MERCREDI 19 JANVIER 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident, et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition de M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT)

La mission d'information sur les toxicomanies entend, en audition ouverte à la presse, M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT).

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La semaine dernière, M. Jean-Michel Costes, directeur de l'Observatoire français de lutte contre la drogue et la toxicomanie (OFDT), a dressé devant nous un tableau de la consommation actuelle de drogue en France ainsi que de ses principales tendances. Aujourd'hui, M. Étienne Apaire, vous nous exposerez la politique française de lutte contre les toxicomanies, dont la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) constitue la clé de voûte.

M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) . - Lutter contre la drogue, c'est certes prévenir les usages, combattre les trafics, soigner, mais également mener la vie dure aux idées fausses : ainsi, il ne serait pas possible de soigner et de se soigner, rien ne serait fait contre les grands trafiquants, la drogue serait une fatalité qu'il faudrait accepter, certains usages en seraient raisonnables, seules leurs conséquences néfastes devraient être combattues et la dépénalisation ou la légalisation de l'usage seraient inévitables.

Pourtant, si toutes les politiques peuvent être légitimes, toutes n'entraînent pas les mêmes conséquences. Selon certains, le nombre d'usagers de drogues n'a aucune importance au regard de leur prise en charge sanitaire ; pour d'autres, l'enfer réside dans l'asservissement à la drogue et il faut tout faire pour l'éviter. Les questions qui se posent ne sont donc pas seulement techniques, mais aussi éthiques. En outre, si des convergences se font jour entre différents pays, chaque gouvernement est responsable des conséquences des politiques qu'il met en oeuvre.

Avec cette mission d'information, qui permettra de clarifier les différentes problématiques auxquelles nous sommes confrontés, vous faites d'autant plus oeuvre utile que le monde change et que les trafics et les usages de drogue n'échappent pas à la règle : de nouvelles drogues apparaissent tous les mois, la disponibilité de la cocaïne et de l'héroïne augmente, une partie de la jeunesse est de plus en plus vulnérable. Les sujets qui alimenteront vos réflexions dans les semaines à venir sont nombreux et je ne doute pas que vous contribuerez à inspirer utilement les travaux de préparation du prochain plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies pour la période 2012-2016.

Je suis d'autant plus ravi de m'exprimer devant vous que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer les différentes politiques qui ont été menées devant les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi que devant la commission des affaires sociales de la Haute assemblée : en effet, il n'y a que des avantages à rappeler que c'est la drogue qui est interdite, non le fait d'en parler. Tous les décideurs, et a fortiori le législateur, doivent pouvoir évoquer ce problème à l'instar de tous les autres.

La Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) est le bras armé du Gouvernement s'agissant des politiques de lutte contre la drogue puisqu'elle prépare les décisions qui sont prises et veille à la façon dont elles sont appliquées : chaque fois que l'un de ses responsables s'exprime, c'est en fait pour énoncer la politique gouvernementale mise en oeuvre. En l'occurrence, les arbitrages sont rendus par le Premier ministre et les politiques menées le sont en son nom, dans le respect des instructions données par le Président de la République. Plus spécifiquement, les vingt et un départements ministériels qui sont concernés témoignent de l'importance du dispositif gouvernemental. C'est 1,5 milliard d'euros qui est consacré à la lutte contre la drogue et la toxicomanie, somme correspondant d'ailleurs à peu près au chiffre d'affaires des trafiquants, le seul trafic du cannabis leur rapportant 900 millions d'euros. Plus précisément, 529 millions d'euros sont dédiés à la prévention et à la recherche, 620 millions d'euros à la lutte contre les trafics et 335 millions d'euros à la prise en charge sanitaire des toxicomanes, une telle répartition attestant éloquemment du caractère équilibré de notre politique.

Le Gouvernement poursuit des objectifs clairs : faire reculer les usages en clarifiant le discours public, lequel doit rappeler l'interdit pesant sur l'utilisation des drogues illicites et le caractère nécessairement limité de la consommation d'alcool et de tabac en fournissant les informations nécessaires à la prise de conscience des dangers sanitaires et sociaux de ces drogues ; réduire ou retarder les expérimentations de consommation de stupéfiants par les plus jeunes en cessant de penser que ces derniers s'éduquent eux-mêmes : le premier agent de prévention n'est en rien un autre jeune, qu'il soit fonctionnaire ou membre d'un réseau associatif, mais un adulte et, notamment, les parents dès lors qu'ils ont pu bénéficier des bonnes informations.

Nous souhaitons également promouvoir une meilleure politique de soins et réduire les risques associés aux usages de drogue. Ce point n'est pas assez connu mais, en matière de lutte contre les addictions, la France dispose d'un système original articulé autour de structures médico-sociales spécialisées, anonymes et gratuites pour certaines. Aux 440 structures spécialisées dans le soin - les Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) résultant de la fusion entre les centres spécialisés dans la prise en charge des alcooliques et ceux s'occupant des usagers de drogues illicites -, il convient d'ajouter 300 structures de consultation destinées aux jeunes consommateurs et 130 structures dédiées à la réduction des risques, les Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD). Je rappelle au passage que les célébrités victimes d'addiction ne devraient pas se croire obligées d'aller en Suisse pour se faire soigner puisqu'il existe plus de 3 000 places d'hébergement thérapeutique dans notre pays - il est ainsi possible d'accueillir les patients pendant deux ans dans les sept ou huit communautés thérapeutiques existantes -, auxquelles s'ajoutent plus de 2 700 places d'hospitalisation spécialisées en addictologie. Au total, plus de 5 000 places avec hébergement permettent donc à toute personne désireuse de se soigner de bénéficier de sevrages simples ou complexes. De plus, toutes ces structures bénéficient désormais de financements pérennes garantissant la stabilité et la visibilité de leur action. La part du budget de l'assurance maladie qui leur est dédiée s'élève à 278 millions d'euros, mais nous avons prévu d'aller plus loin puisque le plan gouvernemental a dégagé 9 millions d'euros supplémentaires afin de cibler des personnes plus fragiles telles que les femmes avec des enfants, les personnes sortant de prison et les consommateurs de cocaïne qui, faute d'expérience, étaient jusqu'alors peu pris en charge par les médecins.

La réduction des risques s'inscrit quant à elle au coeur de la politique française depuis quinze ans : 130 000 usagers d'héroïne sont sous traitement de substitution aux opiacés et 15 millions de seringues sont distribuées chaque année. Cas unique en Europe : l'utilité de la politique de réduction des risques est reconnue par la loi - je tente d'ailleurs de l'exporter, l'ouverture de nos frontières et donc la situation sanitaire de nos voisins ne pouvant qu'avoir un impact sur notre pays.

En matière de drogue, nous ne sommes pas seulement responsables de la limitation de la demande : nous devons également combattre l'offre. C'est ainsi que le Gouvernement a décidé de mieux lutter contre les trafics et l'argent qu'ils génèrent. Avec les ministères de la justice, de l'intérieur et du budget, la MILDT a impulsé une nouvelle orientation des enquêtes vers la confiscation des patrimoines des trafiquants. L'objectif est simple : nous voulons montrer à nos concitoyens, et plus particulièrement à ceux qui subissent chaque jour le triste spectacle de trafiquants dont le niveau de vie est ostentatoirement élevé, que, si le crime a payé, ce n'est plus désormais le cas. Afin d'évaluer l'efficacité de cette action, nous disposons d'un indicateur simple et fiable : le fonds de concours dit « Drogues » alimenté par le produit de la vente des biens confisqués aux trafiquants, dont le montant est passé de 1,2 million d'euros en 2007 à 21 millions d'euros en 2010. Une telle progression me semble suffisamment éloquente. En cette période budgétairement délicate, où chaque administration discute avec Bercy de la pérennité de ses crédits, nous avons trouvé une source de profits considérables, les crédits provenant de la poche des trafiquants n'étant jamais gelés ni abandonnés. Les crédits du fonds sont affectés respectivement à hauteur de 60 % aux services de police et de gendarmerie, de 20 % à la justice, de 10 % aux douanes, de même qu'à la politique de prévention. Telle est la rançon que le crime paie à la vertu !

J'ajoute que les résultats d'une telle politique devraient être encore accrus puisque vous avez voté récemment la création d'une Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, la mobilisation des administrations de l'État devant permettre d'éviter à ceux qui ont mal agi de profiter de leur argent et de récidiver, tant il est insupportable qu'un trafiquant puisse continuer de gérer ses affaires en prison.

La mutualisation des moyens de lutte dont disposent les administrations contre le trafic de drogue s'exerce certes sur le plan régional, notamment à travers les Groupes d'intervention régionaux (GIR), mais aussi sur un plan international puisque avec l'Union européenne nous avons créé des bases à Accra, au Ghana, et à Dakar, au Sénégal. L'agence dite « MAOC N » (Maritime analysis and operations center for narcotics ou Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants) de Lisbonne vise, quant à elle, à lutter contre le trafic maritime en provenance d'Amérique du Sud en particulier, le Centre de coordination pour la lutte anti-drogue en Méditerranée (CeCLAD-M) de Toulon étant dédié à la répression du trafic contre le cannabis.

C'est un fait : seul, aucun pays n'est à même de lutter contre les trafiquants.

Enfin, il convient d'autant plus de moderniser les moyens dont nous disposons en matière de recherche et d'information que l'addictologie n'est pas enseignée dans les facultés de médecine. Nous avons donc mis en place un réseau associant une dizaine de facultés afin d'organiser des enseignements permettant à cette discipline d'être diffusée, à l'instar de ce qui se passe aux États-Unis. De la même manière, nous avons lancé des appels à projet dans le domaine des sciences humaines et sociales, puisqu'il n'existe à ce jour aucune enquête digne de ce nom consacrée à l'étude des problèmes liés à l'addiction au travail ou pendant la scolarité.

Certes, chacun est libre de considérer que ma présentation de la politique gouvernementale relève de la visite d'un appartement témoin, mais les résultats obtenus, qui procèdent également d'une action au long cours, n'en sont pas moins réels. Si, d'après l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), la consommation de cocaïne a augmenté dans notre pays depuis 2000 - on dénombre de 250 00 à 300 000 usagers -, elle n'en reste pas moins trois fois plus faible que celle de l'Italie, du Royaume-Uni ou de l'Espagne. Et si ce dernier pays entretient des relations privilégiées avec l'Amérique du Sud et si la mafia est implantée dans le premier, le Royaume-Uni ne cultive pas la coca, non plus que ses voisins immédiats. Cela montre combien les politiques publiques sont précieuses : contrairement à ce que l'on entend dire parfois, elles ne se valent pas toutes. Les États qui se montrent les plus tolérants en matière de consommation en paient aujourd'hui le prix. Le Royaume-Uni est tout de même le pays qui consomme le plus de cocaïne au monde  En France, la mobilisation des forces de sécurité et de la justice ainsi que les messages de prévention ont entravé la diffusion de cette drogue : si les prix n'ont dès lors pas chuté depuis trois ans - le gramme vaut toujours 60 euros en moyenne, sauf pour les consommateurs qui disposent de facultés contributives plus importantes -, on ne peut pas en dire autant du degré de pureté : les stocks disponibles étant moins importants, les trafiquants sont obligés d'utiliser des additifs. Ce sont là autant de preuves de l'efficacité de notre action.

Je vous rappelle par ailleurs qu'au début des années 2000, la France était le premier pays consommateur de cannabis en Europe puisqu'un jeune sur deux âgé de dix-sept ans en avait goûté. Sans que l'on puisse prétendre avoir considérablement réduit la consommation, on ne peut que constater qu'ils ne sont plus aujourd'hui que 42 % : la normalité, c'est de considérer que 60 % des jeunes Français âgés de dix-sept ans n'y ont jamais touché.

D'autres succès sont à mettre à notre actif commun : la vague du crack qui inquiétait tant les autorités au début des années 1990 a été contenue, les surdoses d'héroïne ont significativement baissé, la méphédrone et la méthamphétamine - nouvelles drogues qui provoquent des ravages aux États-Unis ou en Europe de l'Est - sont tout à fait marginales. Espérons que ce sera le cas pour encore un certain temps !

J'attire également votre attention sur le développement rapide des « legal highs », drogues de synthèse en perpétuelle évolution du fait de l'imagination de chimistes peu scrupuleux, lequel nous obligera sans doute à modifier notre dispositif législatif puisque ces « drug designers » contournent l'interdiction de commercialisation de molécules classées parmi les produits stupéfiants en choisissant celles qui leur sont les plus proches, avant que ces dernières ne soient interdites à leur tour. Il faut en effet savoir qu'une nouvelle drogue apparaît environ tous les deux mois. Il n'a guère fallu plus de temps pour qu'au Royaume-Uni la méphédrone, d'abord légale, devienne le quatrième produit le plus consommé avant d'être classée comme stupéfiant.

Il me semble nécessaire de revenir sur deux thèmes importants.

Je parlerai d'abord des centres d'injection supervisés, ou « salles de shoot », dont certains proposent l'ouverture. Je me garderai bien de remettre en cause la légitimité des experts qui s'expriment à ce sujet, mais je vous prie de faire preuve de réalisme. Je crois que vous avez auditionné Mme Jeanne Étiemble, de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Comment l'expertise de cet organisme s'est-elle déroulée ? Quels sont les experts extérieurs qui ont été entendus ? Si j'ai eu la joie de constater que ce fut le cas de Mme Nicole Maestracci, je n'ai quant à moi pas eu cette chance. Quoi qu'il en soit, ce fut une « expertise littéraire », tout le monde - à la différence de M. Philippe Goujon - n'ayant pas été sur le terrain.

Par qui, en effet, les articles considérés ont-ils été écrits - la question est importante en pleine crise du Mediator ? L'ont-ils été par des experts proches des structures en question ou par des personnes ayant bénéficié d'un certain recul leur conférant peut-être un peu plus d'objectivité ? À ce propos, je me réjouis que le ministère chargé de la recherche, conscient de la nécessité d'harmoniser les pratiques des organismes de recherche publics en matière d'expertise, ait récemment élaboré une charte nationale de l'expertise afin de répondre à ce type d'interrogations. Les solutions proposées sont-elles adaptées aux enjeux nationaux ? Sont-elles politiquement et économiquement viables pour répondre aux difficultés que vous connaissez bien dans vos circonscriptions ? Y seront-elles acceptées ? Qu'en est-il du rapport coût-bénéfice pour la santé ?

Les propos du Premier ministre, cet été, n'ont pas été bien compris : si, selon le Gouvernement, la mise en place de centres d'injection supervisés n'est ni utile ni souhaitable, il n'a jamais été question de ne pas en débattre ! Il a seulement argué de dispositifs existants et de principes éthiques pour contester l'idée selon laquelle ces structures constitueraient la seule et unique solution possible. Le Gouvernement, je le répète, se réjouit du débat qui a lieu car il est toujours sain d'évoquer les thèmes qui intéressent ou inquiètent les Français. Nous sommes en l'occurrence ravis de constater que notre position a été confortée par un vote massif des membres de l'Académie nationale de médecine, lesquels ont considéré que l'implantation de telles salles n'était pas souhaitable pour des raisons éthiques, mais également en raison de leur inadaptation à une bonne prise en charge des toxicomanes. En quoi la parole de quelques associations promouvant l'usage de drogues devrait-elle recevoir plus d'écho que celle de praticiens expérimentés ?

Je ne sais si M. Roger Nordmann, membre de l'Académie nationale de médecine, sera auditionné...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Comme il le sera, ne préjugez pas de ses propos !

M. Étienne Apaire . - Parfait !

De telles salles ont été mises en place dans un nombre très limité de pays ou, plus exactement, de villes ou de provinces - Vancouver n'est pas plus le Canada que Bilbao n'est l'Espagne ou Genève la Suisse - connaissant des phénomènes extrêmes tels que les « scènes ouvertes ». L'exemple suisse est à ce propos particulièrement emblématique puisque les usagers d'héroïne y sont deux fois plus nombreux qu'en France. Je crains, d'ailleurs, que Genève ne soit plus exposée aux problèmes de drogues que d'autres cantons suisses en raison de la politique menée.

La France n'a quant à elle jamais connu pareille situation. Je le répète, 130 000 usagers bénéficiant de traitements de substitution aux opiacés et l'échange annuel de 15 millions de seringues ont permis de ramener à 70 000 le nombre de consommateurs effectifs d'héroïne, chiffre intéressant par rapport aux centaines de milliers de consommateurs d'autres drogues ou aux millions de fumeurs de cannabis. Même si nous sommes inquiets pour l'avenir, nous pouvons considérer que cette addiction, sans avoir hélas disparu, n'en est pas moins résiduelle. S'agissant donc de l'usage d'héroïne mais, aussi, des surdoses et des contaminations au virus de l'immunodéficience humaine (VIH) ou aux hépatites, notre pays compte parmi ceux qui obtiennent les meilleurs résultats en Europe. Si nous devons les conforter en allant à la rencontre des usagers les plus fragiles, ne plaquons pas sur la réalité française des solutions inadéquates !

De surcroît, l'efficacité socio-économique de ces structures en ces temps de contraintes économiques et budgétaires est à tout le moins problématique, comme en atteste le rapport de l'INSERM. Une étude réalisée à Vancouver conclut que deux décès par an - voire un seul - dus au VIH ont pu être évités grâce à ces structures, dont le coût de fonctionnement annuel s'élève d'ailleurs à près de 3 millions de dollars. Il y a donc de quoi être perplexe !

La même étude montre également que la mise en place de ces salles n'a eu aucune incidence sur les transmissions du VIH ou des hépatites puisque les populations qui les fréquentent sont souvent très infectées. À moins de généraliser leur implantation sur l'ensemble d'un territoire, il sera difficile d'éviter ces infections très en amont.

À Vancouver, 38 % des personnes qui se rendent dans ces structures s'inscriraient dans une trajectoire de soins. Outre qu'il est un peu particulier d'aller dans un lieu pour s'injecter de l'héroïne et envisager ensuite de se soigner, le rapport précise que 38 % des usagers ont été « référencés à un système de soins ». N'étant pas médecin mais juriste, je me suis renseigné : cette formule signifie simplement qu'un médecin généraliste a communiqué à un patient les coordonnées d'un médecin spécialiste. Être « référencé », c'est être adressé à un système de soins. Or, seuls 17 % de ces 38 % s'y sont effectivement rendus. In fine, combien de personnes ont donc été désintoxiquées pour un coût aussi élevé ? Les traitements de substitution aux opiacés et les échanges de seringues sont autrement plus efficaces et moins coûteux !

Ensuite, comment prendre en charge les personnes très précaires ? Tout d'abord, j'observe qu'il est très difficile de cerner cette population puisque les études existantes - je songe à celles de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies sur les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues - se fondent sur ceux-là seuls qui fréquentent les centres de soins. On constate en l'occurrence que les sans-papiers sont nombreux, de même que les cocaïnomanes ou, plus spécifiquement, les « crackers » ainsi que les personnes présentant des troubles psychiatriques importants. Comment donc agir plus efficacement ? Sans doute pas en mettant héroïne - avec les « salles de shoot » - et cocaïne - avec les « snifferies » - à disposition !

Agir en faveur des personnes en situation de précarité, c'est mettre en place des maraudes, à l'instar de celles que M. Xavier Emmanuelli a organisées...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous prie de bien vouloir conclure.

M. Étienne Apaire . - Je serai plus bref s'agissant du versant international de nos analyses.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée national e. - Nous entendrons un certain nombre d'intervenants à ce sujet.

M. Étienne Apaire . - Ni l'Armée du Salut, ni le Secours catholique, ni le SAMU social n'ont songé à soigner des alcooliques dans des caves à vin ! Avec Mme Nora Berra et M. Xavier Bertrand, le Gouvernement travaille donc à la mise en place d'autres mesures.

Il s'agit, en premier lieu, d'adapter les horaires d'accueil des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues aux habitudes des usagers. Il importe également que ces établissements signent des conventions avec les différents centres de soins existants pour pouvoir prescrire de la méthadone afin de réduire les délais d'accès au traitement. Il faut aussi développer des unités mobiles comprenant des médecins psychiatres. Enfin, sur le front de la prévention, nous avons, grâce au fonds de concours « Drogues », acquis des fibroscans qui permettent de dépister facilement des hépatites. De plus, nous voulons nous inspirer du « Plan crack » parisien en créant des unités de vie adaptées à l'extrême précarité, ces dispositifs ayant notamment permis de prendre en charge des « crackers » antillais et d'éviter que ce fléau ne se multiplie dans cette communauté.

Par ailleurs, nous entendons dire que la prévention est insuffisante. Le coeur de notre politique, en la matière, consiste à rappeler le caractère protecteur de la règle proscrivant l'utilisation de produits dangereux pour la santé et la société. Quel signal serait-il donc donné aux Français si des « salles de shoot » ouvraient leurs portes ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Elles ne constituent pas, en tout cas, l'objet de notre mission, qui est consacrée, je vous le rappelle, aux toxicomanies.

M. Étienne Apaire . - J'ai cru comprendre que les deux thèmes étaient au centre du débat public.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les degrés d'information dont disposent les parlementaires mais, également, le grand public étant très divers, essayons d'avancer.

M. Étienne Apaire . - J'aurais souhaité que le Gouvernement soit entendu à plusieurs reprises sur les différents aspects du problème. Si on lui donne le même temps de parole qu'à un certain nombre d'associations plus ou moins importantes...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Des représentants des services de police, de la justice et de la santé seront bien évidemment entendus.

M. Étienne Apaire . - En l'état, le Gouvernement est représenté par la MILDT, coordinatrice de sa politique, laquelle considère que, pour des raisons éthiques et politiques, l'ouverture de salles d'injection supervisées ne serait pas de bon aloi, comme semblent d'ailleurs le penser une grande majorité de nos compatriotes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je le répète, notre mission n'est pas dédiée aux salles d'injection !

M. Étienne Apaire . - C'est un sujet important !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ont souhaité que les parlementaires soient informés le plus largement possible. Votre opinion personnelle nous intéresse beaucoup, certes...

M. Étienne Apaire . - Il n'en est nullement question ! C'est de celle du Gouvernement qu'il s'agit !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - ...ainsi que celle du Gouvernement, mais nous aurons l'occasion de recevoir, par exemple, M. Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale. Vous ne représentez pas le Gouvernement à vous tout seul...

M. Étienne Apaire . - M. Frédéric Péchenard seul ne représente pas plus le Gouvernement ! La MILDT est chargée de présenter la politique du Gouvernement, telle qu'elle a été définie par le Premier ministre et rappelée cet été, sur la question précise de l'usage de l'héroïne.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous prie d'autant plus de bien vouloir conclure que vous interviendrez tout à l'heure en tant que président du Groupe Pompidou, dont la dimension est européenne.

M. Étienne Apaire . - Je serai alors plus bref car nous sommes d'abord confrontés à un enjeu national. Je le répète : les enquêtes dont nous disposons montrent que les Français sont opposés à l'ouverture de « salles de shoot ».

Des questions se posent également quant à la dépénalisation de l'usage de certaines drogues.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous prévoyons de vous poser quelques questions à ce sujet !

M. Étienne Apaire . - Selon certains, outre que la dépénalisation aurait pour effet de limiter les troubles à l'ordre public, des dispositifs d'éducation à la santé permettraient de réguler les consommations. Or, pour connaître les effets de la dépénalisation, il est inutile de se rendre à l'étranger : il suffit d'observer le marché du tabac dans notre pays, lequel compte 10 millions de fumeurs, contre 1,2 million de consommateurs de cannabis.

De la même manière, nous connaissons fort bien les effets d'un marché « régulé » en ce qui concerne la consommation d'alcool.

Si l'une et l'autre de ces consommations diminuent grâce à la politique gouvernementale, nous savons que le tabac constitue néanmoins la deuxième source de financement de la camorra : toute régulation, en effet, entraîne le développement de la contrebande.

La légalisation de la production et de la consommation des drogues n'est en rien une solution miracle ! Lever l'interdit reviendrait à accroître la disponibilité du produit. Dans les Pyrénées-Orientales, département limitrophe de l'Espagne dont la politique en matière de stupéfiants est très tolérante, la surconsommation de tous les produits interdits - et, même, du tabac - est patente. La limitation de la répression des usages qui a été décidée en République tchèque a quant à elle été interprétée par la population comme une dépénalisation de fait, et ce pays est devenu le premier consommateur d'Europe d'à peu près tous les stupéfiants.

Les Français me semblent avoir un point de vue assez consensuel sur l'ensemble de ces questions et l'on se trompe si l'on considère que les demandes de certaines minorités sont représentatives. Je vous rappelle le slogan de la dernière campagne gouvernementale : « Contre la drogue, chacun peut faire quelque chose ! ».

Le Gouvernement vous remercie donc de vous associer aux efforts qui sont accomplis.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Je suis choquée par vos propos selon lesquels les Français seraient majoritairement opposés à l'ouverture de centres d'injection supervisés indépendamment du discours gouvernemental. Souvenez-vous que nos compatriotes étaient également défavorables à l'abrogation de la peine de mort et qu'ils la trouvent aujourd'hui légitime.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Madame Michèle Delaunay, les raccourcis sont toujours dangereux !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Dans le domaine de la santé non plus, la majorité n'est pas majoritaire !

En outre, je suis étonnée que seulement 10 % des biens confisqués aux trafiquants soient affectés aux politiques de prévention. C'est insuffisant !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . Peut-être, mais ce n'est pas M. Étienne Apaire qui fait la loi !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Le barème d'affectation des crédits ne m'en semble pas moins fâcheux. À ce propos, monsieur Étienne Apaire, je souhaiterais savoir qui sont précisément ces trafiquants.

Plutôt que de centres d'injection supervisés, je préfère évoquer des centres « protégés ». Imaginez que, médecin dans un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, je donne à l'usager le petit kit de seringues et, comme il pleut, que je lui propose de s'asseoir et de lui expliquer comment pratiquer une injection dans les règles de l'art tant ses bras comportent de bleus. Nous serons alors dans un centre véritablement protégé. En l'état actuel des choses, si un usager meurt d'une embolie pulmonaire après s'être injecté un peu d'air, la non-assistance à personne en danger pourra être invoquée de plein droit !

Je comprends donc mal que le Gouvernement campe sur des positions aussi fermes alors que rien n'interdit dans la loi d'aller au-delà de l'échange de seringues, ni donc d'améliorer encore la prévention des risques en permettant une injection protégée.

Par ailleurs, vous avez mis en cause les experts de l'INSERM...

M. Étienne Apaire . - Leur méthodologie, pas leur personne !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Ce sont eux qui évaluent les travaux scientifiques du médecin hospitalier universitaire que je suis. La pratique rigoureuse de l'analyse des publications qui est la leur m'incite à leur faire confiance. À l'inverse, les personnes qui accèdent aux honneurs de l'Académie nationale de médecine sont souvent en fin de carrière et celle-ci ne compte aucun addictologue. Je m'interroge en conséquence sur votre prise de position.

Permettez-moi de faire une confidence personnelle : mon mari, fonctionnaire européen allemand, a travaillé jusqu'à une date très récente au Groupe Pompidou. L'avis des experts, tels ceux d'addictologues de Bordeaux, par exemple, dont la renommée est européenne, est unanime : la rentabilité de salles d'injection supervisées en termes de prévention des maladies infectieuses est certes faible, mais tel n'est pas le sujet dès lors qu'augmente le nombre de personnes qui, sans elles, n'auraient jamais accédé aux soins.

Pourquoi la mortalité par surdose a-t-elle diminué, sinon parce que les traitements de substitution aux opiacés se sont améliorés et que les personnes en situation de grande précarité ont été approchées de façon progressive ?

Mesurez-vous donc les dégâts qui peuvent être causés par une position aussi dogmatique que la vôtre alors que l'installation de centres d'injection protégés ne se ferait qu'à titre expérimental et que l'avis des experts et des personnes qui sont sur le terrain va dans ce sens ?

M. Michel Heinrich, député . - Nous abordons un sujet extrêmement complexe, sur lequel il me paraît très difficile d'avoir des certitudes.

Député des Vosges, pharmacien, maire d'une ville de 35 000 habitants, j'ai fondé voilà vingt ans une association de prévention et de lutte contre la toxicomanie, devenue un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. Rapporteur pour avis sur les crédits de la mission « Santé » du projet de loi de finances pour 2007, j'ai essentiellement porté mes travaux sur l'efficacité du milliard et demi d'euros consacré à la lutte contre la toxicomanie et également énoncé un certain nombre de préconisations. Mon rapport évoquait aussi la question, que vous n'avez pas abordée, du détournement massif de l'usage des produits de substitution aux opiacés : aujourd'hui, la vente de Subutex est l'une de celles qui rapporte le plus aux officines pharmaceutiques, et ce produit est très présent sur le marché noir. Peut-on savoir dans quelles proportions ? J'espère en tout cas que la généralisation du dossier pharmaceutique permettra de lutter contre une telle dérive, dont nous avons tout intérêt à prendre la mesure.

J'ajoute que, à la fin de mon rapport, j'avais préconisé l'expérimentation - votée à l'unanimité par la Commission des affaires sociales - d'une salle de consommation à moindre risque car il nous importait d'aller au-devant de certains usagers déstructurés et perdus qui, dans de grandes agglomérations comme Paris ou Marseille, étaient de véritables laissés-pour-compte.

Enfin, je suis suffoqué de vous voir aussi sûr de vous. Quoique je sois investi dans ce domaine depuis quarante ans, je ne peux non seulement en dire autant, mais je dois avouer que j'ai également évolué : lorsque j'ai commencé à travailler, il était rigoureusement interdit de vendre une seringue, et puis, véritable révolution culturelle pour les praticiens que nous étions, cette vente a été autorisée.

Il convient donc d'éviter les caricatures !

M. Patrice Calméjane, député . - Vous avez évoqué les maraudes mises en place par M. Xavier Emmanuelli. Mais comment améliorer encore le contact avec des personnes en situation de grande précarité dont vous avez dit qu'elles étaient les plus difficiles à atteindre ?

En outre, que pensez-vous du travail effectué par les communautés thérapeutiques - dont je ne sais d'ailleurs pas, monsieur le président, si leurs représentants seront auditionnés ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - J'ai eu l'occasion de vous auditionner en tant que présidente du groupe d'études sur la prévention et la lutte contre la toxicomanie, monsieur Étienne Apaire, et l'on ne saurait vous reprocher d'être versatile, reproche que je n'encours d'ailleurs pas moi-même.

En tant que responsable, à Toulouse, du réseau « Toxicomanie », je ne peux que m'associer aux propos de mon collègue et confrère Michel Heinrich. Il faut en avoir conscience : la toxicomanie n'est pas une maladie qui, comme l'angine rouge, se soigne en une semaine. Par ailleurs, il n'est pas possible, face à un phénomène aussi multifactoriel, de fixer des objectifs chiffrés. Je le dis et je le répète : la toxicomanie constitue vraiment un domaine particulier.

D'après le rapport de l'INSERM, « même si une partie non négligeable des usagers sont ou ont déjà été en traitement, certaines études montrent une augmentation du nombre d'usagers entrant en traitement pour leur dépendance ». Je suis donc d'autant plus étonnée que seulement 17 % des 38 % de personnes auxquelles vous avez fait référence s'engagent effectivement dans un parcours de soins que ce chiffre contraste fortement avec ce qui se passe sur le terrain. En France, dès lors que la buprénorphine haut dosage (BHD) est prescrite directement par le médecin généraliste, les patients, dont le nombre est en l'occurrence beaucoup plus important que celui que vous avez évoqué, ne sont pas dirigés vers un spécialiste.

M. Étienne Apaire . - Ils engagent un traitement de substitution.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Si, à la différence de la méthadone, le Subutex peut être directement prescrit par un médecin généraliste, il est un peu trop simple de considérer qu'il constitue à lui seul le traitement : d'ordinaire, cette prescription n'est que la première étape d'un processus. Un usager ne peut véritablement se « resocialiser » qu'une dizaine d'années après la substitution.

Si l'on considère qu'un toxicomane peut s'en sortir en un mois, arrêtons tout de suite les travaux de notre mission !

Mme Marie-Thérèse Hermange . - Vous êtes-vous mis en relation avec la sécurité sociale sur les conditions de commercialisation de la buprénorphine haut dosage ? Alors que la distribution de produits délivrés sur ordonnance au-delà de la date de validité de celle-ci déclenche à la sécurité sociale une alerte, tel n'est pas le cas pour l'achat quotidien de cette substance.

Quelles sont les politiques de lutte contre les nouvelles toxicomanies ? D'un bidon de gamma-butyrolactone (GBL), solvant vendu dans les grandes surfaces de bricolage, il est possible de tirer 800 doses individuelles. Or, l'utilisation du GBL provoque des dommages allant jusqu'au coma.

J'ai été très frappée par une des auditions de la commission « Addictions » de l'Académie nationale de médecine, à laquelle il m'arrive de participer, sur la pharmacologie de la cocaïne. L'ensemble des chercheurs auditionnés ont expliqué que la cocaïne dégradait à vie les réseaux synaptiques de ses usagers. Pourquoi, au lieu d'une communication devant un cercle restreint, ce type d'information ne serait-il pas l'objet d'un appel des chercheurs pour signaler les dangers que fait courir la cocaïne au cerveau ?

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Est-il possible de créer des salles de consommation supervisées sans modifier la loi ? Si une nouvelle loi est nécessaire, serait-elle compatible avec les conventions internationales signées par la France ?

M. Philippe Goujon, député . - M. Étienne Apaire intervient ici ès qualités. Sur les salles de consommation supervisées, il nous fait part, non de son opinion personnelle, mais de la politique du Gouvernement, dont les grandes lignes ont été récemment rappelées par le Premier ministre. Si l'on se réfère à une enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes, dite « EROPP », régulièrement renouvelée, cette politique recueille l'accord de la majorité des Français.

Pour moi, l'objet de la politique de réduction des risques - à laquelle nous tous ici, je pense, sommes favorables - et celui de l'ouverture de salles d'injection supervisées ne sont pas les mêmes.

J'ai pu constater au Quai 9, à Genève, que, quelque admirable que soit le dévouement du personnel qui y travaille, ce centre - outre son coût exorbitant qui pourrait être consacré à d'autres formes de soins ou de prévention - attire un flux considérable de consommateurs, non seulement dans la salle d'injection, mais aussi dans son environnement immédiat. À Genève, ce flux, largement composé de Français, a permis l'implantation par une mafia d'un trafic tout autour de la salle, insuffisamment combattu aujourd'hui par la police et la justice.

Ce centre n'étant par ailleurs ouvert qu'aux heures de bureau, après dix-neuf heures les usagers problématiques se concentrent dans le quartier, sans soins particuliers. Il est facile d'imaginer comment la population vit la situation !

De plus, le contrôle, essentiel, de la qualité des drogues n'est effectué qu'a posteriori. En effet, lorsque les toxico-dépendants arrivent dans le centre, un échantillon de leur drogue est envoyé dans un laboratoire : mais le résultat ne revient qu'un mois plus tard. Ce mécanisme ne peut être considéré comme satisfaisant.

Enfin, les services de police et de justice du canton de Genève sont très déroutés : ils ne savent ni où ni comment intervenir.

Eu égard à ces considérations, quelles sont les actions que l'on pourrait développer à l'intention des personnes les plus marginalisées, celles qui ont le plus besoin de soins, et qui ne sont pas assez bien prises en charge, en France comme en Suisse ?

Enfin, notre législation permet-elle l'ouverture de tels centres en France ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Au regard de l'ensemble de la politique de la MILDT, les salles d'injection me paraissent constituer un point relativement marginal.

Les effets de la politique de réduction des risques ont été positifs pour la diminution du nombre de surdoses et la limitation de la propagation du VIH et de l'hépatite C. Cependant, cette politique s'est beaucoup appuyée sur la substitution. Or, celle-ci ne concerne que les opiacés. Ce n'est que depuis peu que, pour traiter la dépendance aux autres substances - la cocaïne notamment -, on redécouvre le bénéfice du sevrage. Est-il envisagé de faire de celui-ci une priorité en France ? Des communautés fondées sur cette démarche obtiennent, dans notre pays comme à l'étranger, des résultats probants.

Ce sont 10 % du produit des confiscations de patrimoines de trafiquants, nous avez-vous dit, qui sont affectés à des actions de prévention. Les montants ainsi dégagés sont-ils suffisants ? Ne faudrait-il pas augmenter cette proportion ? Développer la prévention, c'est réduire la demande, et donc l'offre et les trafics.

Quels bénéfices pourraient être attendus d'un développement de la transformation des peines de prison en traitements, voire en sevrages ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quel bilan le magistrat bien informé que vous êtes dresse-t-il de la loi du 31 décembre 1970 et de l'injonction thérapeutique qu'elle a instituée ?

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - La France consacre 1,5 milliard d'euros à la lutte contre la drogue, dont 600 millions d'euros à la lutte contre les trafics. Les efforts des autres pays européens sont-ils équivalents ? Des dispositifs communs ont-ils été institués ? Des résultats peuvent-ils être cités ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - M. Étienne Apaire répondra à cette question dans le cadre de la prochaine audition.

Mme Nicole Bonnefoy, sénatrice . - Alors que l'augmentation des crédits du fonds de concours « Drogues » est un signe de l'accroissement du trafic, vous nous avez exposé que la consommation de drogue diminuait. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Une véritable et efficace politique de prévention en direction des plus jeunes, au sein de l'éducation nationale notamment, ne pourrait-elle pas contribuer à une diminution de la consommation ? Aujourd'hui, ni eux ni leurs parents ne sont conscients des dégâts que peut provoquer la drogue. Comment améliorer l'information des parents pour leur permettre de faire eux-mêmes de la prévention auprès de leurs enfants ?

Ne faudrait-il pas aussi augmenter le nombre de places en centres de désintoxication ? Cinq mille places pour la France entière, ce n'est pas suffisant au regard de 250 000 drogués en 2006 et plus encore peut-être aujourd'hui - les listes d'attente en témoignent. S'il n'est pas possible de mettre immédiatement en oeuvre la décision d'un drogué de se faire soigner, il peut ensuite être trop tard.

M. Gilbert Barbier, co-rapporteur pour le Sénat . - Si des centres d'injection supervisés étaient créés, la MILDT serait-elle en situation de les contrôler ? Faudrait-il les insérer dans le dispositif des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues et des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ou au contraire les intégrer au sein de centres hospitaliers, où la prise en charge serait mieux organisée ?

M. Étienne Apaire . - M. Michel Heinrich, Mme Michèle Delaunay, en matière de méthodologie de santé publique, la prudence s'impose.

Ainsi, le rapport de l'INSERM expose qu'une étude coût-efficacité menée à Vancouver sur les modifications d'incidences du VIH a estimé à environ deux par an les décès qui auraient dû être liés au VIH et qui ont été évités.

La phrase suivante précise cependant : « L'estimation a toutefois été jugée un peu trop élevée [...] ». Autrement dit, peut-être seul un décès par an aurait été évité. Après quoi, le rapport enchaîne : « [...] sans que l'efficience économique du projet soit remise en cause par les auteurs ».

Je vous invite donc à analyser de plus près ce rapport, de façon à déterminer plus précisément ce qui est évité au regard du coût de ce centre où peu de monde est soigné, et dont la fonction est plutôt d'accompagner les usages.

Quelle peut être la valeur de l'expérimentation ? Pourquoi ne pas expérimenter aussi l'euthanasie active ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Tenons-nous en au champ de la mission d'information !

M. Étienne Apaire . - Dans certains domaines éthiques, l'expérimentation n'est pas possible. Il faut choisir. Le Gouvernement est hostile aux salles d'injection. Il n'est pas question que nous nous lancions dans une expérimentation alors que nous disposons déjà d'autres solutions. À Vancouver, alors que les autorités locales avaient commencé à réfléchir sur la fermeture de la salle, il leur a été objecté qu'elles allaient répartir de nouveau dans la ville les usagers qui y affluaient en masse. C'est cette raison qui a entraîné le maintien de ce centre expérimental.

Par ailleurs, M. Michel Heinrich, si, dans une ville, la localisation des personnes en situation précaire n'est pas connue, l'implantation future du centre, quant à elle, est assez prévisible. Si une salle d'injection est installée à Paris, elle le sera rue de la Goutte-d'Or plutôt que place du Palais-Bourbon. Des associations pourront alors se plaindre de la « ghettoïsation » supplémentaire que créera pour eux cette implantation, laquelle leur amènera des personnes sans aucun avenir, puisque cette solution ne permet pas de sortir de l'usage des stupéfiants.

L'expérimentation des salles d'injection n'est donc pas une réponse.

Par ailleurs, les termes du débat ne sont pas les mêmes qu'en 2006. Depuis lors, des alternatives ont été mises en place. Aujourd'hui, 330 millions d'euros sont consacrés aux soins aux usagers qui s'injectent de la drogue, et 15 millions de seringues sont distribuées chaque année. Aux salles d'injection, nous pouvons opposer la méthadone, la BHD, une communauté d'addictologues, un dispositif de soins des plus performants. Il est possible de sortir de la drogue. Encore faut-il que ceux qui en sont dépendants acceptent de fréquenter les centres prévus pour les y aider.

M. Patrice Calméjane, M. Philippe Goujon, voilà trente ans que je suis au contact des usagers de drogues. J'en ai reçu des milliers au parquet de Paris au titre des injonctions thérapeutiques.

Par ailleurs, Mme Michèle Delaunay, je ne crois pas qu'il faille opposer l'Académie nationale de médecine aux addictologues : des regards complémentaires sont nécessaires.

C'est parce que j'ai admis la politique de réduction des risques et que j'accepte les échanges de seringues et la substitution - solutions pour empêcher la mort - que je ne suis pas obligé d'accepter les salles d'injection. Pour moi, elles ne sont pas des solutions. L'instrument pour privilégier une vie la plus libre possible est la substitution, et celui qui permet de lutter contre la diffusion du VIH est l'échange de seringues.

En revanche, il ne faut pas s'enfoncer dans l'accompagnement de l'injection. Un médecin ne pourra pas ne pas se poser la question de ce qui est injecté à l'issue de la fréquentation de la salle. Cette problématique nous amènera rapidement à celle de l'héroïne médicalisée, c'est-à-dire à la prescription par l'État, dans des structures sanitaires, de drogues qui seront ensuite remboursées par l'assurance maladie. Certes, l'Allemagne pratique ainsi ; mais la France n'est pas obligée de reprendre à son compte toutes les bizarreries expérimentales conduites à travers le monde. Nul n'est obligé de partager le projet de société auquel correspondent les salles d'injection. Même si je peux comprendre que certains puissent y être favorables, j'y suis personnellement hostile. La contagion n'est pas telle que nous soyons obligés d'y avoir recours.

Deux types de propositions sont sur la table pour les personnes en situation de grande précarité.

D'abord, qui sait où elles sont localisées ? Pourquoi choisir Paris ou de grandes villes pour ouvrir des salles d'injection ? La grande précarité se développe fortement en milieu rural.

Les personnes qui fréquentent les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues sont plutôt en situation de comorbidité, consommatrices de cocaïne, et aussi, dans une proportion non négligeable, empêchées de fréquenter des centres de soins du fait d'une situation administrative irrégulière, notamment du fait de l'absence de papiers. Il faut d'abord envoyer des personnels de santé à leur contact. À Bordeaux, le préfet Dominique Schmitt a proposé d'envoyer des équipes de psychiatres là où les malades peuvent être en crise.

Le recours à la méthadone me semble préférable au recours à la BHD : il engage beaucoup mieux le patient dans un dispositif de soins. Les modalités de prescription de la méthadone, beaucoup trop rigoureuses et encadrées, devraient être simplifiées. Des bus mobiles permettant d'aller au contact des plus précaires pourraient être mis en place.

Un travail social doit aussi être conduit. On l'a vu avec le « Plan crack » à Paris : des personnes en très grande précarité peuvent être soignées dès lors qu'un toit et une certaine sécurité les « décollent du bitume », pour reprendre une expression de M. Xavier Emmanuelli. Il faut aller vers elles pour les ramener dans une vie où il sera possible de se préoccuper non seulement de leur intégration, mais surtout de leur situation psychique et des soins à leur apporter.

Monsieur le rapporteur, si des centres d'injection étaient mis en place, la MILDT ne pourrait pas les contrôler. Un dispositif de coopération interministérielle n'a aucune autorité sur la prescription de soins. Personne n'a le droit d'interférer dans la relation entre un médecin et son patient.

Pour en revenir à l'enquête de l'INSERM, certes un médecin peut considérer que la prescription de BHD n'est pas un vrai traitement médical. Il reste que la France a développé ce traitement comme tel. Le médecin qui le prescrit n'a aucune raison de se comporter comme une mécanique à distribuer des produits de substitution ; il inscrit bel et bien son malade dans un parcours de soins.

La lecture de la page 219 du rapport de l'institut montre que très peu d'usagers référencés dans les centres de soins entrent dans un parcours de soins. C'est assez logique : ils fréquentent ces salles d'injection non pour prendre un contact avec un professionnel du soin, mais simplement pour s'injecter ou « sniffer » le produit de leur choix dans un environnement sanitaire plus favorable.

Faute d'autre solution, j'admettrais l'intérêt de ces salles. Mais notre politique de pénalisation nous semble de nature à réduire les usages.

Par ailleurs, M. le coprésident François Pillet, M. Philippe Goujon, nous sommes liés par des conventions internationales. Prohibant la consommation de ces substances, elles ne nous incitent guère à nous lancer dans des expérimentations contraires à la loi. Alors que la communauté internationale compte cent quatre-vingt-dix pays, seules quelques villes, quelques régions, qui se comptent sur les doigts des deux mains, ont mis en place ce type de dispositif.

La MILDT va en revanche continuer à construire des communautés thérapeutiques. Elle ne reviendra pas sur la substitution. Elle est consciente du trafic de BHD : avec la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, elle a essayé de sécuriser les ordonnances afin de l'éviter.

Lorsque j'ai demandé quelle durée de traitement avait été prévue par l'autorisation de mise sur le marché de la BHD, il m'a été répondu que personne n'avait demandé au laboratoire d'y réfléchir. Pourquoi ? Le traitement est-il à vie ? La question ne mériterait-elle pas d'être posée ?

Les 10 % du fonds de concours au profit de la prévention s'ajoutent au budget de la MILDT, aujourd'hui de 22 millions d'euros par an, pour réaliser les campagnes télévisuelles et organiser des actions, notamment dans les écoles.

Nos enfants ont tous assisté, dans leur collège ou leur école, à une conférence d'un gendarme, d'un policier ou d'un représentant d'association. Ces actions de sensibilisation sont-elles utiles ?

Une vérification des connaissances auprès des enfants et de leurs parents sur les dangers des drogues et sur la loi qui s'applique à celles-ci a fait apparaître une maîtrise du sujet par les jeunes supérieure de 10 % au moins à celle de leurs parents. Nous en concluons que, ces dernières années, notre politique de prévention a négligé d'informer les adultes qui entouraient les jeunes. Pour combler cette lacune et faire en sorte que les adultes puissent répercuter nos messages, nous avons développé un dispositif dans leur direction. Il s'agit de les rencontrer dans les entreprises, les maisons d'emploi ou les mairies pour leur donner les éléments d'un discours clair vis-à-vis de leurs enfants.

Comment expliquer les distorsions entre l'accroissement du trafic et les chiffres positifs en matière de réduction de la consommation ?

Les organisations de trafiquants sont internationales et très riches. Leur chiffre d'affaires n'est pas entièrement réalisé en France.

Nous savons aussi que, malgré l'efficacité de notre action et la diminution de la consommation, chaque département français abrite deux ou trois grossistes en cannabis - il n'a pas été réalisé d'étude pour les autres drogues -, dont le chiffre d'affaires est compris entre 250 000 et 500 000 euros par an. Cette situation n'est du reste pas sans impact sur le débat relatif à la dépénalisation.

Or, ces grossistes ne sont pas spécialisés. Tous les produits les intéressent. Lorsqu'ils constatent une baisse de consommation d'un produit, ils essaient d'en lancer un autre. À cet égard, nous avons déjà évoqué le GBL et les nouvelles drogues synthétiques.

En admettant - hypothèse hautement improbable - que le Gouvernement légalise la production de cannabis, du jour au lendemain les organisations criminelles essaieraient aussitôt de diffuser un autre produit.

Autrement dit, la diminution de la consommation d'un produit peut être contrebalancée par l'augmentation du trafic d'un autre, et donc ne pas être incompatible avec un maintien à haut niveau du chiffre d'affaires des trafiquants.

Fait nouveau cependant, le législateur - autrement dit l'Assemblée nationale et le Sénat - a récemment fourni aux forces de police et à la justice des outils leur permettant de s'attaquer franchement au patrimoine des trafiquants. Alors qu'autrefois confisquer le patrimoine d'un trafiquant était extrêmement difficile, le dispositif adopté - à l'unanimité, me semble-t-il - à l'initiative du président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale, M. Jean-Luc Warsmann, va rendre l'opération beaucoup plus simple pour les magistrats.

Enfin, si vous décidiez d'encourager le Gouvernement à s'engager dans des voies qu'il ne souhaite pas suivre, pourriez-vous faire l'économie d'un débat parlementaire ? Dans tous les pays où l'usage a été libéralisé, la décision a été précédée par un tel débat. L'Italie a même organisé un référendum ! Sans doute ne faut-il pas toujours suivre l'avis de la majorité : cette décision a mis l'Italie dans une situation invraisemblable, avec des taux de consommation énormes. Il reste que le peuple s'est prononcé.

Tous les parlementaires sont la voix de la France ; les faire débattre, si nécessaire, sur ce sujet ne me paraît pas complètement absurde. En tout état de cause, une telle proposition ne saurait pouvoir être négociée sur un coin de table, dans un bureau, à Matignon : elle doit être l'expression de la volonté de chacun.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Je vous rassure, monsieur le président, je ne crois guère possible, en France, de modifier la loi sans passer par le Parlement !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - M. Étienne Apaire, je vous remercie.

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