c) Le cannabis n'est pas un cas à part

Cependant, objectera-t-on, le cannabis est un cas particulier parmi les drogues illicites, plus comparable à l'alcool qu'à la cocaïne et à l'héroïne. Ne faut-il pas, dès lors, chercher à en garantir un usage « responsable » plutôt qu'affirmer, en vain, une interdiction de plus en plus violée ? Tel fut le point de vue adopté en 1995 par le rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, présidée par le professeur Roger Henrion : « Il est difficile d'admettre l'amalgame fait, au moins dans les textes législatifs, entre l'adolescent fumeur occasionnel de haschich et l'héroïnomane qui se pique plusieurs fois par jour. Le sens de l'acte n'est pas le même. Dans le premier cas, il s'agit d'une pratique sociale répandue, inspirée par la quête d'un sentiment d'euphorie passager, souvent convivial, de curiosité, d'une transgression «initiatique» de jeunes qui ne sont pas toxicomanes et ne le deviendront jamais. Dans le second cas, il s'agit d'un comportement toxicomaniaque au sens pathologique du terme. » Ceci tendrait à justifier le rapprochement du régime juridique de la consommation du cannabis de celui de la consommation d'alcool. Le législateur n'a jamais retenu cette approche. Les faits lui ont donné raison puisque, comme on l'a noté dans la première partie du présent rapport, d'une part, les travaux scientifiques ont fait, entretemps, raison du discours sur la faible nocivité du cannabis, d'autre part, le phénomène croissant des polytoxicomanies démultiplie les dangers liés à la consommation d'une seule drogue, licite ou illicite .

d) Des comparaisons législatives inopérantes

Comment, dira-t-on encore, l'objectif d'une société sans drogues peut-il être crédible alors que l'alcool et le tabac, dont la morbidité dépasse de beaucoup celle du cannabis, sont en vente partout et que personne ne prône leur interdiction ? La mission d'information ne juge pas nécessaire de se livrer à l'étude des méfaits comparés des drogues licites et illicites. Les unes sont inscrites dans notre culture, les autres non, on reviendra ensuite sur ce point. Ceci justifie les différences de politiques publiques. Les données scientifiques communiquées à la mission d'information sur le taux d'addiction des différentes drogues ou sur la mortalité découlant des divers usages ne peuvent donc pas être retenues à l'appui d'une éventuelle proposition d'étendre à l'alcool et au tabac le régime répressif que la loi du 31 décembre 1970 applique aux stupéfiants. Inversement, elles ne peuvent pas d'avantage justifier de baisser la garde sur des produits illégaux dont la nocivité ne fait pas de doute.

On notera par ailleurs que la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne a été mentionnée plusieurs fois comme un exemple de démarche législative pertinente rompant avec le paradigme de l'interdiction. Le docteur Marc Valleur, psychiatre, médecin chef du Centre Marmottan de Paris, remarquait à cet égard devant la mission : « La loi sur le jeu constitue un exemple d'une démarche qui pourrait gagner à être mise en perspective avec ce qui a été fait pour les drogues. Cette loi est une loi de légalisation mais il s'agit d'une légalisation partielle, certains jeux ayant été légalisés et pas d'autres. On a donc là un peu de prohibition dans un modèle d'allure libérale » (212 ( * )) . Cependant, l'adoption de la loi du 12 mai 2010 a résulté des obligations européennes de la France dans le champ de la concurrence, et non de la « découverte » par le législateur de l'intérêt social éventuel d'une libéralisation de l'accès aux jeux d'argent qui n'avait, du reste, jamais été interdit mais seulement étroitement contrôlé par l'État pour des raisons plus financières que sanitaires et sociales. La comparaison de la loi du 12 mai 2010 avec le régime juridique des drogues illicites n'est donc pas probante. Au demeurant, s'il fallait comparer, on noterait que ce qu'il y a de pragmatique ou de « libéral » dans ce texte attentif aux dérives addictives que suscitent les jeux d'argent est représenté, mutatis mutandis , dans le domaine de la lutte contre les toxicomanies, par l'équilibre réalisé au fil du temps entre les dimensions répressives, préventives et curatives de la politique en vigueur. De la même façon, comme le notait encore le docteur Marc Valleur : « Cette loi ne marchera que si les opérateurs sentent au-dessus de leur tête une épée de Damoclès constituée par une possible prohibition. Autrement dit, le modèle prohibitionniste ne fonctionne que si des actions de prévention, de soins, d'accompagnement sont mises en oeuvre ; le modèle libéral ne fonctionnera que s'il intègre la possibilité - au moins virtuelle - d'une prohibition, d'un retour en arrière. »


* (212) Audition du 2 mars 2011.

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