III.- FACE AUX TOXICOMANIES, LA NÉCESSITÉ D'UN DISCOURS CLAIR ET UNIVOQUE

Dépénaliser l'usage des drogues illégales et mettre en place des centres d'injection supervisés, la mission d'information a examiné sans parti pris ces deux propositions, objet récurrent d'un « bruit de fond » favorable. Elle les a jugées non crédibles au vu de l'inconsistance de leurs avantages allégués, et inopportunes au vu de la nécessité de maintenir la lisibilité et la cohérence de la politique de lutte contre les toxicomanies.

Elle s'emploie à le démontrer dans les développements qui suivent, mais il est au préalable indispensable d'éclaircir les approximations sémantiques à partir desquelles les partisans de la dépénalisation construisent leur argumentation. Il serait question, en effet, moins de « dépénaliser » que de « légaliser ». Notons à cet égard que « dépénaliser » signifie supprimer les sanctions pénales actuellement attachées à l'usage des drogues illicites, ce qui revient à lever l'interdit pesant sur cette consommation. Un adage bien connu de notre tradition juridique libérale énonce que ce qui n'est pas interdit est permis ; ajoutons que ce qui est permis est légal ; par voie de conséquence, pour le débat qui nous occupe, la « dépénalisation » est l'exact équivalent de la « légalisation ». Il n'en serait autrement que s'il était proposé de remplacer les sanctions pénales - c'est-à-dire criminelles, délictuelles (l'usage de drogues illicites est actuellement sanctionné par des peines délictuelles) ou contraventionnelles - par d'autres sanctions, administratives en l'occurrence, ce que personne, apparemment, ne propose en France. Dans le débat en cours, « dépénalisation » équivaut donc à « légalisation » . Précisons encore à ce sujet que toute dépénalisation-légalisation est nécessairement opérée dans le cadre d'un régime juridique organisant, c'est-à-dire limitant, l'exercice de la liberté nouvellement instituée : à titre d'exemple, la dépénalisation-légalisation de l'avortement a eu lieu dans un cadre contraignant toujours en vigueur. La construction d'un régime juridique ad hoc serait tout aussi indispensable en cas de dépénalisation-légalisation de certaines drogues illicites. Il faudrait en particulier élaborer une définition juridique des drogues concernées, préciser les conditions de consommation admises (par exemple, on n'imagine pas que la consommation soit autorisée dans les établissements d'enseignement), définir les lieux de ventes autorisés, inventer des modes d'approvisionnement de ces lieux : autant de conditions à la marge desquelles les trafics que l'on prétend asphyxier se reconstruiraient immanquablement comme il est démontré plus bas.

A. LA DÉPÉNALISATION DE L'USAGE, UNE IMPASSE ÉTHIQUE ET JURIDIQUE

On examinera successivement la pertinence intacte de l'objectif traditionnel de construire une société sans drogues, l'impossible dépénalisation de l'usage et l'opportunité d'assurer pragmatiquement un meilleur respect de l'interdit pesant sur la consommation.

1. Un objectif légitime : une société sans drogues

La construction d'une société sans drogues est un objectif mobilisateur partagé par l'ensemble des pays du continent européen. Elle implique la mise en oeuvre de l'ensemble des outils identifiés de la politique de lutte contre les toxicomanies. Elle justifie ainsi la prohibition de l'usage des drogues illicites, mais n'est pas exclusive des autres dimensions de cette politique : la prévention et la réduction des risques en particulier.

a) De quoi s'agit-il ?

L'objectif d'une société sans drogues est l'horizon intellectuel et politique du régime de répression pénale des usages de drogues illicites. Il est souvent critiqué comme irréaliste, fantasmatique, infantilisant et producteur de désastres sanitaires par les tenants d'une politique de réduction des risques dynamique et efficace. L'étude déjà citée de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) sur la réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues résume les arguments de ceux qui opposent ainsi la réduction des risques à l'idéal de la société sans drogues : « Du point de vue philosophique, la réduction des risques opère un changement de paradigme fondamental qui rompt avec l'idéal d'éradication des drogues et propose plutôt d'apprendre à «vivre avec les drogues» tout en promouvant la notion de mesure à la place de l'abstinence. [...] Ce postulat signifie une représentation spécifique de l'usager de drogues et du rapport aux drogues à partir des notions de responsabilité individuelle, d'autonomie, de rationalité des comportements et de participation citoyenne aux politiques publiques. »

Pourtant, la politique de lutte contre les toxicomanies menée en France et à l'étranger illustre pleinement le fait qu'il n'est pas besoin de renier l'objectif légitime d'une société sans drogues et d'abandonner les dispositifs répressifs qui constituent l'une de ses manifestations pour mettre en oeuvre une politique ambitieuse de réduction des risques. Il est dépassé, en effet, le temps où des arguments invoquant les effets pervers de la distribution de seringues sur l'éradication souhaitée de la consommation d'héroïne étaient opposés à cette mesure de bon sens dont les effets sur l'épidémie de VIH parmi les toxicomanes ont été spectaculaires. La réduction des risques fait aujourd'hui irrévocablement partie de la politique de lutte contre les toxicomanies et le choix de ses instruments n'est soumis à aucun filtrage « idéologique », on le verra ci-après à propos des salles de consommation supervisée, mais à la seule appréciation des avantages attendus.

On comprend ainsi que la société sans drogues n'est pas un principe exclusif dont se déduiraient mécaniquement des conséquences aveugles à ce qui lui est étranger, mais un objectif ouvert légitimé par l'examen des faits sociaux et sanitaires, mobilisateur pour l'État et la société, conservant toute leur place aux autres dimensions du combat à mener .

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