Audition du docteur François Bourdillon, vice-président du Conseil national du sida

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous accueillons à présent le docteur François Bourdillon, vice-président du Conseil nationale du sida. Le président Pillet me prie de vous préciser qu'il regrette de n'avoir pu demeurer à votre audition.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le Conseil national du sida et nous présenter les problématiques de la toxicomanie et du sida, qui sont souvent très liées ? Pouvez-vous par ailleurs nous parler de votre « rapport valant avis » qui entre dans le détail d'un certain nombre de points, en particulier en matière de politique de réduction des risques, de prévention et sur un certain nombre d'idées nouvelles que vous espérez voir mises en application ?

Docteur François Bourdillon . - Je vous prie tout d'abord d'excuser Willy Rozenbaum, qui se trouve retenu devant une autre instance et qui n'est pas sûr de pouvoir arriver avant la fin de cette audition...

Le Conseil national du sida est une instance consultative de 20 à 25 membres issus de la société civile. On y retrouve différents courants de pensée, les principales religions, des représentants des sciences sociales mais le Conseil national du sida est en fait composé de fort peu de spécialistes du VIH, bien que son président soit l'un des découvreurs du virus. Cette instance consultative qui représente la société civile émet régulièrement une série d'avis.

Nous nous sommes intéressés à la toxicomanie, un des principaux modes de transmission du VIH au début de l'épidémie, 30 à 40 % des patients ayant alors été contaminés par injection intraveineuse.

Dans ce domaine, l'épidémie de VIH a beaucoup contribué à remettre en question les politiques publiques de prise en charge des patients toxicomanes ainsi que la politique de lutte contre la toxicomanie. La réduction des risques est en effet née de l'épidémie de VIH, avec l'utilisation de seringues en vente libre et de traitements substitutifs par voie orale.

Par ailleurs, l'ensemble du dispositif de prise en charge de la toxicomanie a été réorganisé grâce à la création des fameux Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues (CAARUD) et des Centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).

En matière de VIH et de toxicomanie, la politique a porté ses fruits. On peut même dire que c'est sur les différents modes de contamination que les effets de la politique publique ont été les plus efficaces. On considère en effet aujourd'hui que moins de 5 % des nouvelles contaminations sont intervenues par voie intraveineuse. On a également découvert que les usagers de drogue pouvaient se soigner et prendre soin de leur santé comme les autres et parfois bien intégrer les messages que nous leur transmettions. Ceci nous a d'ailleurs amenés à ne plus parler de « toxicomanes » mais d'« usagers de drogues ».

Pourquoi le Conseil national du sida s'est-il emparé de nouveau, en 2010, de la question de la toxicomanie ?

Il existe, au-delà du risque de VIH, d'autres risques infectieux, notamment celui des hépatiques C et B, qui restent très importants. On considère aujourd'hui qu'un toxicomane par voie veineuse a de forts risques d'être contaminé et que 60 % le sont par le VHC, ce qui est considérable ! Beaucoup de personnes, au ministère, considéraient l'affaire de la toxicomanie réglée ce qui, au sein du Conseil national du sida, ne nous semblait pas être le cas.

La déclaration de Vienne, rédigée lors du XVIII ème congrès mondial du sida et signée par de très nombreuses personnalités du monde entier, fait le point sur les enjeux de la politique répressive en matière de toxicomanies face à la politique de soins. Nous constatons, bon an mal, an au regard de politiques mondiales plutôt répressives, une réelle augmentation de la consommation mondiale ainsi qu'une baisse des prix de la cocaïne et de l'héroïne qui rend ces substances plus facilement accessibles. La déclaration de Vienne, portée par un certain nombre d'organismes mondiaux, nous a décidés à émettre un avis, 2010 étant en outre le quarantième anniversaire de la loi sur la lutte contre les toxicomanies. Cette loi n'a pas évolué alors que d'autres, en matière de santé publique, sortent aujourd'hui tous les trois à quatre ans.

Nous avons auditionné toute une série de personnalités. Les auditions n'étant pas publiques, les gens peuvent s'exprimer très librement Nous avons entendu des personnes de toutes idées et de tous courants politiques, de manière à représenter l'ensemble de la société, ce qui constitue une de nos marques de fabrique.

L'actualité étant brûlante après que Mme Bachelot eut parlé de centres d'injection supervisée, nous n'avons pas désiré rendre d'avis sur ce sujet, considérant que ceci ne relevait pas de notre travail. Nous avons donc privilégié d'emblée une approche systémique, refusant de considérer la question de la réduction des risques par le petit bout la lorgnette.

On compte 250 000 toxicomanes en France. Le risque qu'ils soient contaminés par le VIH est dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. La précarité sociale est très forte dans cette population ; dans les CSAPA, 50 % des patients bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU), qui constitue un marqueur fort de précarité. Le nombre de personnes contaminées par le VIH est d'environ 6 000, 90 % de celles atteintes par le VIH étant également porteuses du VHC.

Nous avons cependant souligné un certain nombre de points forts de la politique de réduction des risques depuis le début de l'épidémie. Celle-ci a en effet été efficace en matière de nombre de décès par overdoses ou de nombre de contaminations par le VIH, permettant de passer de 33 % à moins de 5 %. Aujourd'hui, 130 000 personnes sont sous traitement substitutif en France, dont 80 % sous buprénorphine, pour un dispositif de soins évalué à 300 M€.

Nous avons par ailleurs interrogé les points faibles de la réduction des risques : en termes de couverture d'offre de soins, vingt-six départements n'ont pas de CAARUD, deux sont sans CAARUD ni CSAPA. Il existe en outre une véritable problématique dans les prisons, où la politique de réduction des risques ne semble pas voir le jour -et ce n'est pas l'utilisation de l'eau de Javel qui permet de réduire les risques ! Aujourd'hui, 1 % de la population carcérale est atteinte par le VIH -ce qui est considérable- 3 % par le VHB et 7 % par le VHC.

La drogue circulant en prison, en l'absence d'accès aux programmes d'échange de seringues, les prisonniers ont recours à des moyens artisanaux utilisés dans des conditions d'hygiène difficiles. C'est ce qui a amené le Conseil national du sida à émettre, il y a un an et demi environ, un avis sur l'utilisation des programmes d'échange de seringues en prison. On peut aisément le trouver sur le site du Conseil national du sida.

Autre point faible : l'absence de programme, que l'on trouve dans d'autres pays européens, en matière de diversification de l'accès aux dispositifs. Les centres d'injection supervisée font partie du panel d'accès aux soins et favorisent, grâce aux contacts avec les soignants, la réintégration des usagers de drogue dans le circuit sanitaire. Cette politique de réduction des risques permet de tendre la main à un certain nombre de personnes et surtout -j'insiste car on n'en parle pas assez- de diminuer les dommages sociaux liés à la toxicomanie tout en diminuant la violence et la délinquance, comme l'ont bien montré les expérimentations et l'expertise de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).

Certains pays vont jusqu'à utiliser l'héroïne en programme médicalisé. La palette d'outils de la prévention correspond aujourd'hui plus ou moins à des publics jeunes, difficiles, en difficulté et ne peut donc être qu'une politique sectorielle.

Nous avons essayé de comparer les bénéfices de la politique de réduction des risques et de la politique répressive correspondant à l'axe de la déclaration de Vienne. Depuis la loi de 1970, on assiste à une augmentation de la consommation de drogues, dont l'usage représente aujourd'hui 86 % des interpellations. Le coût économique calculé par les économistes de la santé en 1995 était de 600 M€ ; depuis qu'on a augmenté les interpellations, on est probablement passé à 700 ou 800 M€. Nous avons donc souligné que l'on pouvait peut-être envisager une réévaluation du dispositif répressif policier, judiciaire et douanier.

Il faut, de même, régulièrement évaluer les politiques de réduction des risques pour pouvoir les réorienter, prendre ce qui est bon et changer les dispositifs. Nous avons donc dit en conclusion de notre avis qu'il fallait probablement retrouver un équilibre et non simplement réaliser des évaluations du dispositif de soins mais également des autres dispositifs pour la bonne utilisation des deniers publics. Nous avons encouragé l'ouverture d'une réflexion sur la révision de la loi de 1970 afin de la moderniser et mieux répondre aux besoins du XXI ème siècle en matière de toxicomanie.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci.

La prévalence des infections chez les détenus est tombée de 33 à 5 % depuis le début de votre carrière médicale. S'agit-il bien d'usagers par voie intraveineuse ?

Docteur François Bourdillon . - Oui.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les choses sont donc différentes pour le virus de l'hépatite...

Docteur François Bourdillon . - Je ne suis pas un acteur de soins de la toxicomanie mais le recours à des pailles pour sniffer la drogue peut constituer un vecteur de transmission du VHC qui, comme le VHB, se transmet beaucoup plus que le VIH de manière générale.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le chiffre de 5 % que vous évoquez recouvre-t-il des personnes peu accessibles aux campagnes de prévention et totalement désocialisées ? Pourquoi ne parvient-on pas à descendre en dessous de 5 % ? Assiste-t-on à une recrudescence des infections ? Le message préventif ne passe-t-il pas ?

Docteur François Bourdillon . - Pratiquement tous ceux qui ont utilisé les seringues dans les années 1980 ont été contaminés. Aujourd'hui, les jeunes y sont beaucoup moins attentifs et peut-être plus concernés par le VHC et le VHB que par le VIH ! En matière de toxicomanie, il s'agit de réduire les contaminations par le VIH, le VHC, le VHB, les infections et les septicémies, les furoncles, les dommages sociaux et les hospitalisations pour overdoses. Tous ces messages ont quelque peu disparu de la rhétorique. Les messages ne sont plus ciblés sur la communauté homosexuelle et migrante car il existe d'autres modes de transmission. Il faut allier le dispositif universaliste et le dispositif ciblé et ne pas baisser la garde car les 200 à 250 000 personnes qui sont aujourd'hui dans une phase difficile seront dans dix à quinze ans pères de famille, auront des enfants et auront retrouvé du travail. Il faut donc leur donner leur chance. C'est tout l'intérêt du double dispositif de réduction du risque et de prise en charge des toxicomanes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Votre avis évoque, à la page 7, les centres d'injection supervisée et les programmes d'éducation à l'injection. Quelle est la différence ? Ces programmes d'éducation, qui demeurent expérimentaux, existent-ils en France ?

Docteur François Bourdillon . - Il s'agit de dispositifs « bas seuil ». L'idée de ces structures est d'éviter que les toxicomanes ne se droguent dans des toilettes ou dans des caves et disposent d'endroits hygiéniques où il est possible d'avoir un contact avec des travailleurs sociaux qui peuvent faire passer des messages de prévention et de réduction des risques.

Même s'il existe une forme de savoir profane chez les toxicomanes, il faut cependant continuer à faire passer un certain nombre de messages, au-delà du VIH. Il s'agit aussi d'éviter la transmission du virus par voie sexuelle chez le toxicomane séropositif ou séronégatif. La question n'est donc pas uniquement orientée vers l'échange de seringues mais aussi vers les messages de santé et la prise en charge sans contrainte.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment faire le tri entre les diverses sources de contamination, sachant que les toxicomanes qui se rendront dans les centres d'injection supervisée auront probablement déjà fréquenté des secteurs contaminés ? Ces centres, qui constituent je le rappelle une transgression de la loi, permettront-ils réellement de réduire la mortalité due au VIH chez les toxicomanes ?

Docteur François Bourdillon . - La réponse à la réduction des risques doit être multiple et adaptée à l'ensemble des toxicomanes. Certains n'ont pas besoin de salles d'injection ; d'autres, en grande difficulté, nécessitent des lieux où faire halte.

J'entends bien qu'il s'agit d'une transgression de la loi mais l'épidémie de VIH a bouleversé les politiques publiques. Je vous rappelle le courage qu'a eu Mme Barzach en 1995 en permettant la vente libre des seringues à l'ensemble des toxicomanes. C'est probablement, avec les programmes d'échange, la mesure qui a permis la diminution la plus significative du nombre de contaminations.

L'INSERM a démontré que le rapport coût-bénéfice est plutôt positif. Faut-il pour autant généraliser le dispositif ? Probablement non. Il faut l'évaluer et l'expérimenter. Je n'entre pas dans le domaine idéologique mais on a besoin de consolider les approches sociales et sanitaires en matière de toxicomanie. Beaucoup a déjà été fait mais on s'est quelque peu arrêté en 2004. Sept ans plus tard, il convient d'interroger les politiques dans ce domaine.

La politique de stigmatisation et de répression qui tend à marginaliser très fortement une partie de la population ne peut aboutir qu'à des usages cachés et ces populations risquent de ne plus être identifiées par les travailleurs sociaux, dont le métier est de réinsérer les toxicomanes dans la société. Ces toxicomanes sont pour la plupart des jeunes qui vont vivre parfois avec le VIH ou le VHC. Beaucoup de mes patients ont été contaminés dans les années 1980 ; aujourd'hui, après vingt-cinq de séropositivité, ils sont tous pères de familles, ont des enfants et un travail, sont en pleine santé et prennent leur traitement antirétroviral. On les a même parfois guéris de leur hépatite C. Je suis donc favorable à ce que l'on puisse éviter les contaminations et que ces personnes réintègrent au plus vite la société, qui doit leur tendre les bras.

Ce n'est pas par le biais de la toxicomanie que l'on a réussi à interpeller les politiques mais toujours par celui du VIH. Je ne prétends pas qu'il faut arrêter la répression mais il convient surtout de développer la politique de prise en charge des usagers. Il y a là un manque à combler !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les départements qui ne disposent pas de CAARUD sont-ils peu peuplés ? Disposent-ils d'une offre de soins et d'une offre médicale faibles ou existe-t-il d'autres raisons ?

Docteur François Bourdillon . - Je ne suis pas suffisamment spécialisé en toxicomanie pour vous répondre. Peut-être s'agit-il de zones rurales où l'on rencontre moins de toxicomane -encore que tout le monde soit concerné par la toxicomanie, même si l'on rencontre un plus grand nombre de toxicomanes dans certaines banlieues difficiles, une économie de survie s'étant souvent créée derrière. L'usage de drogues est largement répandu dans tous les milieux, y compris les milieux aisés, qui recourent davantage à la cocaïne.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La prise en charge des toxicomanes vous paraît-elle devoir être complétée en France ?

Docteur François Bourdillon . - Je le pense. Une animation et un dispositif spécialisé et généraliste me semblent nécessaires. Pour le VIH, les messages doivent s'adresser à l'ensemble de la population, d'autres, plus spécifiques devant être destinés aux populations les plus en difficulté. Je pense que le dispositif de prise en charge spécialisé est aujourd'hui trop peu accompagné pour faire face au nombre de toxicomanes, dont le risque de contamination par le VIH est, je le rappelle, dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. Ce seul chiffre impose une politique de réduction des risques, déjà inscrite dans la loi et dans le code de la santé publique en 2004 mais dont l'élan s'est interrompu depuis et qui mériterait d'être relancée aujourd'hui.

Les centres d'injection supervisée sont un moyen d'interpeller la politique globale. Ce n'est pas le seul sujet mais il convient de savoir quelle politique mener vis-à-vis des usagers de drogues. Il ne faut pas prendre ces salles d'injection comme un fanion et les porter aux nues. Je sais qu'il existe des divergences politiques sur ce sujet mais c'est notre jeunesse qui est en jeu !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous mettez en évidence le fait que la politique de répression telle qu'elle est appliquée en France a un coût très important...

Docteur François Bourdillon . - Il manque 800 M€ par an !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Certains pays sont revenus sur la répression entre 1990 et 2000. Vous plaidez donc en faveur d'une révision de la loi de 1970...

Docteur François Bourdillon . - Le Conseil national du sida le suggère à la fin de son avis. Cette loi de santé publique à caractère répressif n'a pas changé depuis 1970. Elle n'a pu prendre en compte les éléments positifs issus de l'épidémie de VIH en matière de politique de réduction des risques, qui mériteraient de figurer dans une loi sur la toxicomanie.

C'est pourquoi il conviendrait d'interroger globalement l'ensemble du dispositif répressif et médico-social. On a besoin de l'aspect sanitaire mais également de l'aspect social !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Un argument souvent avancé est le fait que les salles de consommation supervisée seraient une manière de banaliser l'usage des drogues illicites et favoriseraient donc leur utilisation. En forçant le trait, on pourrait dire que le simple consommateur de cannabis, une fois tous les 15 jours, pourrait être amené à utiliser l'héroïne. Etes-vous d'accord avec cette théorie ?

Docteur François Bourdillon . - Je ne le pense pas. Ces salles d'injection s'adressent à des populations extrêmement marginales, qui vont peut-être franchir la porte pour obtenir une soupe ou un autre élément. Ils pourront en outre procéder à leur injection dans de bonnes conditions. Les produits ne sont pas délivrés dans les centres. C'est une façon d'entrer en contact avec les populations les plus difficiles. Cela ne peut être considéré en aucun cas comme du prosélytisme en faveur de l'injection, ni comme une incitation à s'injecter des drogues ! Aucune publication portant sur ce domaine n'a confirmé ces éléments.

On dispose d'une expertise de l'INSERM et de beaucoup de publications ; ces structures ont été particulièrement étudiées dans la plupart des pays, s'agissant de produits interdits. Beaucoup ont autorisé ce nouveau dispositif comme un élément complémentaire du dispositif général. Selon le Conseil national du sida, c'est l'ensemble des dispositifs de prévention et de prise en charge qui doit être interpellé. Prendre uniquement fait et cause pour ou contre les salles d'injection supervisée est une vision extrêmement réductrice de la prise en charge de la toxicomanie ; elles ne s'adressent qu'à un petit fragment de la population. Ce dispositif a sa place mais ne doit pas occulter le débat de fond, qui est de réinterroger les politiques dans ce domaine !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ces salles d'injection supervisée s'adressent uniquement aux usagers par voie intraveineuse. Qu'en est-il des populations très marginalisées, jeunes en particulier, qui prennent des drogues de synthèse comme le krach ? On ne va pas ouvrir des salles pour apprendre à consommer ce produit sans risque ! Cela m'affole quelque peu !

Le débat ne risque-t-il pas d'oublier ces populations extrêmement fragilisées qui, en général, en quelques mois ou quelques années, sont totalement irrécupérables du point de vue médical et psychiatrique ? Disposez-vous d'éléments à propos de ces personnes qui constituent les « malheureux parmi les malheureux » ?

Docteur François Bourdillon . - Non.

Les utilisateurs de krach sont en effet des « malheureux parmi les malheureux » qui endommagent leur cerveau irrémédiablement. Je ne sais si le dispositif des salles de consommation est adapté ; en tout état de cause, il faut un dispositif spécialisé pour pouvoir les accueillir. Les usages sont multiples. Quelqu'un qui fume boit aussi beaucoup et vice versa. On le sait de manière générale. Quand on utilise le cannabis, on est encore plus exposé à la poly-consommation. On peut donc très bien imaginer que les utilisateurs recourent également à l'héroïne, à la cocaïne et à des drogues de synthèse. Ce n'est pas pour rien que la Haute Autorité de santé (HAS) a publié un rapport sur la prise en charge des polytoxicomanes, il y a quatre ou cinq ans, en réinterrogeant la politique trop axée sur le produit et en axant son travail sur la poly-consommation, tout en s'interrogeant sur l'ensemble des drogues addictives.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quelle incidence les salles d'injection supervisées pourraient-elles avoir sur la mortalité et la morbidité ?

Docteur François Bourdillon . - En termes de santé publique, la mortalité à court terme est imputable à l'overdose. On est passé de 700 décès avant la mise en place de la politique de réduction des risques à 100 décès après celle-ci. On a le sentiment d'être actuellement sur une phase de plateau.

Les quelques salles d'injection supervisée vont-elles contribuer à réduire la mortalité par overdose ? Peut-être pour quelques individus ; statistiquement, il sera difficile de le démontrer. L'autre question est celle de la transmission des virus et autres bactéries. On peut fort bien mourir de septicémie ! On voit régulièrement, à la Pitié-Salpêtrière, de jeunes gens hospitalisés avec 42 ° de fièvre qui se sont injectés des produits et que l'on essaie de récupérer. C'est le travail principal des équipes mobiles de toxicomanie que de récupérer ces jeunes et de faire en sorte de les réintroduire dans le système de soins.

La question posée est celle d'une politique de réduction des risques globale qui interpelle tout le monde, y compris les plus en difficulté. Aujourd'hui, selon les promoteurs des salles d'injection supervisée, il n'existe pas de dispositif pour ces personnes. Il en faut donc un pour apporter une réponse à chacun d'entre eux. Qui peut dire combien on évitera d'infections bactériennes ou virales chez ces gens-là ? On va suivre les données d'infection par le VIH, le VHC et le VHB et l'on verra dans cinq ou dix ans si l'on a une diminution de la morbidité, elle-même pouvant entraîner la mortalité...

Il s'agit de maladies que l'on soigne mieux mais qui coûtent très cher ; dans chaque cas où l'on pourra les éviter, on réalisera une économie. C'est une question très difficile sur le plan épidémiologique. Les cliniciens font de la médecine individuelle ; les gens qui, comme moi, font de la médecine populationnelle ne portent pas le même regard sur ces sujets...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Il existe un fort développement de la prostitution tant féminine que masculine dans nos villes grandes ou moyennes. Beaucoup de ces personnes sont toxicomanes par voie intraveineuse. En outre, un certain nombre de clients refusent le préservatif. Ce milieu vous inquiète-t-il particulièrement ? Les campagnes de prévention et de protection sont-elles un échec dans ce secteur ?

Docteur François Bourdillon . - Le Conseil national du sida a émis un avis sur la prostitution l'année dernière. Il a constaté une prostitution multiforme -prostitution pour raisons économiques, « escort-girls », prostitution masculine et même transsexuelle.

Lors de l'audition d'un certain nombre de professionnels, nous avons constaté que les politiques répressives avaient eu pour effet de faire reculer la prostitution au-delà du périphérique, au-delà du bois de Vincennes. Les gens se cachent. Plus c'est le cas, plus il est difficile pour les travailleurs sociaux de pouvoir les approcher.

Y a-t-il plus de risques pour le client ou pour la personne prostituée d'être contaminé ? La transmission dépend bien entendu du nombre de rapports sexuels, de la fréquence et de la prévalence de l'infection par le VIH ou autres maladies sexuellement transmissibles. La politique de réduction des risques est, pour ces populations, basée sur l'utilisation du préservatif. Celle-ci est complexe : elle est vécue par un certain nombre de prostituées comme un élément permettant aux forces de police de les repérer.

Des problèmes de qualité de préservatif ont également été dénoncés. Il est par ailleurs vrai qu'un certain nombre de clients paient plus cher -et même parfois très cher- pour avoir des rapports non protégés. Cela peut paraître incompréhensible mais la vie est ainsi faite. La question majeure qui nous a semblé se poser est plutôt celle de l'accès des prostituées au dispositif de soins et médico-social.

Certaines personnes prostituées, hommes ou femmes, utilisent des psychostimulants, des drogues de synthèse ou s'injectent des produits par voie intraveineuse.

Souvent, la prostituée fait l'amour sans préservatif avec son partenaire régulier. Il y a probablement là un risque d'exposition supplémentaire, dans les deux sens. C'est un sujet très complexe pour lequel le tissu social est extrêmement fragile.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous dites que les propositions de traitements de substitution aux opiacés demeurent insuffisamment diversifiées. Ne pensez-vous pas qu'il existe un manque de centres méthadone dans les départements ? Ne croyez-vous pas qu'il serait opportun de mettre en place des traitements de méthadone plus simples ? Une piste ne consisterait-elle pas à permettre à un généraliste d'engager lui-même un traitement de méthadone dans un département où il n'existe pas de centre de traitement ?

Docteur François Bourdillon . - N'étant pas intervenant en toxicomanie, je puis difficilement répondre à cette question.

D'une manière générale -je le vois à l'hôpital- quand on ne peut plus agir, on allège le dispositif. On l'a fait pour le VIH lorsqu'on a eu moins de moyens. Au début, on voyait les gens tous les deux mois ; on les voit maintenant tous les trois ou six mois pour pouvoir suivre tout le monde. C'est là un principe de réalité. Je n'ai donc rien contre ces dispositifs mais le risque est de dénaturer l'ensemble du système. On a besoin de structures pour un certain nombre de toxicomanes afin de les placer dans un circuit de traitement qui leur permette de reprendre pied.

Le traitement souple est possible pour les gens les moins en difficulté, par exemple pour ceux qui sont sous méthadone depuis longtemps. Certains patients peuvent utiliser la méthadone depuis dix ou quinze ans et continuer à en avoir besoin, bien qu'ils ne pratiquent plus aucune injection. C'est donc très complexe. La réponse doit se faire au cas par cas. Il faut laisser la possibilité aux soignants de pouvoir adapter la réponse en fonction des besoins de leurs patients, même dans les départements sous-dotés mais il ne faut pas donner le signal d'un allégement du dispositif qui a été construit de la sorte et qui remplit son rôle de cette manière.

Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de la toxicomanie mais professionnel de santé publique, intéressé par l'ensemble des problématiques et membre du Conseil national du sida...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Que pensez-vous des espoirs de mise au point d'un vaccin ?

Docteur François Bourdillon . - Je suis d'une grande prudence dans ce domaine. Il faut poursuivre la recherche mais on est loin d'un vaccin qui protège réellement la population. On disposera peut-être un vaccin thérapeutique avant...

La grande révolution réside aujourd'hui dans le traitement comme moyen de prévention. Un traitement bien donné a une aussi grande efficacité qu'un préservatif. Cela élargit donc la palette. Plus on permet l'accès aux soins, plus on diminue le réservoir de virus et la possibilité de transmission -d'où la campagne de dépistage.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Le Conseil national regrette d'ailleurs l'absence de politique en la matière dans certains pays...

M. Serge Blisko, coprésident pour le Séant . - Nous espérons tous des progrès significatifs en la matière !

Merci.

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