais profondément inégalitaires dans leur répartition et, lorsqu'un impôt est mal réparti, « il faut utiliser toutes les ressources disponibles de l'État sur le plan budgétaire pour corriger les seules inégalités de ressources locales » .

La grande idée de la décentralisation risque de devenir impopulaire parce que fondée sur des impôts injustes et incompréhensibles. L'absence de bons impôts freine le processus de décentralisation.

L'impôt injuste, mal réparti, appelle le dégrèvement, contraire à l'autonomie fiscale. Il vaut mieux avoir une dotation indexée sur les salaires ou sur la valeur ajoutée qu'un impôt localisé mais stagnant. Il n'y a pas d'opposition tranchée entre impôts locaux et dotations d'État. « C'est en fait un continuum ».

f) L'appel au citoyen

Nous devons à la loi du 28 mars 2003 l'article 72-1 de la Constitution, qui prévoit :

- le recours au droit de pétition pour demander l'inscription à l'ordre du jour de l'assemblée délibérante d'une collectivité une question qui relève de ses compétences ;

- le recours au référendum, à l'initiative d'une collectivité territoriale, pour soumettre à la population un projet de délibération ou d'acte relevant de sa compétence ;

- la consultation de la population peut être décidée par la loi lors de la modification des limites des collectivités territoriales, la création d'une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier, la modification de son organisation.

Dans ces trois hypothèses, des lois ordinaires ou organiques (recours au référendum) viendront préciser les conditions d'exercice de ces nouvelles procédures.

A l'origine de ce nouvel article : l'idée que la décentralisation ne peut être réservée aux élus et aux experts, la République appartient à toutes et à tous.

La démocratie doit reposer sur deux piliers : la représentation et la participation. La participation peut prendre différentes formes : toutes aussi utiles les unes que les autres pour faciliter l'expression et combattre le désintérêt de nos compatriotes que la montée de l'abstention traduit.


* 104 Discussion au Sénat sur l'organisation décentralisée de la République, le 29 octobre 2002.

* 105 Voici le texte de l'amendement socialiste : « Son organisation territoriale est décentralisée dans le respect des principes fondamentaux garantis par la Constitution, notamment l'indivisibilité de la République ». Lors de son audition, le professeur André Roux se demanda si l'expression « organisation décentralisée » n'était pas redondante avec celle de libre administration.

* 106 Michel Verpeaux : « Le principe électif est ainsi consubstantiel aux collectivités territoriales françaises et, de ce fait, la démocratie locale est du point de vue historique intimement liée à la libre administration. Sans élection, il ne saurait y avoir de collectivités territoriales ». (in « Droit des collectivités territoriales », PUF, 2008, 2 e édition, p. 153). « Les collectivités territoriales doivent réunir plusieurs éléments juridiques que fixe la Constitution : un conseil élu, une libre administration, des compétences et un pouvoir réglementaire pour exercer ces dernières. L'un des éléments manquant, l'institution concernée ne peut être qualifiée de collectivité territoriale ». (François Luchaire, Gérard Conac, Xavier Prétot, Collectif, in « La Constitution de la République française, analyse et commentaire », Economica 2009, 3 e édition, p. 1706).

* 107 Cf. professeurs Guy Carcassonne et Jean-Claude Colliard déposant devant les Délégations sénatoriales aux collectivités territoriales et aux droits de la femme, respectivement le 10 juin 2010 et le 27 mai 2010. Gérard Marcou « La réforme territoriale : ambition et défaut de perspective », RFDA, 2010, n° 2, p. 373.

* 108 Rapport de Pascal Clément, Op. cit., p. 66 et 67.

* 109 Le constituant de 2003 n'a pas vraiment de vision claire de la portée du principe de subsidiarité : est-ce un principe de proximité qui doit s'appliquer à tous les niveaux de collectivités ? Est-ce, comme en droit européen, une simple ligne de partage entre ce qui doit être décentralisé (sans identifier le niveau compétent) ? Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, a toujours assimilé subsidiarité et proximité. M. René Garrec, rapporteur du Sénat, a fait de même : le principe de subsidiarité doit donner « un fondement à la répartition des compétences entre collectivités ». L'exposé des motifs de la révision de 2003 semblait, en revanche, retenir une conception restrictive du principe de subsidiarité, présenté comme « traçant une ligne de partage, dans le domaine administratif, entre l'action des services de l'État et celle des collectivités territoriales ».

* 110 Jean-Pierre Raffarin, à l'Assemblée nationale, le 20 novembre 2002.

* 111 Le traité de Lisbonne du 13 décembre 2007, qui modifie le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la communauté européenne érige officiellement le principe de subsidiarité en principe de proximité, il confie de nouveaux pouvoirs aux Parlements nationaux. Les assemblées parlementaires peuvent adresser à la Commission européenne, au Parlement européen et au Conseil de l'Union des « avis motivés » sur le non-respect du principe de subsidiarité par un projet d'acte législatif européen. Le délai pour agir est de huit semaines. Toute assemblée parlementaire peut former un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne contre un acte législatif européen, dans un délai de deux mois à compter de sa publication, pour violation du principe de subsidiarité.

* 112 L'expérimentation était donc possible avant la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 mais son initiative relevait de l'État et ne pouvait déroger à la loi.

* 113 Décisions du 28 juillet 1993 et du 21 janvier 1994. Dans les faits, l'article 72, alinéa 4, s'est révélé d'une portée pour le moins limitée : alors que la loi organique de 2004 soumet la mise en oeuvre de l'expérimentation à une demande d'une collectivité, aucune assemblée délibérante locale n'a à ce jour présenté de délibération à cette fin.

* 114 Il est évident que l'expérimentation ne doit pas mettre en cause des libertés publiques (exemples : liberté d'association, liberté d'aller et venir...) ou un droit constitutionnellement garanti (exemple : droit de grève).

* 115 Rapport de Pierre Méhaignerie du 13 novembre 2002, n° 377, p. 6. Il fait une critique sévère d'une « fiscalité à bout de souffle », complexe, incompréhensible, opaque, archaïque. La loi du 30 juillet 1990 prévoyant la révision générale des immeubles n'a pas été appliquée ; l'article 68 de la loi du 4 février1995 sur l'aménagement et le développement du territoire prévoyant une révision générale des évaluations cadastrales non plus. La suppression de certains impôts, de la possibilité de voter certains taux, la réduction des bases, l'augmentation des dégrèvements questionnent les principes de libre administration et de l'autonomie fiscale des collectivités territoriales.

* 116 Pierre Méhaignerie, Op. cit. p. 19.

* 117 Pierre Méhaignerie, Op. cit. p. 20. Selon lui, la libre administration repose sur les principes de l'élection, de la spécialité des compétences, de la liberté de gestion et de l'autonomie des moyens (Op. cit. p. 21). Dans l'autonomie des moyens, il fait figurer l'autonomie financière, qui comprend : l'existence d'une fiscalité locale propre (et non d'une fiscalité nationale partagée), le vote des taux des impôts locaux par les collectivités territoriales, le caractère prépondérant des recettes fiscales dans leurs ressources, la compensation des transferts de compétences.

* 118 Dominique Perben faisait du seuil de 50 % de ressources propres « un lointain mirage... je crains que le Gouvernement ne puisse adhérer à cette proposition ».

* 119 Pierre Méhaignerie, Op. cit. p. 42.

* 120 Pierre Méhaignerie, Op. cit. p. 43.

* 121 La rédaction finale du texte résulte d'un compromis. Le projet initial comprenait les dotations reçues d'autres collectivités territoriales. Chacun était d'accord pour écrire que les ressources propres ne pouvaient pas être « inférieures à un certain seuil », mais chacun s'accordait également pour dire que « la frontière reste indéfinissable », d'où la notion de « part déterminante » et non « prépondérante ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page