Audition de Mme Dominique Le Boeuf, présidente du Conseil national de l'ordre des infirmiers et M. Alain Martin, président du conseil régional de Lorraine de l'ordre des infirmiers

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Madame, monsieur, pourriez-vous nous dire quelle est la place des infirmiers dans le dispositif français de prévention et de prise en charge des toxicomanies ? Jugez-vous ce dispositif efficace et adapté ou pensez-vous qu'il pourrait être amélioré ? Quelles difficultés particulières avez-vous rencontrées dans votre expérience professionnelle de la toxicomanie ?

Mme Dominique Le Boeuf, présidente du Conseil national de l'ordre des infirmiers . - La place des infirmiers dans la prévention et la prise en charge des toxicomanies est importante puisque nous sommes susceptibles de rencontrer le toxicomane à tous les âges de sa vie. En effet, cette prise en charge ne se cantonne pas à l'hôpital : elle peut avoir lieu dès l'école et le collège, où exercent les infirmières scolaires, ainsi que dans le monde de l'entreprise. D'autre part, nous sommes de plus en plus confrontés à des phénomènes de toxicomanie chronique, avec toutes les conséquences que cela implique, notamment en matière de traitement médicamenteux, et le travail des infirmières consiste de ce fait davantage en un suivi qu'en la gestion de situations de crise.

La prévention de la toxicomanie fait naturellement partie de nos missions et elle commence dès le milieu scolaire. Conformément aux prescriptions du Plan de lutte contre les drogues et les toxicomanies, l'ordre travaille en ce moment, avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, sur la notion de repérage des toxicomanes, le plan prévoyant la mise en place de formations des infirmiers scolaires dans ce domaine.

Je voudrais également mettre l'accent sur un phénomène que nous rencontrons de plus en plus fréquemment : la polypathologie des toxicomanes. Son incidence sur la prise en charge du patient n'est pas négligeable, puisque nous devons à la fois gérer son addiction et soigner ses maladies.

M. Alain Martin, président du conseil régional de Lorraine de l'ordre des infirmiers . - Une trentaine d'années d'activité au sein de structures publiques de prise en charge de patients toxicomanes m'a permis de voir évoluer les concepts et les pratiques en la matière. Au début de ma carrière, on parlait de drogués, voire de marginaux, alors qu'on parle aujourd'hui de conduites addictives. L'évolution ne se réduit cependant pas à un changement terminologique. Dans les années 1970, le professeur Claude Olievenstein, pionnier dans la prise en charge des patients dépendants de produits illicites, a ouvert le centre de Marmottan.

La loi du 31 décembre 1970, loi prohibitionniste, pénalisant l'usage de ces produits, fut une révolution dont nous sommes les héritiers. Il s'agissait alors d'accompagner les patients vers l'indépendance, voire l'abstinence, celle-ci étant le seul outil à notre disposition pour traiter cette pathologie.

L'autre évolution majeure a eu lieu dans les années 1984-1985, quand l'émergence du syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) vint changer la donne. Les toxicomanes injecteurs constituant une population à risque, l'épidémie nous a contraints de revoir complètement la prise en charge de ces patients. Alors qu'on considérait jusqu'ici la toxicomanie comme un symptôme de mal-être plus que comme une maladie, on en est venu à médicaliser le traitement des dépendances et à mettre de plus en plus l'accent sur la réduction des risques. La première à s'engager dans cette voie fut Mme Michèle Barzach qui autorisa la vente libre des seringues, mais c'est au nom de la même politique de santé publique qu'ont été ensuite autorisés les traitements substitutifs aux opiacés. Il a néanmoins fallu attendre l'année 1995 pour que la méthadone bénéficie d'une autorisation de mise sur le marché.

Sans vouloir opposer des pratiques qui ont toutes leurs vertus, la politique de réduction des risques me semble plus pragmatique que les excès du « tout psy » qui l'avaient précédée. Reste que nous avons tous, soignants, sujets dépendants et familles, été victimes d'une illusion partagée : celle de penser que les traitements de substitution aux opiacés étaient « le » traitement de la toxicomanie. Il est vrai qu'ils nous donnent du temps, élément essentiel dans la prise en charge de toxicomanes qui sont, eux, dans l'immédiateté et le « tout, tout de suite ». Mais s'ils permettent le sevrage des produits illicites, les traitements de substitution aux opiacés entraînent une dépendance majeure et il s'avère extrêmement difficile de se débarrasser de la « béquille ». Il serait peut-être temps de dresser le bilan de ces traitements, avant de lancer le débat sur les salles d'injection supervisées.

Force est de constater que nous sommes désormais engagés dans des prises en charge longues de patients sous traitements de substitution aux opiacés. Si ces traitements sont assez confortables pour les sujets, qui ne souffrent plus du manque, ils font problème en ce qu'on n'en voit pas la fin. Disant cela, je ne cherche pas à nier leurs bienfaits du point de vue de la santé publique : ils ont permis notamment de réduire considérablement le nombre des surdoses. Je pose simplement la question : et après ? Que faire de toutes ces cohortes de patients qui se retrouvent en médecine de ville, puisqu'il est hors de question qu'ils deviennent dépendants de structures spécialisées, forcément stigmatisantes ? Je persiste à penser, en effet, qu'aussi longtemps qu'on vient chercher son produit de substitution dans un centre de soins, on reste un toxicomane dans sa tête.

Je voudrais également évoquer la question des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie qui regroupent moyens et personnels en addictologie, qu'il s'agisse d'alcoologie, de tabacologie ou de toxicologie. Certes, on manque encore du recul suffisant pour évaluer les résultats de ces centres, d'autant qu'il n'y en a pas sur tout le territoire. Mais l'idée d'instaurer une porte d'entrée unique pour toutes les formes de dépendance est une bonne idée : ce guichet unique doit permettre de traiter les polytoxicomanes qui nous échappaient jusqu'ici. Si l'avantage est incontestable pour les patients, les équipes devront avoir à coeur d'établir un projet de soins très clair afin que chacun trouve sa place dans le dispositif.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quelle est la place des infirmiers dans le milieu scolaire et sur les lieux de travail ? Ceux de vos collègues qui y travaillent sont-ils formés au traitement des toxicomanies ?

Mme Dominique Le Boeuf . - L'Éducation nationale a lancé un grand nombre d'expérimentations s'agissant du repérage et du suivi des élèves toxicomanes. Le rôle des infirmières scolaires est surtout de faire de la prévention, mais on leur demande de plus en plus d'être capables de détecter et d'orienter ces jeunes toxicomanes, et elles sont de plus en plus formées à percevoir les alertes, à y répondre et à assurer le suivi d'adolescents qui doivent absolument pouvoir trouver un interlocuteur. Telles sont les questions sur lesquelles nous travaillons avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

En entreprise, la question est celle du maintien du toxicomane dans son milieu de travail afin d'éviter sa marginalisation. La vigilance quotidienne que cela impose à l'infirmier est encore plus nécessaire dans les métiers à risque où la prise d'un traitement peut vous exposer à des accidents du travail.

Dans les deux cas, nous avons une mission de prévention, même lorsqu'il s'agit d'adultes, et de suivi de l'observance du traitement en cas de toxicomanie avérée, d'autant que celle-ci s'accompagne souvent de pathologies associées. Il s'agit aussi pour nous de gérer le risque, afin d'éviter toute marginalisation de ces toxicomanes qui ne doivent pas devenir des assistés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vos témoignages présentent le grand mérite de refléter une expérience quotidienne du terrain.

Les jeunes qui s'adressent aux infirmières scolaires sont-ils déjà des consommateurs de drogues qui veulent mettre un terme à leur consommation ? Demandent-ils des conseils ou un accompagnement ? Les orientez-vous vers une structure de soins ? Bénéficiez-vous de l'appui d'un référent au niveau des académies ? Vous avez exprimé votre désillusion à l'égard des traitements de substitution aux opiacés. Ces traitements ont-ils fait l'objet d'une évaluation depuis leur mise en place ? Que fait-on des 150 000 personnes qui sont sous substitution aujourd'hui ? Si ces patients doivent suivre ces traitements à vie, ne leur faudra-t-il pas aussi un accompagnement à vie ?

Mme Dominique Le Boeuf . - Les infirmières scolaires disposent, au ministère de l'éducation nationale, d'un interlocuteur unique en charge de l'ensemble de ces questions.

S'agissant des jeunes qui sont déjà consommateurs de drogues, toute la question est de les repérer et de leur apporter la réponse la plus rapide possible. Le problème, c'est que les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie souffrent d'un défaut de visibilité. Il est vrai qu'il s'agit d'une institution très récente et que les jeunes ne s'y retrouvent pas nécessairement. L'important, c'est qu'ils disposent d'un interlocuteur au sein des établissements scolaires. C'est tout l'intérêt des expérimentations que l'Éducation nationale est en train de mettre en place. Je pense notamment à ce que fait l'académie de Versailles : les infirmières scolaires y sont formées à repérer et orienter les jeunes à risque.

Mais cela suppose que les structures auxquelles on peut adresser ces jeunes soient clairement identifiées. Il ne faudra pas non plus négliger les retours d'expérience.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Ne manque-t-il pas une structure susceptible d'accueillir ces jeunes, puisque les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie ne semblent pas convenir à ce type de public ?

Mme Dominique Le Boeuf . - Il faut prendre garde à ne pas créer sans cesse de nouvelles structures si on veut que ces publics sachent à qui s'adresser. S'il est vrai que ces centres sont trop spécialisés dans le traitement des toxicomanies avancées, ils présentent l'avantage d'être bien identifiés dans un paysage qui souffre d'un manque de lisibilité. Il faudrait plutôt renforcer le réseau relationnel et les possibilités d'échanges entre l'Éducation nationale et les institutions sanitaires.

M. Alain Martin . - À la demande du Gouvernement, des consultations d'évaluation et d'accompagnement pour jeunes consommateurs de cannabis ont été mises en place sur tout le territoire - celle de Nancy date de 2004 -, et elles sont distinctes du centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ce qui prouve qu'on fait la différence entre toxicomanie avérée et usage « récréatif ». Ces structures sont en principe destinées aux jeunes en difficulté avec ces produits, mais l'expérience montre qu'elles ne touchent pas forcément les publics initialement visés : nous rencontrons dans ces consultations des personnes qui ont déjà une vingtaine d'années, alors que les plus jeunes nous échappent. À mon avis, ces consultations pourraient sans dommage être intégrées à un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, conformément à sa vocation de guichet unique, d'autant que l'ensemble du dispositif souffre déjà d'un déficit de lisibilité auprès des professionnels de santé eux-mêmes. Il faudrait peut-être faire en sorte que ces centres de soins répondent aux besoins des consommateurs les plus jeunes, sachant que les adolescents ont du mal à consulter. On pourrait aussi aborder les problèmes de dépendance au sein des maisons des adolescents et, d'autre part, il conviendrait certainement de réintroduire les généralistes dans le dispositif.

Il faudrait également donner corps aux prescriptions de la circulaire du 29 mars 1972 relative à l'organisation sanitaire dans le domaine de la toxicomanie qui prévoit une prise en charge des parents et de l'entourage des jeunes usagers. Je rencontre en consultation des parents complètement désorientés face à la consommation de leurs enfants, ne sachant s'il faut les envoyer en psychiatrie ou les dénoncer à la police. Il ne faut pas faire comme si les toxicomanes n'avaient pas de parents, même si les relations sont parfois tendues. On doit au contraire inciter la famille à faire un travail sur elle-même, d'autant que le toxicomane est souvent porteur d'un symptôme familial.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Ce que vous venez de dire nous rappelle que la toxicomanie est la rencontre entre un individu et un produit. Il s'agit de rompre ce « colloque singulier » en faisant intervenir toute une série de partenaires.

À propos des infirmières scolaires, on ne peut pas ne pas évoquer le problème du manque d'effectifs : j'ai l'exemple d'un lycée de Toulouse qui compte une seule infirmière pour 1 600 élèves. Ce déficit est d'autant plus grave qu'on leur assigne un nombre croissant de missions.

Vous dites qu'elles sont désormais formées à repérer la consommation de drogues par les élèves, mais le problème de la consommation de cannabis, c'est qu'elle est peu visible, même si le décrochage scolaire est rapide. N'avez-vous pas l'impression que les enseignants répugnent à faire part de leurs soupçons aux infirmières et qu'on préfère souvent poser une chape de plomb sur ces phénomènes, à la demande parfois du proviseur lui-même, soucieux de la réputation de son établissement ? Vous avez raison, les dispositifs souffrent déjà d'assez de dispersion pour qu'on n'y ajoute pas. Certains professionnels de santé ne connaissent toujours pas le nouveau numéro où joindre le service public d'information, de prévention, d'orientation et de conseil à distance concernant les addictions, l'ancien Drogues Info Service devenu ADALIS, Addictions drogues alcool info service.

Mme Dominique Le Boeuf . - Je suis tout à fait d'accord avec vous : nous manquons d'infirmiers - comme d'ailleurs de médecins - de santé scolaire. Il est vrai que la question de la prévention de la toxicomanie est devenue essentielle pour eux ; ils sont davantage sollicités dans ce domaine et ils se forment.

Les infirmiers scolaires nous rapportent en effet que les enseignants se désintéressent des élèves qui succombent au cannabis - quand ils ne préfèrent pas ce comportement à celui d'élèves perturbateurs ! Mais il arrive aussi que des proviseurs fassent pression sur ces mêmes professeurs pour qu'ils se livrent à des dénonciations. Aucune de ces deux attitudes ne permet de gérer le risque. Différentes expérimentations en milieu scolaire, et même à l'université, ont permis aux infirmiers de se doter d'outils de réponse, en dépit du manque de moyens, mais cela ne suffit pas. Nous espérons que le prochain plan « Santé » nous apportera de nouveaux éléments, beaucoup d'infirmiers scolaires demandant à l'ordre de travailler sur ce sujet. Vous devez savoir que la prise en charge de toxicomanes est une tâche particulièrement usante, et je peux comprendre que des enseignants reculent devant la lourdeur et la complexité de ce travail. Il faudrait trouver des outils pour les aider.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La note que vous nous avez remise évoque la prise en charge des personnes dépendantes depuis longtemps, qui menace de devenir un grave problème de santé publique.

Mme Dominique Le Boeuf . - On néglige en effet trop souvent la question, nouvelle, des toxicomanes vieillissants sous traitements de substitution aux opiacés. Ces patients, qui souffrent souvent de pathologies associées telles que diabète, troubles cardio-vasculaires ou cancers, commencent à être considérés comme des malades chroniques. Cette entrée dans la chronicité conduit à se préoccuper de l'observance : il s'agit de gérer le rapport bénéfice-coût de ces traitements au mieux de l'intérêt de la société. Il est incontestable que les traitements de substitution aux opiacés ont permis de réduire non seulement le nombre des surdoses, mais également celui des hospitalisations et de tous les traitements lourds que celles-ci supposent.

En vérité, je n'ai pas de recettes à vous proposer, car nous manquons de recul sur ce phénomène nouveau. Tout ce que je peux vous dire, c'est que nous gérons ces patients comme tous les malades chroniques : il s'agit de leur permettre d'être insérés dans le monde du travail tout en suivant leur traitement et d'anticiper les crises afin d'éviter les « accidents de la vie ».

Ce phénomène me fait penser à la situation des personnes infectées par le VIH : grâce aux nouveaux traitements, cette maladie, de mortelle qu'elle était, est devenue chronique, ce dont on ne peut que se féliciter. Reste qu'on ignore comment va évoluer cette situation inédite.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La Suisse, qui a été pionnière dans le domaine des traitements de substitution aux opiacés, se retrouve obligée aujourd'hui d'ouvrir des « homes » d'accueil pour des toxicomanes quadragénaires dont on ne sait plus que faire.

Mme Dominique Le Boeuf . - Il y a aussi la question du maintien dans l'emploi, avec tous les risques qu'il comporte. Nous manquons d'autant plus de recul sur ces problèmes de société que notre ordre est jeune. Nous apprenons en marchant.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quelle est la position de l'ordre en ce qui concerne la solution, fort controversée, des centres d'injection supervisés ?

Mme Dominique Le Boeuf . - Nous n'avons pas encore débattu du sujet. La question est très complexe puisqu'il s'agit de savoir si on doit rendre licite l'illicite sous prétexte de gérer le risque. Où s'arrêter, et comment gérer la règle ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie.

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