MERCREDI 11 MAI 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition du Professeur Michel Reynaud, psychiatre, secrétaire général du collège universitaire national des enseignants d'addictologie, chef du service de psychiatrie et d'addictologie du groupement hospitalier universitaire Paul Brousse

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons le plaisir d'accueillir le professeur Michel Reynaud, psychiatre et addictologue, qui a présidé la Fédération française d'addictologie et publié de nombreux ouvrages, dont L'Amour est une drogue douce... en général et On ne pense qu'à ça. Monsieur le professeur, pourriez-vous nous éclairer sur le rôle des facteurs génétiques et psychologiques expliquant la variation des degrés de dépendance selon les personnes et les produits ? Ce sujet intéresse au plus haut point la mission. Nous souhaiterions également que vous nous parliez du dispositif national de prévention et de soin à destination des patients dépendants.

M. le professeur Michel Reynaud, psychiatre, secrétaire général du collège universitaire des enseignants d'addictologie, chef du service de psychiatrie et d'addictologie du groupement hospitalier universitaire Paul Brousse . - Je dirige un service de psychiatrie et d'addictologie ainsi qu'une équipe de recherche, et j'ai en effet occupé la présidence tournante de la fédération qui regroupe la quasi-totalité des associations de professionnels du secteur - j'en suis actuellement l'un des vice-présidents.

Permettez-moi de vous remettre le Livre blanc qui sera soumis le 8 juin à notre conseil d'administration. Il représente la synthèse du travail mené par nos associations membres en vue de définir une politique de prévention, une législation et des stratégies de développement des structures de soin médico-social et de réduction des risques.

Face à la variété des addictions, il serait illusoire d'imaginer qu'il existe une réponse unique, une panacée. Nous avons donc intérêt à disposer d'une large palette d'outils pour leur prise en charge et c'est en ce sens que nous poussons, dans notre Livre blanc comme dans nos propositions. Je précise que nous avons entrepris ce travail à notre propre initiative alors que nous avions été missionnés par le Président de la République pour élaborer un plan relatif aux addictions, qui a été repris par M. Xavier Bertrand, ministre chargé de la santé, en 2005.

Le terme « addictions » n'a été substitué à ceux de « toxicomanie » et d'« alcoolisme » qu'au début des années 2000, pour signifier que l'on s'intéresse désormais également aux comportements pathologiques et aux situations antérieures à la dépendance, ainsi qu'aux phénomènes de consommations multiples. L'autonomie de l'addictologie comme discipline dotée de services hospitaliers et universitaires est donc très récente, de sorte que nous n'avons pu encore changer les représentations sociales des problèmes de consommation dont elle traite. L'opposition quasi frontale entre prévention ou soin et répression, entre produits licites et substances illicites, découle en effet de représentations idéologiques et ne correspond plus à l'état de la science. Nous militons pour un débat plus sociétal - qui gagnerait à se tenir après l'élection présidentielle pour éviter toute instrumentalisation - sur les mesures à prendre pour réduire les dommages, en utilisant tous les moyens validés. Les membres de nos associations sont à l'image de la société, partagés entre partisans d'une extrême rigueur et laxistes ; cependant, il n'en est pas qui soient prohibitionnistes : aucun ne croit à la possibilité d'une société sans alcool ni tabac, cannabis, cocaïne ou héroïne. Nos propositions visent donc à définir des stratégies aussi pragmatiques que possible, s'appuyant sur le consensus social le plus large.

Les propositions qui poseront problème sont celles qui concernent la prévention et la législation. La première priorité est de poursuivre le plan de prise en charge et de prévention des addictions qui n'a pas été repris parmi les priorités présidentielles et va arriver à son terme cette année. Nous espérons que les candidats à l'élection présidentielle souhaiteront reprendre la réflexion.

Un accord entre l'ensemble des parties semble plus facile à trouver concernant l'accès aux soins. Nos propositions à cet égard portent sur la modification des représentations pour les patients et leurs familles, les stratégies d'aide à leurs associations, le renforcement de l'addictologie de premier recours, notamment les actions à mener auprès des généralistes, parfois peu intéressés par les addictions. Une vingtaine de propositions concernent le renforcement du dispositif médico-social existant - qui recouvre notamment, outre les communautés thérapeutiques, les consultations à destination des jeunes consommateurs, les centres d'hébergement et de réinsertion sociale et les centres thérapeutiques résidentiels, soit toute une palette de moyens adaptés à la diversité des patients qui peuvent parfois être à la fois alcooliques et toxicomanes.

Nous proposons également le renforcement de l'addictologie hospitalière. Celle-ci, qui ne date que de 2005, s'organise en trois niveaux : des équipes de liaison et de soins, pour une réponse de proximité, dans tous les hôpitaux possédant un service d'urgences ; des services de référence, avec des lits d'hospitalisation spécialisés, pour la prise en charge d'addictions en situation complexe ; des services universitaires, enfin. Alors que les équipes de liaison se sont bien développées au cours des cinq dernières années et qu'ont été mises en place près des deux tiers des structures hospitalières censées couvrir chacune un bassin de 500 000 habitants, un tiers seulement des régions disposent de structures universitaires ; or, faute de formations cohérentes, la prise en charge peut ne pas reposer sur les meilleures stratégies validées et être marquée par l'idéologie.

D'autres propositions portent sur des problèmes ignorés par le plan précédent. Ainsi, afin de faciliter les rapports entre l'addictologie et la psychiatrie, nous proposons pour cette dernière également une organisation en trois niveaux, avec des équipes de liaison pour « donner une culture » sur les addictions, des équipes spécialisées et des équipes universitaires. Quant aux addictions comportementales, elles n'ont pu être clairement théorisées qu'au prix d'une réflexion qui a permis de partager leur prise en charge entre addictologie et psychiatrie : il s'agit de comportements d'excès tels que les troubles des conduites alimentaires ou le jeu pathologique qui, selon le mécanisme propre à tout comportement addictogène, se développe à proportion que l'accès aux jeux d'argent devient plus facile, via internet. Il conviendra de compléter les dispositifs par un travail de prévention, de repérage des addictions et d'organisation des soins.

Une autre priorité consiste à développer un enseignement et une recherche efficaces. De fait, les moyens dont dispose l'addictologie en France sont, par habitant, cent fois moindres qu'aux États-Unis.

Nos propositions devraient, hormis quelques éléments liés aux représentations, et abstraction faite du coût, recueillir l'assentiment des différentes tendances de notre société et pouvoir être reprises dans leur programme par tous les candidats à l'élection présidentielle. Nous sommes parvenus à un moment de l'histoire où nous pouvons envisager un changement de paradigme consistant, d'une manière pragmatique, à centrer la politique sur la réduction des dommages.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Existe-t-il une prédisposition génétique pouvant expliquer que certaines personnes se retrouvent dépendantes et d'autres non ? Certains types de drogues sont-ils plus dangereux de ce point de vue ? Ainsi, est-il possible de consommer certaines drogues sans jamais devenir dépendant ?

Enfin, l'abstinence est-elle un objectif réaliste pour tout ou partie des personnes victimes d'addictions ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Peut-on devenir dépendant aux produits de substitution aux opiacés ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Pour compléter la définition de la dépendance donnée il y a de cela une quarantaine d'années par le professeur Claude Olivenstein, on pourrait dire qu'elle est la rencontre entre un produit plus ou moins addictogène, un individu plus ou moins vulnérable et un environnement plus ou moins « facilitateur ». Certains produits sont plus addictogènes que d'autres : les risques de dépendance sont de 80 % à 90 % pour le tabac, de 70 % à 90 % pour l'héroïne, de 50 % à 60 % pour la cocaïne, de 5 % pour l'alcool et de 2 % ou 3 % pour le cannabis. Des éléments de plus en plus nombreux donnent à penser que les consommateurs qui deviennent dépendants présentent une vulnérabilité génétique, mais cette vulnérabilité est complexe, mettant en jeu plusieurs gènes, la réaction des circuits cérébraux et le métabolisme cellulaire. Elle est en outre aggravée par l'effet de situations personnelles. La recherche clinique nous apprend en effet que des sujets ayant connu des souffrances, un stress, un malaise ou une difficulté dans les relations avec autrui deviennent plus facilement dépendants. Ainsi le stress post-traumatique augmente-t-il le risque de dépendance de 50 %.

On considère généralement qu'il existe deux types de personnalités vulnérables à la dépendance : il y a, d'une part, ceux qui recherchent des sensations, qui ont besoin de vivre des situations fortes et de connaître une excitation permanente, qui sont plutôt des hommes, et, d'autre part, ceux qui ont à apaiser une souffrance ou un malaise et qui sont plus habituellement des femmes. Lorsque le produit fournit une grande satisfaction ou apaise une souffrance plus ou moins permanente, le sujet a davantage tendance à y revenir. Nous ne sommes donc pas égaux devant les produits. Si l'environnement joue un rôle dans l'incitation et la consommation, il existe donc, vraisemblablement, des vulnérabilités individuelles cumulant des vulnérabilités génétiques, sur lesquelles nous devons poursuivre les recherches, et des vulnérabilités liées à l'histoire personnelle, au malaise, au stress et aux violences subies - la plupart d'entre nous ont expérimenté les effets bénéfiques de l'alcool face à un chagrin d'amour : eh bien, ceux qui éprouvent une souffrance due à l'abandon sont davantage portés à revenir à l'alcool lorsqu'ils l'ont « trouvé ».

Tous les produits ne sont pas non plus « égaux » et les dangers du cannabis ne peuvent être comparés avec ceux de l'héroïne ou de la cocaïne. Soignant de nombreux patients dépendants au cannabis dont certains présentent une schizophrénie aggravée par cette drogue, je ne les minimise pas mais, statistiquement, ces cas sont en quantité minime. Le risque est davantage un risque social, lié à l'illégalité des circuits parallèles et à la délinquance qu'entretient la consommation du produit, qu'un risque de santé publique. Ce dernier est bien supérieur avec l'alcool qui, à la fois, procure le plus de plaisir et entraîne le plus de dommages - les encéphalopathies liées à l'alcool sont infiniment plus nombreuses que les schizophrénies liées au cannabis. Le tabac, quant à lui, est également très addictogène et tue beaucoup. Il « accroche » par le besoin qu'on en a, en particulier quand on est anxieux ou déprimé, mais il n'induit aucune complication sociale ou trouble de comportement.

Peut-on devenir dépendant des produits de substitution aux opiacés ? Les produits qui « accrochent » sont ceux qui provoquent de l'attente et un plaisir rapide, puis viennent à manquer, comme les relations passionnément amoureuses ou les jeux d'argent. Les barbituriques hypnotiques, comme le Rohypnol, le Valium ou le Stilnox, produits rapidement absorbés et disparaissant rapidement de l'organisme, provoquent des dépendances. En revanche, le Gardénal, le Lexomil et les autres produits à longue durée de vie ne produisent pas cet effet de « shoot » et de manque. Lorsqu'ils lui font défaut, le sujet éprouve un syndrome de sevrage, mais sans le besoin compulsif d'y revenir qui caractérise l'addiction et la toxicomanie. C'est le cas de la méthadone ou du Subutex - lequel peut néanmoins être utilisé aussi de façon toxicomaniaque. La méthadone, opiacé de synthèse, permet de stabiliser le fonctionnement cérébral et le système de récepteurs altérés par l'héroïne sans provoquer les mêmes effets comportementaux. Lorsque le patient n'est pas prêt à être sevré de méthadone, la prise de celle-ci présente donc plus de bénéfices que le sevrage qui induirait des risques de rechute.

S'il reste statistiquement vrai que, dans la plupart des cas, le sevrage absolu est indispensable pour les alcooliques profondément dépendants, on sait aussi à présent que certains patients, moins dépendants parce que présentant moins de vulnérabilités personnelles, reviennent à des consommations contrôlées. C'est du reste le résultat recherché avec les produits actuellement en cours de développement. Il est donc difficile d'appliquer un modèle de l'abstinence totale et nous devons pouvoir disposer d'une palette de prises en charge pour adapter nos propositions aux différents types de patients - ce qui suppose aussi des praticiens correctement formés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Peut-on rompre la dépendance, ou faut-il une certaine maturité pour y parvenir, après un long parcours ? D'ailleurs, au-delà du soin, l'accompagnement social n'est-il pas entièrement à revoir ?

Qu'en est-il, enfin, de votre proposition de supprimer l'incrimination de l'usage privé de stupéfiants ?

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Quels sont les produits efficaces pour combattre la dépendance et quelles sont les perspectives thérapeutiques ?

M. le professeur Michel Reynaud . - L'industrie est très active depuis quelques années et des pistes existent pour le traitement des addictions. Elles reposent sur les interactions entre les récepteurs qui « modulent » la voie du plaisir et de la motivation - les cannabinoïdes peuvent ainsi intervenir dans le traitement du tabac ou de l'alcool et une action sur les récepteurs opiacés peut jouer sur le traitement des addictions au jeu ou à l'alcool. Pour les opiacés, le Subutex est plus utilisé en France que la méthadone, car moins dangereux, mais il est aussi plus facile à détourner. La Suboxone, utilisée dans d'autres pays, n'est actuellement pas disponible en France, du fait de la politique des laboratoires pharmaceutiques comme du refus du ministère de la santé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La consommation de cannabis à l'adolescence, période où le cerveau est en pleine évolution, n'ouvre-t-elle pas la voie à la dépendance à d'autres produits plus nocifs ?

M. le professeur Michel Reynaud . - La consommation de cannabis est désormais massive, ce qui n'était pas le cas voilà vingt ans. J'ai le souvenir qu'au début des années 2000, M. Bernard Kouchner et Mme Nicole Maestracci me traitaient de dangereux réactionnaire parce que j'avais déclaré que la consommation de cannabis présentait des dangers. Le changement de représentation est intervenu au cours de l'année 2002, lorsque le nouveau gouvernement a mis l'accent sur les questions d'insécurité. Le cannabis n'était pas anodin auparavant et n'est pas plus dangereux depuis lors, mais le danger réside dans sa consommation massive par des jeunes qui présentent une vulnérabilité cérébrale à ce produit. Plus on commence tôt, plus on a de chances de devenir dépendant et plus on altère ses circuits cérébraux. Le premier moyen de réduire les dommages consiste donc à éviter, dans toute la mesure du possible, toute consommation de la part des moins de dix-huit ou vingt ans... qui sont précisément ceux qui cherchent à consommer. Les protéger est un enjeu de santé publique absolu et l'action en ce sens devrait être d'une extrême fermeté.

Le cannabis par lui-même n'induit pas un risque de passage à l'héroïne. Les héroïnomanes sont tous des fumeurs, mais les fumeurs de cannabis cessent généralement de consommer vers trente ans, lorsque leur organisation de vie a changé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Le cannabis consommé actuellement est-il plus dangereux que par le passé ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Le cannabis actuel est beaucoup plus dosé, et donc plus dangereux. On ignore sa teneur exacte en tétrahydrocannabinol (THC) et en cannabinol, l'une de ces substances étant plutôt hallucinogène et l'autre plutôt apaisante, mais le mode de fabrication quelque peu artisanal se traduit par une augmentation indubitable du taux de THC qui accroît la nocivité du produit. Au Maroc, la réduction des surfaces cultivées a été compensée par une augmentation du nombre de récoltes et du taux de THC. Aux Pays-Bas, l'autorisation de la consommation conjuguée à l'interdiction de la production a favorisé le développement de circuits mafieux et la production de drogues de synthèse. Il conviendrait donc de ne pas autoriser l'utilisation de ces substances en laissant subsister les circuits mafieux. Sans nier la nocivité du cannabis, c'est, je le répète, dans ces circuits et dans la délinquance qu'ils entretiennent que réside le principal danger.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Si je comprends bien, vous n'êtes pas favorable à la légalisation du cannabis.

M. le professeur Michel Reynaud . - En tant que médecin, je serais pour interdire tous les produits dont la consommation amène des malades dans mon service, qu'ils soient licites ou illicites ! Je sais toutefois que ce n'est pas possible, du fait du plaisir qu'ils procurent et de l'existence de circuits de production et de distribution. Si donc les médecins doivent affirmer les dangers de ces produits, il convient aussi - mais cela relève moins de leur compétence - de peser les effets sociaux d'une interdiction, en particulier les effets sur la délinquance. Le cannabis est un produit dangereux, mais moins dangereux pour la santé publique que certains produits licites et que d'autres produits illicites comme la cocaïne ou l'héroïne, pour lesquelles le risque d'addiction ne fait aucun doute. Les tentatives d'interdiction de la consommation de cannabis sont infructueuses et ont des effets pervers - aggravation de la délinquance, impossibilité de connaître la composition exacte des produits consommés...

Quant à la proposition de ne plus incriminer l'usage privé, elle se fonde sur le droit de disposer de soi-même. On ne peut réglementer le rapport de chacun à son corps, même si ce rapport conduit à se faire du mal. En revanche, tout ce qui fait du mal à autrui devrait être interdit et pénalisé. La question est de déterminer les avantages et les inconvénients respectifs de l'interdiction et de la légalisation.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Dans certaines classes d'âge - parfois dès la sixième ou la cinquième -, ne pas fumer devient l'exception.

M. le professeur Michel Reynaud . - Nous pouvons tous nous accorder sur le fait que les moins de dix-huit ans ne devraient fumer ni tabac ni cannabis, et sur la nécessité de nous donner les moyens de l'empêcher. Or, la stratégie actuelle ne me semble pas permettre d'éviter la situation que vous décrivez.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La polyconsommation s'observe parfois dès le collège et certains des plus jeunes ne savent même pas ce que contiennent les cachets qu'on leur donne. Le fait de légaliser un produit ne permettra jamais de contrôler le trafic d'autres produits. Il s'invente d'ailleurs chaque semaine de nouvelles drogues de synthèse.

M. le professeur Michel Reynaud . - On peut faire l'hypothèse que si les drogues de synthèse et la cocaïne empruntent les circuits de diffusion du cannabis, elles n'intéressent aujourd'hui que peu de gens et n'« accrochent » que ceux qui sont vulnérables socialement et psychologiquement - ce qui sera difficile à empêcher. J'ignore toutefois si l'implantation massive des circuits de distribution du cannabis dans les collèges et lycées, où ils servent de plateformes à de petits trafiquants « multicartes », ne permettra pas à des jeunes consommateurs de cannabis d'avoir accès à d'autres produits.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Vous avez souligné à juste titre le caractère complexe de la vulnérabilité génétique face à la dépendance. On ne peut en effet considérer que tout est joué d'avance et l'existence de cette vulnérabilité n'empêche ni une action sociale, ni l'exercice du libre arbitre.

Existe-t-il des techniques d'imagerie permettant de mettre en évidence la dégradation des récepteurs d'un sujet ou, à l'inverse, de déterminer si un traitement a été suffisamment efficace pour qu'on allège le traitement médicamenteux ou la psychothérapie ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Vous avez raison, la vulnérabilité génétique ne doit pas conduire à poser le problème en termes de « tout ou rien ». Qu'elle existe ne signifie nullement, du reste, que certains seraient à l'abri de tout risque. Ce sont, au bout du compte, des interactions entre les gènes et l'environnement qui font la vulnérabilité.

L'identification des voies génétiques altérées est un sujet passionnant mais cette recherche n'a encore abouti à aucune application pratique. Il est regrettable que nous ne disposions pas des mêmes moyens que la recherche sur le cancer qui permet de dispenser des médicaments spécifiques - et donc plus efficaces - en fonction des vulnérabilités génétiques. Nous essayons cependant, dans notre service, d'avancer dans cette voie de la pharmacogénétique, à la mesure des moyens qui nous sont alloués.

L'imagerie cérébrale fournit aujourd'hui une bonne approximation du fonctionnement de certains récepteurs. Les travaux que nous menons avec le Commissariat à l'énergie atomique, à Orsay, nous permettent d'observer l'occupation des récepteurs par le produit ou par le médicament et leur libération sous l'effet des différents médicaments administrés. Il est vraisemblable que, d'ici une dizaine d'années, on pourra de la même façon mettre en évidence les interactions et voir à quel moment il devient possible d'arrêter le traitement ou souhaitable de modifier la psychothérapie. Pour l'heure, l'approche reste très empirique.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Comment peut-on distinguer entre la part du génétique et les prédispositions sociales et psychologiques, sachant que l'acquis commence in utero ? Certains gènes prédisposent-ils à l'addiction ? En a-t-on trouvé ? Si oui, que peut-on faire pour éviter au sujet de tomber dans l'addiction ?

La question de l'acquis et de l'inné est tranchée depuis longtemps, me semble-t-il, et je suis convaincue que l'individu est avant tout constitué d'acquis - si ce n'était pas le cas, il faudrait abandonner à leur sort les « lignées » d'alcooliques ou, idiotie suprême, imputer la réussite à la « bosse des maths » ! On trouve toujours dans le vécu des toxicomanes la cause acquise, sociale ou psychologique, du basculement.

M. le professeur Michel Reynaud . - On ne saurait identifier un gène particulier. Il semble au contraire que nous soyons devant une combinaison de vulnérabilités génétiques et de prédispositions qui s'expriment en fonction des événements de vie et des circonstances sociales. Mais, de même que la génétique n'explique pas tout, nous ne sommes pas que de l'acquis : toutes les femmes battues ou violées ne deviennent pas alcooliques, tous les enfants abandonnés ou maltraités ne deviennent pas toxicomanes. En bref, il n'y a pas plus de déterminisme génétique que de déterminisme psychologique ou social. Nous subissons des déterminismes multiples, aucun n'étant absolu.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Votre troisième priorité consiste à « définir et organiser une prévention rationnelle, scientifique et efficace ». Que pensez-vous de la prévention collective telle qu'elle est pratiquée à l'heure actuelle, associant notamment les policiers et gendarmes et la médecine scolaire ? À quel moment une prise en charge individuelle s'imposerait-elle, spécialement en faveur des plus jeunes ?

M. le professeur Michel Reynaud . - La prévention collective fonctionne comme un « bruit de fond », qui sensibilise l'opinion et contribue à modifier les représentations sociales, mais il conviendrait aussi de développer la détection et la prise en charge précoces.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La campagne de prévention nationale ne serait donc pas très scientifique...

M. le professeur Michel Reynaud . - Elle l'est dans ses déterminants sociologiques et économiques, et elle s'appuie sur une réelle connaissance de la dangerosité des produits. Le problème tient à ce qu'elle bénéficie à ceux qui n'en ont pas besoin : ceux qui sont le plus en difficulté restent peu touchés par les campagnes et devraient donc faire l'objet de mesures de repérage précoces et plus individualisées, afin de leur éviter une évolution délétère.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Par qui ces actions doivent-elles être menées ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Selon moi, plutôt par des éducateurs, des psychiatres ou des médecins que par des gens venus du monde répressif. Certes, les policiers ont acquis une réelle compétence et la représentation qu'à d'eux la société aboutit à renforcer chez les jeunes la représentation de la drogue comme produit illicite. Mais mieux vaudrait une stratégie sanitaire qu'une stratégie répressive, qui coûte cher et rapporte peu. Je m'expose certes, ce disant, au reproche de prêcher pour ma paroisse, mais certains travaux montrent qu'un dollar ou un euro investi dans le soin est beaucoup plus efficace que s'il est investi dans la répression.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quelle est, dans cette stratégie, la place des centres d'injection supervisés ?

M. le professeur Michel Reynaud . - En tant que soignant, je considère que tout ce qui aide à réduire les risques est plutôt bénéfique, mais le débat s'est concentré sur un mode d'action qui n'est pas le plus efficace. Nous avons des données qui montrent que l'injection d'héroïne médicalisée est, pour certains consommateurs, la seule méthode qui permette de stabiliser leur situation. Les salles de consommation à moindre risque peuvent donner une chance de rencontrer des équipes médico-sociales pour entamer un processus de changement ou pour « limiter la casse » ; de même en est-il avec les bus méthadone « bas seuil ». Mais en attendre un changement profond serait illusoire. Il est utile que ces salles figurent dans la palette des moyens à notre disposition - mais au même titre que les communautés de sevrage, au profit, elles, des sujets pour lesquels l'abstinence est possible et souhaitable.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quels sont les pays européens qui délivrent de l'héroïne médicalisée ?

M. le professeur Michel Reynaud . - La Suisse, l'Allemagne et l'Espagne, et peut-être d'autres. Ce dispositif vise des populations pour lesquelles d'autres stratégies ont été essayées en vain - il diffère des salles d'injection à moindre risque qui sont plus un moyen de réduire les risques qu'un moyen de soigner.

Le sujet des addictions, d'une grande complexité, mérite un large débat public, donnant la parole à des experts non seulement en santé publique, mais aussi en droit et dans d'autres disciplines. Mais cela suppose un temps assez long de réflexion préalable si l'on veut que ce débat soit dépassionné - en l'état, il serait prématuré.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous souhaitons en effet que ce débat soit aussi peu idéologique que possible.

Monsieur le professeur Reynaud, je vous remercie.

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