C. LE GRAND ÉVITEMENT

Par évitement, nous entendons ces intentions souvent proclamées mais dont la concrétisation est souvent remise à demain.

Il y en a beaucoup : la limitation du cumul des mandats et des fonctions en est un exemple.

Nous ne traiterons que d'un évitement qui nous paraît majeur : celui de la réforme de la fiscalité locale.

Les annonces et les engagements en faveur de cette réforme sont aussi nombreux qu'anciens.

Nous les retrouvons dans les programmes politiques de toutes les sensibilités. Le supplice de l'espérance continue. Quelles en sont les raisons ?

Le sujet est tout aussi complexe que sensible.

La diversité de nos collectivités, la division idéologique, le débat sur le niveau des prélèvements obligatoires, l'état de nos finances publiques, la situation économique ne facilitent pas les convergences nécessaires.

Le petit nombre d'élus qui s'impliquent dans ce secteur peut également expliquer la situation présente, une situation décrite et dénoncée à l'unanimité.

Curieusement, cette unanimité peut se retrouver pour soutenir des principes théoriques tels que la limite de la spécialisation fiscale, le lien fiscal entreprise-territoire, la correspondance entre la nature de l'impôt et la nature du service financé... Personne ne contestera l'idée selon laquelle chacun doit verser selon sa capacité contributive...

Tout un chacun va rappeler, pour le regretter, que les bases servant au calcul de la taxe foncière sur les propriétés non bâties n'ont pas été révisées depuis 1961, celles des propriétés bâties depuis 1970.

Tout le monde regrette aujourd'hui que la loi du 30 juillet 1990 concernant la révision de ces bases n'ait pas été appliquée, pas plus que celle du 4 février 1995 ayant le même objet.

Différents reports d'application furent décidés (1999-2000) avant qu'on n'en parle plus (jusqu'à la loi de finances rectificative pour 2010 qui a donné un fondement juridique au lancement d'une expérience, limitée à 5 départements et appelée à être généralisée, pour une actualisation des bases des locaux à usage professionnel). L'enjeu est pourtant de taille, ne serait-ce que parce qu'il est difficile d'admettre que les contribuables soient ainsi assujettis à des impôts totalisant, bon an mal an, environ 66 Mds € et calculés sur des bases totalement déconnectées des réalités. La surprise s'empare des promoteurs, en 1990, de la taxe départementale sur le revenu (TDR) en entendant aujourd'hui les adversaires d'hier convertis : cette taxe remplaçait la part départementale de la taxe d'habitation par un impôt assis sur une base voisine de celle de la CSG. Ses détracteurs y virent une « poll-tax », allusion à la fiscalité britannique, laquelle était pourtant un impôt par capitation, ne tenant aucun compte de la richesse du contribuable ; la TDR, tout au contraire, avait pour fondement une richesse du contribuable. Un amendement de 1992 fait disparaître une réforme juste et moderne.

Cette réforme sans cesse reportée, ce grand évitement, appelle deux observations.

Première observation : le contribuable national se substitue au contribuable local.

Le Conseil des prélèvements obligatoires note qu'en 2009 le quart de la fiscalité locale directe est pris en charge par le contribuable national, à travers les dégrèvements (15,7 Mds€) et par les compensations d'exonérations (3,5 Mds€). Le cumul de ces deux chiffres représente près de 20 % de l'effort financier total de l'État en faveur des collectivités territoriales.

L'État atténue ainsi « l'obsolescence de la fiscalité directe locale, notamment en termes d'équité, en mettant en place des dégrèvements et des exonérations, tout en garantissant aux collectivités la compensation de ce manque à gagner . 215 ( * ) »

Les dégrèvements législatifs ont évolué de la manière suivante :

2005

2006

2007

2008

2009

Taxe d'habitation

2 774

2 918

3 013

3 048

3 148

Taxe foncière

503

563

574

730

672

Taxe professionnelle

7 257

8 877

9 159

11 929

13 641

Total

10 534

12 358

12 746

15 707

17 461

Sources : DGFiP, DGCL (2011).

En 2010, les dégrèvements ont atteint 19,1 Mds€.

Ce système de dégrèvements-exonérations pose plusieurs problèmes :

- il introduit une distinction entre « le produit voté » et « le produit payé » : la collectivité perçoit des ressources supérieures à celles payées par le contribuable au titre de l'impôt local. Celui-ci ne se rend pas nécessairement compte du coût des services locaux puisque ceux-ci reposent sur l'impôt local et l'impôt national (qui finance dégrèvements et exonérations) ;

- le Conseil des prélèvements obligatoires observe justement : « l'interposition de l'État en tiers payant n'allège qu'en apparence la charge de la fiscalité directe locale des contribuables : elle ne fait que la transférer à l'échelon national, le niveau total des prélèvements obligatoires étant inchangé. 216 ( * ) »

Seconde observation : les impôts locaux ne tiennent pas compte de la capacité contributive des contribuables. Le Conseil des prélèvements obligatoires observe même le contraire : « dans certaines situations, la fiscalité directe locale tend même à être régressive par rapport au revenu ».

L'examen de la taxe d'habitation le prouve : elle est progressive jusqu'au quatrième décile, nettement régressive à partir du sixième.

Les taxes foncières « sont également largement insensibles aux capacités contributives des redevables. Les taxes foncières obéissent à peu près aux mêmes règles d'assiette que la taxe d'habitation et certains dispositifs favorables aux contribuables modestes propres à la taxe d'habitation (plafonnement par rapport au revenu) n'ont pas d'équivalent pour les taxes foncières 217 ( * ) ».

La non-révision des bases comporte de nombreuses conséquences négatives : les immeubles de construction récente, possédant de nombreux « éléments de confort sont fiscalement défavorisés par rapport à des logements anciens même rénovés ».

Sans y trouver excuse, d'autres pays rencontrent des difficultés dues à l'obsolescence des bases foncières : la dernière revalorisation générale des bases en Allemagne date de 1964 pour les Länder de l'Ouest et de 1935 pour ceux de l'Est. Elle a eu lieu en 1941 au Luxembourg et en 1973 en Autriche.

Dans certains pays, elle est périodique : tous les cinq ans au Royaume-Uni, tous les ans au Portugal, en Irlande et aux Pays-Bas 218 ( * ) .

D'autres observations sont généralement faites sur les conséquences de ce grand évitement : manque de lisibilité (qui rend difficile pour le contribuable la perception du lien impôt-service), multiplicité des fonctions assignées à la fiscalité locale 219 ( * ) .

Le Conseil des prélèvements obligatoires confirme les disparités entre collectivités que « ne corrigent que partiellement les mécanismes de péréquation ».

Dans un souci constructif, en fonction de notre expérience et des personnes auditionnées, voici nos constats :

1. Le maintien d'un système fiscal local fait l'objet d'un accord général. Au coeur de cet accord figure la nécessité de la révision des bases servant à évaluer les valeurs locatives. Cette révision doit s'inscrire dans un périmètre géographique à déterminer ; dans cette perspective, le cadre proposé habituellement correspond à celui de l'intercommunalité.

La légitimité de taxes locales reposant sur ces valeurs va de soi : la valeur du bien provient en partie d'un environnement dépendant des décisions de l'autorité locale (présence de services collectifs, cadre de vie). L'existence d'un système fiscal local n'exclut pas l'attribution de ressources nationales mais l'idée de faire de celles-ci la source exclusive de la recette locale suscite l'hostilité 220 ( * ) .

N'oublions pas que la recherche d'une autonomie fiscale locale a fondé historiquement notre système territorial, autonomie négociée, octroyée ou conquise. Cela fait partie de notre spécificité et l'histoire montre que nos villes ont été toujours prospères lorsqu'elles disposaient d'un pouvoir fiscal en bonne intelligence avec l'État.

2. Nous avons exposé la situation des départements : nous maintenons que, par cohérence, une dépense de solidarité, fixée par la loi, doit être financée nationalement, avec toutefois un « ticket modérateur » pour les départements (qui pourrait être de l'ordre de 10 %, conformément au voeu émis par l'ADF) destiné à les responsabiliser dans la gestion dont ils ont la charge. Ainsi limiterons-nous les problèmes de péréquation.

3. Les régions, en tant qu'autorités organisatrices de transport, souhaitent bénéficier d'une part du versement transport : revendication légitime dès lors que les autres autorités organisatrices n'en sont pas privées. Un accord pourrait se faire sur un plafond de taux cumulé ne dépassant pas, par exemple, 2 %. Une autre piste, en l'occurrence celle du reversement aux régions d'une part des ressources procurées par la TVA, sous réserve de ne pas conduire à une augmentation de l'impôt total pour le contribuable, peut également être envisagée ; rappelons qu'un tel dispositif a notamment été mis en place en Allemagne, en Belgique, en Roumanie...

4. La péréquation conditionne la réduction des inégalités et favorise la satisfaction des besoins des citoyens. Ces objectifs fixés, nous devons nous accorder sur une méthode :

- les péréquations verticale et horizontale vont de pair ;

- l'intercommunalité, avec le département et la région, constitue un niveau efficace pour une péréquation adaptée ;

- afin d'être juste, nous devons rechercher la meilleure définition de la richesse à prendre en compte ;

- peut-on appréhender celle-ci sans réviser les valeurs locatives ?

- la notion de revenu demeure selon nous incontournable, sans aller pour autant jusqu'à constituer la seule référence à prendre en compte ;

- la péréquation ne doit pas se substituer aux politiques publiques de l'État en matière de présence des services publics.

5. La situation financière de la France, les règles budgétaires de l'Union économique et monétaire, nous obligent globalement à concevoir un système financier public, à mettre en cohérence système local, national et international 221 ( * ) .

Plus précisément, l'État et le local ne peuvent vivre dans l'ignorance l'un de l'autre... ou dans une adversité dangereuse.

Des procédures de dialogue et de concertation l'imposent telle que la « Conférence nationale des exécutifs ». Un pacte État-territoires est à faire vivre dans une atmosphère de dialogue et de confiance.

Cette question fiscale et financière n'est pas que technique. Elle gouverne la libre administration des collectivités territoriales et une certaine conception de la société civique.

Crise financière, fiscale et crise politique sont liées.

Le divorce du couple contribuable-citoyen porte préjudice à l'édifice démocratique. C'est la raison pour laquelle nous devons être très réservés à l'égard des dégrèvements et exonérations.

L'impôt local conditionne l'existence des services locaux, justifie la responsabilité des décideurs et l'intérêt du citoyen pour la chose publique locale.

Il faut bien évidemment une pédagogie civique continue pour expliquer tous ces tenants et aboutissants.

Toute perte d'autonomie fiscale, toute perte du « droit d'imposer » affaiblit l'intérêt du citoyen : pourquoi « participer » au niveau local si le pouvoir est ailleurs ?

Elle peut aussi « désespérer » l'élu qui n'est plus maître de ses ressources. Le statut de l'élu diffère de celui de l'agent public, la perte d'autonomie fiscale modifie le rapport de l'élu à l'État : celui-ci disposant, celui-là verse dans la soumission ou le conflit.

Cette perte d'initiative serait très coûteuse en termes de création, d'innovation 222 ( * ) !


* 215 Conseil des prélèvements obligatoires « La fiscalité locale », mai 2010, La Documentation française, p. 31.

* 216 Conseil des prélèvements obligatoires, op. cit. p. 32.

* 217 Conseil des prélèvements obligatoires, op. cit. p. 39.

* 218 Conseil des prélèvements obligatoires, op. cit. p. 40.

* 219 Le Conseil des prélèvements obligatoires énumère ces fonctions : source de financement, outil de tarification, d'orientation de comportements, de correction des défaillances du marché. Nous sommes en désaccord avec le conseil lorsqu'il affirme « fondamentalement, la fiscalité locale n'a pas pour vocation principale à se voir assigner une fonction de redistribution ». Le Conseil concède toutefois : « Néanmoins la politique fiscale locale peut être conçue de façon à éviter un effet régressif des prélèvements qui aggrave les inégalités » (p. 37-38).

* 220 Le système allemand met aujourd'hui de nombreux Länder en difficulté. Il pratique en son sein un système de tutelle qui ne correspond pas à notre histoire.

* 221 Notre programme de stabilité transmis à Bruxelles prévoit un déficit public de 5,7 % (2011), 2 % en 2014. En 2010, il était de 7 %.

* 222 Michel Bouvier, op. cit. p. 36.

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