MERCREDI 8 JUIN 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de M. Bernard Leroy, avocat général près la Cour d'appel de Versailles

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur Bernard Leroy, vous nous avez fait part de votre disponibilité pour partager avec nous votre expérience dans le domaine de la lutte contre les toxicomanies - vous avez notamment travaillé pour l'Organisation des Nations Unies sur le sujet. Soyez le bienvenu.

Quels enseignements avez-vous tirés de cette expérience, en tant que juriste et tout au long de votre parcours international ? La réponse qu'apporte la France au phénomène des toxicomanies vous paraît-elle adaptée, sachant qu'un récent rapport élaboré par une commission internationale a conclu à la nécessité de procéder à certains infléchissements ?

M. Bernard Leroy, avocat général près la cour d'appel de Versailles . - Pendant trente-deux ans, je me suis consacré à la lutte contre les toxicomanies. J'ai d'abord été juge d'instruction spécialisé dans les affaires de drogue, à Évry, avant de m'intéresser aux usagers et aux grandes filières du trafic, et de réfléchir à la mise en place d'une alternance thérapeutique. Devenu expert pour la Commission européenne, j'ai mené en 1990 la première étude comparative de toutes les lois européennes en la matière.

J'ai été recruté par l'Organisation des Nations Unies pour mettre en place un service d'assistance juridique destiné à aider les États à transcrire dans leur législation la convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes du 19 décembre 1988 et à réfléchir sur la stratégie à adopter face à la drogue. En vingt ans, j'ai travaillé avec une centaine d'entre eux et j'ai eu l'honneur de rédiger des projets de législation ad hoc pour l'Afghanistan, la Russie et les quinze républiques nées de l'ex-Union soviétique. Je me suis également beaucoup intéressé à la question de la légalisation de l'usage de drogues.

Mon sentiment est que nous allons dans le mur, aussi bien au niveau international que français : la dynamique ontologique du phénomène est de plus en plus inquiétante et des carences sont à déplorer non seulement dans l'interprétation de ce dernier, mais aussi dans les stratégies propres à le contenir.

La dynamique s'emballe. Aujourd'hui, dans le monde, 200 millions de personnes se droguent : 50 millions prennent des amphétamines, 23 millions des drogues de synthèse, 20 millions de la cocaïne, et 140 à 190 millions du cannabis. En France, la consommation se concentre autour du cannabis et de l'héroïne, la cocaïne progressant malgré tout de façon spectaculaire. Ces données, très impressionnantes, sont appelées, selon moi, à augmenter.

La commission des stupéfiants de l'Organisation des Nations Unies a classé 249 substances dans des tableaux, suivant les mesures de contrôle auxquelles elles sont soumises. Pour autant, nous avons calculé qu'en changeant une seule molécule de chacune de ces substances, on obtiendrait 10 000 combinaisons possibles de nouvelles drogues de synthèse, qui sont les drogues de l'avenir. En effet, celles-ci peuvent être fabriquées et distribuées sur place et ne nécessitent que de petits investissements. Par ailleurs, les trafiquants disposent de trois ans avant qu'elles ne soient classées dans des tableaux de substances interdites, que ce soit au niveau national ou international.

Les statistiques concernant l'offre sont tout aussi impressionnantes. Ainsi, au niveau mondial, on dénombre 400 000 hectares de cannabis, pour 110 000 tonnes de produit ; 167 000 hectares de coca, pour 845 tonnes de cocaïne ; 235 000 hectares de pavot, pour 8 900 tonnes d'opium et 735 tonnes d'héroïne. Le chiffre d'affaires de la drogue tourne autour de 325 milliards de dollars, dont 74 milliards pour la cocaïne et 65 milliards pour l'opium et l'héroïne.

Nous allons dans le mur parce que des facteurs culturels et sociétaux favorisent la demande de drogue : culture du produit « réponse à tout » ; « chimisation » de l'existence ; perte des points de repère ; banalisation de la consommation comme réponse aux problèmes de la vie. D'autres facteurs favorisent l'offre de drogue : mondialisation, crise, ou encore professionnalisation du crime organisé.

L'action menée au niveau tant national qu'international n'est pas à la hauteur. Ceux qui se disent experts ont une façon d'approcher le phénomène qui s'apparente à celle du café du commerce. Des réflexions qui n'en sont pas sous-tendent une action qui n'est pas structurée. Enfin, les moyens consacrés à la lutte contre la drogue ne sont pas adaptés à ce qu'exige la situation.

Nous allons dans le mur parce que la dépénalisation existe déjà de facto et que le recours aux médicaments licites s'est formidablement développé dans notre pays. Des personnes de plus en plus nombreuses traitent les problèmes de la vie courante avec des médicaments prescrits de manière excessive par le médecin - par exemple huit médicaments différents, dont deux pour dormir, pour une seule patiente dépressive !

Enfin, les conventions internationales sont appliquées de façon erratique et la prohibition est contournée par des moyens licites.

Trois conventions internationales ont été conclues en 1961, 1971 et 1988. À l'heure actuelle, elles ont été ratifiées par cent quatre-vingt trois États, ce qui est un niveau de ratification sans égal. Elles précisent quelles sont les substances prises en compte et les classent en quatre catégories qui déterminent leur régime : les drogues dont on considère qu'elles n'ont pas d'intérêt médical et qu'elles doivent être prohibées ; les substances qui ont un très grand intérêt médical - morphine ou grands analgésiques -, mais qui sont très dangereuses et donc interdites en dehors de l'usage médical ; les tranquillisants, interdits pour un usage non médical, mais prescrits de façon plus souple ; enfin, les précurseurs chimiques, qui sont indispensables pour fabriquer les drogues, mais qui n'en sont pas. Sur ce dernier point, la France n'a pas encore mis sa législation en conformité avec la convention du 19 décembre 1988. Cela supposerait d'identifier toutes les entreprises qui utilisent, pour des raisons légitimes, des précurseurs chimiques et de détecter les dispositifs de diversion.

Le rôle moteur de la demande est très inquiétant. De retour en France après vingt ans, j'ai ainsi appris que l'on trouvait de la drogue dans nos villages les plus reculés. Les médias comme les intellectuels sont fascinés par la drogue et l'impression de toute puissance qu'elle procure. N'importe qui peut dire n'importe quelle stupidité sur la légalisation mais il est écouté alors qu'il n'apporte aucun argument valable. Les hommes politiques sont hésitants. Ils n'osent plus prendre fermement position contre la légalisation. Or, on peut fort bien se prononcer en faveur de la prohibition, avec des arguments solides, sans être un réactionnaire.

Les conséquences sont désastreuses. Toutes les semaines, je requiers à la Cour d'appel pour des affaires de drogue dans les cités des Mureaux, de Nanterre ou du Val d'Oise. Nous mettons à jour des systèmes pyramidaux mis en place par des individus qui terrorisent les jeunes qui travaillent pour eux. La drogue peut même menacer directement l'État de droit.

Au Cambodge, où j'ai eu l'honneur de travailler, un général, arrêté avec 100 kilogrammes d'héroïne, est reparti libre deux heures plus tard avec la marchandise, après que le canon d'un char d'assaut eut été pointé vers la porte du commissariat où il avait été emmené !

Au Maroc, où j'ai aussi travaillé, treize hauts magistrats ont été emprisonnés, car le crime organisé ayant acheté, avec l'argent du cannabis vendu en France, tout l'immobilier disponible dans la région, tenait les juges et les procureurs qui, pour se loger, étaient bien obligés de s'adresser à lui...

Au Mexique, la situation est devenue quasiment hors contrôle. On a par exemple trouvé 215 millions de dollars dans une maison, une somme que, vraisemblablement, les mafias s'apprêtaient à donner au gouvernement pour les prochaines campagnes électorales.

Dans ce contexte, il est urgent de procéder à une réflexion et de se demander d'où vient le phénomène. Jusqu'à présent, on s'est contenté de poncifs. C'est pour cela que l'action ne donne pas de bons résultats et que les tenants de la légalisation peuvent prospérer.

Pourquoi la drogue, qui existe depuis que l'homme existe, a-t-elle proliféré dans les années 1960 ?

Avec la Seconde guerre mondiale, nous avons assisté au développement du « chimique bénéfique » : le pétrole qui faisait avancer les chars pour la liberté ; l'atome qui mettait fin à la guerre ; le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) qui sauvait les récoltes ; les plastiques que l'on retrouvait dans de multiples produits ; les antibiotiques, etc. Dans les années 1950 cependant, les gens ont commencé à s'interroger : l'atome risquait de provoquer une guerre nucléaire ; le pétrole, le DDT et les plastiques polluaient ; les antibiotiques étaient à l'origine de résistances, etc. Dans les années 1960, avec la société de consommation, la publicité s'est développée qui laissait croire que tous les problèmes pouvaient être résolus - si un enfant vous empêche de dormir la nuit, utilisez les couches Pampers ; si votre linge est gris, achetez la lessive Persil ; si vous avez des problèmes de libido, transcendez-les en roulant en BMW : à chaque problème, un produit. Enfin, alors que jusque-là l'enfant devenait directement un adulte, avec le baby-boom sont apparus les adolescents qui, justement, ne savent pas qui ils sont - ni des enfants, pas encore des adultes. Aussi se mettent-ils à fonctionner sur le mode éthologique, comme les oiseaux, tant ils ont besoin des signes d'appartenance à un groupe auquel ils peuvent s'identifier : des cheveux verts, des jeans, éventuellement la drogue, et mille autres choses.

La résultante de tous ces éléments a été que les enfants d'après guerre, pour dire leur opposition à leurs parents, utilisèrent de manière métaphorique des substances que leurs parents considéraient comme du « mauvais chimique », par rapport au « bon chimique » qu'ils utilisaient eux-mêmes. À partir de là, toute une dialectique s'est créée autour de ce que Freud appellerait l'oralité. Nous pourrions parler d'un « syndrome du Titanic » : des facteurs puissants qui stimulent la demande et qui font un trou dans la coque. L'offre de drogue s'est alors mise à exploser. Les années 1960 ont été celles du cannabis, du diéthylamide de l'acide lysergique (LSD) et des hippies qui voulaient voir le monde autrement. Les années 1970 ont été celles de l'héroïne, des junkies et de la guerre du Vietnam. Les années 1980 ont été les « années fric », avec la cocaïne. À partir des années 1990, se sont développées les drogues de synthèse.

Penser la drogue comme quelque chose qui vous tombe sur la tête est une grave erreur : prendre de la drogue est une stratégie, un aménagement de son rapport à soi, aux autres et à la réalité. On a eu le tort de développer des théories déresponsabilisantes et de jouer sur la victimisation : le drogué est le seul qui puisse se sortir de la drogue. Cela ne nous dispense pas de l'y aider, et j'ai moi-même fondé un centre de soins, « Essonne Accueil », qui joue un grand rôle dans le département. Mais n'oubliez pas que si on considère le drogué comme une victime, il en jouera. Car dans son rapport aux autres, il est très souvent dans la toute-puissance.

Pour illustrer les méfaits de la drogue, les Britanniques avaient ainsi montré des drogués dans leur cercueil. L'effet de leur campagne a été désastreux. En effet, ils avaient en fait fourni un argument aux toxicomanes qui pouvaient ainsi dire à leurs parents : si vous ne vous intéressez pas à moi, voilà ce qui va m'arriver !

Il serait temps qu'au bout de cinquante ans, nous soyons capables d'analyser le phénomène pour ce qu'il est, et non pas pour ce que cela nous arrange de croire qu'il est. Car c'est cette erreur d'analyse qui explique, selon moi, que nous ayons eu jusqu'à présent du mal à réagir.

À cet égard, je suis consterné par tout ce que j'entends concernant la légalisation. Depuis cent ans, d'innombrables expériences ont été menées en la matière. Elles ont toutes échoué. Mais cela n'empêche pas certains de la défendre.

Que se passerait-il si on légalisait le cannabis ? Nous pouvons nous appuyer sur ce qui s'est passé au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

En 2004, quand M. Tony Blair a changé la classification du cannabis pour réduire la gravité de sa consommation, les trafiquants en ont immédiatement relevé la teneur en principe actif pour s'assurer un avantage commercial : aujourd'hui, si le gouvernement français légalisait le cannabis, il autoriserait une teneur en tétrahydrocannabinol (THC) de 5 % ; immédiatement, arriverait sur le marché une drogue dont cette teneur serait de 25 % ou 50 %. Le résultat a été le même aux Pays Bas avec le cannabis de type « nederwiet ou « skunk » - qui est un cannabis de synthèse. Et la France serait autosuffisante dans les cinq ans.

Le cannabis thérapeutique - le dronabinol - est bien autorisé par l'Organisation des Nations Unies depuis 1989, mais en prendre n'a rien de chic : les drogués préfèrent avoir leur pot de cannabis sur la fenêtre. Cela fait partie de la provocation et incite à la légalisation.

Si nous légalisons la distribution et l'usage du cannabis, nous perdrons le contrôle de la situation - sachant qu'alors nous nous orienterions vers la légalisation d'autres drogues. Pourtant, cela n'empêche pas une potentielle candidate à la présidentielle de dire qu'elle commencerait par là !

Lorsque j'assiste à des conférences sur le sujet, j'ai l'habitude de demander si les mineurs pourraient « bénéficier » de la légalisation. La main sur le coeur, on me répond que non. Mais la discussion est sans objet : la légalisation s'accompagnerait d'un trafic gigantesque en direction des mineurs, à partir de l'approvisionnement licite des majeurs. Les trafiquants de Nanterre, au lieu de se donner le mal de faire venir le cannabis du Maroc, le feraient venir de Saint-Denis. Les prix feraient la culbute. L'extrême droite, dans ces conditions, ne tardera pas à arriver au pouvoir avec des parents confrontés à cette situation.

Je voudrais que l'on réfléchisse au problème de la fin de l'interdit. L'interdit, ce n'est pas la loi. C'est bien plus fondamental. La nature nous a donné cinq sens pour communiquer avec l'extérieur. Le drogué s'en procure un sixième, qui relève de la toute puissance. Prendre de la drogue, c'est vouloir être Dieu.

Imaginez qu'un gouvernement décide de légaliser. Qu'on le veuille ou non, cela aura un caractère incitatif. L'enfant pourra créer un rapport de force avec ses parents. Qu'en sera-t-il de la prévention et de l'éducation ?

Il faudrait par ailleurs être conscient que les drogués ont souvent de sérieux problèmes que la drogue ne saurait résoudre. Légaliser celle-ci ne pourrait donc leur fournir les vraies réponses. Et dans cinq ou dix ans, la situation risquerait d'être comparable à celle de l'affaire du sang contaminé avec des parents et des responsables qui demanderaient pourquoi les jeunes meurent de surdose.

La légalisation signifierait en outre que la France renierait des conventions internationales, dont elle a pourtant été le promoteur. Alors que nous avons incité des pays - qui croient encore à certaines valeurs et qui estiment qu'interdire la drogue a du sens - à ratifier ces conventions, voilà que nous nous libérerions de cette contrainte ?

Quant à prétendre que la légalisation ruinerait la mafia, c'est une imposture absolue. Le traité de Westphalie est toujours d'actualité, en ce sens que les États font ce qu'ils veulent sur leur territoire. Pour ruiner la mafia, il faudrait donc que tous légalisent toutes les drogues le même jour. Sachant que pour des sujets plus anodins comme la standardisation des prises électriques au niveau mondial, cinquante conférences sont nécessaires pour établir trois protocoles et dégager dix-huit solutions, il est illusoire de penser que l'on ne puisse jamais universellement légaliser les drogues.

La légalisation transformera au contraire le monde en « peau de léopard ». Elle facilitera le travail des trafiquants qui ne feront plus venir la drogue d'Afghanistan, mais du Luxembourg, où ils l'achèteront à un prix ridicule pour la revendre au prix fort. La mafia deviendra ultra-puissante.

L'argument des prix est tout aussi stupide. Actuellement, la morphine médicale coûte 6 euros la plaquette. Les trafiquants la vendent 1 000 euros, mais ils peuvent baisser son prix à 5 euros sans aucun problème : ils n'ont pas de charges sociales, pas d'impôts et ils paient à peine leurs ouvriers. Si on élargit l'assiette des utilisateurs, il leur sera possible de faire des profits gigantesques tout en contractant les prix. Et la concurrence sera impitoyable au sein de la mafia qui inondera le marché de drogues de plus en plus violentes, puissantes et originales.

Enfin, dans notre société, le nombre de gens qui ont besoin d'une « béquille chimique » est incomparablement supérieur à celui de ceux qui prennent de la drogue. La loi permet, entre autres, de maintenir l'immense majorité des gens qui n'en prennent pas « en dehors » de la drogue. Si on la légalise, ceux qui n'y auraient jamais pensé préféreront, le jour où ils auront besoin d'un tranquillisant, s'adresser à un revendeur en bas de la rue plutôt que d'entrer dans un parcours de soins impliquant médecin, pharmacien et Sécurité sociale. Le réservoir potentiel d'usagers serait ainsi gigantesque.

La prohibition a eu de l'effet. Malgré les terribles problèmes que nous rencontrons, le phénomène a été contenu. Va-t-on choisir de perdre en rase campagne la bataille de la drogue, après avoir perdu celle du tabac et de l'alcool ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Compte tenu la consommation de masse, êtes-vous partisan d'une contraventionnalisation de l'usage ?

M. Bernard Leroy . - Je l'ai été longtemps, mais je ne sais plus trop quoi penser maintenant. Aujourd'hui, la peine requise pour usage de stupéfiants est d'un an de prison, mais elle n'est quasiment jamais appliquée. Donc, on ne met pas les drogués en prison. Envoyé par l'Organisation des Nations Unies en Italie en 1993, année où ce pays s'était prononcé par référendum pour la dépénalisation, j'ai demandé au directeur de l'administration pénitentiaire combien de détenus étaient emprisonnés pour usage de drogue : 201 sur environ 50 000 détenus !

De nombreux États ont adopté des systèmes d'amendes. Cela pourrait se justifier en France, dans la mesure où la loi n'est pas appliquée, ce qui ne fait que la décrédibiliser, et où son application effective ne serait pas gérable.

L'intérêt de la contraventionnalisation est double : une sanction moins violente que la prison - plus adaptée à l'infraction -, et une faisabilité accrue pour traiter de la délinquance de masse. Néanmoins, le risque est que le changement soit perçu comme une reculade et comme un feu vert à l'usage de drogues, et l'amende assimilée à une formalité pour pouvoir se droguer. Les tribunaux, quant à eux, déjà écrasés de travail, ne pourraient pas gérer la situation.

Cela me conduit à vous parler des alternatives thérapeutiques. Le Subutex, malgré ses inconvénients - risques de chronicisation de sa consommation et d'alcoolisation - a permis d'enregistrer des progrès dans la prise en charge des héroïnomanes. J'ai moi-même envoyé des centaines de drogués se faire soigner, avec quelques résultats. Mais maintenant il n'y a plus ni injonction ni prise en charge thérapeutique. Cela dit, je ne considère pas que le recours à la drogue procède de la maladie. C'est bien plutôt un mode de fonctionnement - le professeur canadien Dollard Cormier a écrit un livre remarquable à ce sujet - qui a, j'en conviens, des conséquences sanitaires graves.

Mais revenons-en à la contraventionnalisation : le 2 de l'article 3 de la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes du 19 décembre 1988 oblige les États signataires à faire de l'usage de stupéfiants une infraction pénale. En faire une contravention passible d'une amende administrative irait à l'encontre de cette convention.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des salles de consommation supervisées comme il en existe en Suisse ?

M. Bernard Leroy . - Le dispositif permet au drogué d'être dans la toute puissance. Il lui permet de faire ce que vous ne voudriez pas qu'il fasse, et à le normaliser. Je reconnais qu'il peut parfois avoir du sens, notamment pour les héroïnomanes. Mais allez-vous superviser la consommation de cocaïne, de cannabis, ou d'ecstasy ? Il faut raison garder.

Les problématiques liées à la consommation d'héroïne - syndrome d'immunodéficience acquise, partages de seringues - ont par ailleurs perdu de leur acuité. En la matière, on peut dire que la situation est sous contrôle. De fait, depuis trente ans, le nombre d'affaires concernant des héroïnomanes a bien baissé. Il convient donc de faire preuve de souplesse et d'intervenir dans certains cas, sans se prêter à la manipulation.

Une vraie réflexion sur le sens du phénomène devrait être engagée dans notre pays. Mais attention de ne pas réitérer l'erreur commise en 1970, année où M. Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, avait fait adopter la loi du 31 décembre relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l'usage illicite de substances vénéneuses.

À l'époque, il aurait fallu d'abord cerner le phénomène, puis se pencher sur les solutions à y apporter. Or les pouvoirs publics français se sont contentés de plaquer sur le phénomène des solutions déjà existantes : le recours au juge et au médecin, alors qu'ils auraient dû aussi impliquer la société civile.

Quand votre bébé pleure la nuit, vous vous sentez concernés et vous réglez le problème, car il n'y a pas de ministère des bébés qui pleurent dans le noir. Quand votre enfant se drogue, vous prenez l'annuaire téléphonique pour savoir qui est en charge du problème. Voilà ce qu'a généré l'approche qui a été développée dans tous les pays développés, à partir des années 1970.

Le travail est gigantesque, d'autant que les écologistes, qui ont pourtant un autre rapport au chimique, sont favorables à la légalisation. Toujours est-il que les Français sont capables de mener une réflexion véritable sur le phénomène, en mettant dans la balance tous ces paramètres. Responsabiliser la société civile, en lui fournissant d'autres éléments que ceux qui sont avancés dans le débat sur la légalisation, permettrait d'avancer.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Merci pour vos propos, que je partage en grande partie. Je pense moi aussi que nous allons dans le mur et qu'il faut adopter une approche du phénomène qui soit sociale, et non plus seulement médicale.

Comme vous l'avez dit, depuis dix ans, il n'y a plus d'affaires de drogues, en tout cas d'affaires impliquant les consommateurs. J'ai bien peur que la contraventionnalisation ne change rien, si les textes ne sont pas davantage appliqués. Mais pour que le système fonctionne mieux, que faudrait-il mettre en place ?

M. Bernard Leroy . - Avec le médecin et le juge, nous sommes allés au bout de la spécialisation. Il faut maintenant s'adresser à tous les corps intermédiaires. Je me souviens que dans les années 1980, à Évry, une association du contrôle judiciaire avait été chargée de suivre les drogués. Nous pourrions faire de même, en utilisant les mêmes méthodes que celles des juridictions interrégionales spécialisées, pour étudier tous les aspects de la vie des usagers. Mais cela ne relève pas de la responsabilité du procureur général. Ce dernier pourrait néanmoins contribuer à un dispositif impulsé à un niveau plus général. Je pense, par exemple, à la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

J'ai créé des instances équivalentes à cette mission interministérielle dans de nombreux pays dans le monde, en essayant de faire en sorte qu'elles soient compétentes pour l'offre et la demande, pour la réflexion et pour l'international. Mais chez nous, on a voulu cantonner la mission interministérielle à certains domaines. Il faudrait se demander qui est en charge de quoi, et comment on pourrait cerner les différents aspects du problème.

Le recours à la drogue est une réalité protéiforme. Il faut être capable de s'y adapter. Vous connaissez tous des gamins qui ont fumé du haschich. Ils ne vous paraissent pas pour autant de grands malades et vous ne les voyez pas en prison. Envoyer dans un centre de soins celui qui a fumé un joint est inadapté. Mais qui charger de cette réalité protéiforme, pour que son action soit crédible et efficace ?

M. Patrice Calméjane, député . - Pensez-vous que les actions menées par l'Éducation nationale au collège ou au lycée sont suffisantes ? Connaissez-vous des pays où les actions de sensibilisation obtiennent de bons résultats ?

M. Bernard Leroy . - J'ai été impressionné par la façon avec laquelle les Slovaques ont procédé. Ils ont voulu que nous les aidions à rédiger une loi-cadre pour cerner le problème et définir une stratégie nationale, avant de décider du contenu du code pénal ou encore du code de la santé publique. Ils ont consacré un volet à la prise en charge du problème par l'Éducation nationale. Même la Russie mène une réflexion au niveau scolaire.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des tests de dépistage ?

M. Bernard Leroy . - Je m'en méfie beaucoup. Je fais partie de la section internationale de l'Association des juges jamaïcains des Drug courts. Je me rends tous les deux ans à leur congrès, aux États-Unis, et j'ai pu constater que les fabricants d'appareils destinés à analyser les urines, dont l'industrie est en plein développement, avaient tendance à pousser les juges à y recourir.

En France, l'Éducation nationale est obsédée par la mauvaise image qu'elle pourrait avoir si elle reconnaissait des problèmes de drogue au sein de ses établissements. Elle est donc dans le déni de la réalité.

J'ai été pendant dix ans responsable de la formation des magistrats sur la drogue et j'ai mené de nombreuses actions avec l'Éducation nationale, notamment avec toutes les écoles normales d'instituteurs de la région parisienne. Le travail était très intéressant, car les étudiants étaient motivés. À un moindre niveau, il faudrait que l'encadrement administratif abandonne cette peur de la stigmatisation et intègre la lutte contre les stupéfiants dans le projet éducatif des établissements Ce serait tout à fait concevable, en raison de la qualité des personnels. Mais nous en sommes encore loin.

Mme Fabienne Ladrette-Ménager, députée . - Je suis entièrement d'accord avec vous sur la nécessité d'une approche sociétale du phénomène. Mais je remarque que l'Éducation nationale n'est pas le seul secteur susceptible de susciter une prise de conscience par rapport à la drogue. Le cinéma pourrait y contribuer. Or, je suis allée voir LOL avec ma fille : dans ce film, les parents fument du cannabis avec leurs enfants ! Il faudrait bien plutôt que les cinéastes participent à la « ringardisation » du phénomène.

Je remarque que ce n'est pas le fait de nombreux politiques qui considèrent comme assez moderne la dépénalisation, ou tout au moins la contraventionnalisation de l'usage des drogues. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas laisser à l'Éducation nationale le soin de faire ce que les politiques ou les parents ne font pas.

Un pays a-t-il donné une image un peu « ringarde » du phénomène de la drogue ?

M. Bernard Leroy . - Les Américains s'y essaient. Ils utilisent malheureusement des méthodes behavioristes ou comportementales qui n'auraient pas de succès dans notre pays. En revanche, ils mènent des actions intéressantes auprès des jeunes enfants.

Les Asiatiques font de même. Mais il faut savoir qu'ils ne fonctionnent pas comme les Occidentaux. Chez eux, les enfants sont très encadrés.

Plus généralement, la prise de drogues a un rapport avec la culture locale. Il existe trois sortes de drogues : à effet sédatif, pour être « down »; à effet stimulant, pour être « high »; et à effet hallucinogène. Les Américains, qui sont d'abord dans la performance, préfèrent la cocaïne, qui est un stimulant ; quand ils lèvent le pied, ils sont dans la folie du LSD. Les Japonais, qui sont dans la performance, consomment des amphétamines ; mais ils n'utilisent pas d'héroïne, car cela les ferait mal voir et, pour eux, le regard de l'autre est très important. Les Français, qui sont dans la dépression, préfèrent les drogues à effet sédatif.

Je terminerai sur un phénomène inquiétant : les nouvelles stratégies des trafiquants.

L'héroïne est un gros problème, mais le nombre de ses consommateurs stagne : en France, il est de 160 000 depuis cinquante ans. De ce fait, les trafiquants ne peuvent espérer qu'une augmentation limitée de la masse de leurs clients héroïnomanes. Ils développent donc en Europe leur trafic de cocaïne, maintenant que le marché des États-Unis est arrivé à saturation. En même temps, ils conseillent aux cocaïnomanes de prendre un peu d'héroïne pour pallier le côté désagréable de « l'atterrissage » qui suit la prise de cocaïne.

Par ailleurs, l'héroïne se conserve cent ans sans altération. On peut donc prendre son temps pour l'envoyer à 1 000 kilomètres. Ce n'est pas le cas de la cocaïne, dont la date de péremption est très rapide. Donc, ils la distribuent localement.

Avant de quitter l'Organisation des Nations Unies, j'ai rencontré le ministre chargé du commerce extérieur du Maroc. Je lui ai demandé quelle quantité de permanganate de potassium, produit utilisé pour la production de cuir, était importée de Chine. En un an, elle était passée de 200 à 400 tonnes ! Car les trafiquants envoient maintenant de la « pasta » de cocaïne au Maroc et utilisent le permanganate de potassium pour effectuer le lissage et la transformer localement en cocaïne.

Au Kosovo, qui est en train de devenir le point central d'arrivée de la cocaïne en Europe, les trafiquants ont envisagé de faire pousser localement de la coca.

J'ai également découvert de nouvelles stratégies en Afghanistan, où je me suis rendu plusieurs fois. Pour approvisionner la Russie, les trafiquants passaient par le Tadjikistan. Mais ils se sont aperçus que la police tadjik, lorsqu'elle arrêtait l'un d'eux, l'éliminait pour revendre sa drogue. Voilà pourquoi ils passent maintenant par l'Ukraine et la Roumanie en adoptant une nouvelle méthode : ils achètent la route - par exemple, les policiers, les douaniers, les juges en place sur 500 kilomètres, et cela tous les six mois.

Ainsi le phénomène de la drogue présente-t-il toute une série d'aspects qui nécessiteraient, de la part de la France, des ajustements. Cela nous permettrait d'adopter des conduites mieux adaptées face aux trafiquants.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci, monsieur l'avocat général.

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