LA DECLARATION DE WINGSPREAD
Altérations du développement sexuel
induites par les produits chimiques :
le sort commun des animaux et des hommes
Énoncé du problème
De nombreux composés libérés dans
l'environnement par les activités humaines sont capables de
dérégler le système endocrinien des animaux, y compris
l'homme. Les conséquences de tels dérèglements peuvent
être graves, en raison du rôle de premier plan que les hormones
jouent dans le développement de l'organisme. Face à la
contamination croissante et omniprésente de notre environnement par des
composés susceptibles de produire de tels effets, un groupe de
spécialistes de toutes disciplines s'est réuni à
Wingspread (Wisconsin, États-Unis), du 26 au 28 juillet 1991, afin de
faire le point sur les connaissances à ce sujet. Les participants
provenaient de diverses disciplines : anthropologie, écologie,
endocrinologie comparée, histopathologie, immunologie, mammalogie,
médecine, psychiatrie, psychoneuroendocrinologie, physiologie de la
reproduction, toxicologie, gestion de la faune, biologie des tumeurs, zoologie
et droit.
Les objectifs de cette rencontre étaient
:
1. De mettre en commun les découvertes de chacun et
d'évaluer l'ampleur du problème ;
2. De tirer des conclusions fiables des données
existantes ;
3. De proposer un programme de recherches afin de dissiper les
incertitudes qui subsistent.
Déclaration commune
La déclaration suivante est le fruit d'un consensus
entre les participants.
1. Nous savons avec certitude que :
· Un grand nombre de produits chimiques de
synthèse libérés dans la nature, ainsi que quelques
composés naturels, sont capables de dérégler le
système endocrinien des animaux, y compris l'homme. Il s'agit notamment
des composés organochlorés, qui, du fait de leur persistance,
s'accumulent dans les chaînes alimentaires. Ceux-ci comprennent certains
pesticides (fongicides, herbicides et insecticides) et produits chimiques,
ainsi que d'autres produits synthétiques et certains métaux
[1].
· De nombreuses populations d'animaux sauvages sont
d'ores et déjà affectées par ces composés. Les
effets incluent le mauvais fonctionnement de la thyroïde chez les oiseaux
et les poissons ; une baisse de fertilité chez les oiseaux, les
poissons, les coquillages et les mammifères ; une diminution des
éclosions chez les oiseaux, les poissons et les tortues ; des
malformations grossières à la naissance chez les oiseaux, les
poissons et les tortues ; des anomalies du métabolisme chez les oiseaux,
les poissons et les mammifères; la féminisation des mâles
chez les poissons, les oiseaux et les mammifères ; des anomalies de
comportement chez les oiseaux : la masculinisation des femelles chez les
poissons et les oiseaux ; des déficits immunitaires chez les oiseaux et
les mammifères.
· Les effets varient selon les espèces et les
composés. Toutefois, on peut faire quatre remarques : a. les
composés concernés peuvent avoir des effets très
différents sur l'embryon et sur l'adulte; b. les effets se manifestent
surtout sur la génération suivante, et non chez les parents
exposés ; c. la période d'exposition au cours du
développement de l'organisme est cruciale, déterminant l'ampleur
et la nature des effets ; d. la période d'exposition la plus critique
correspond à la vie embryonnaire, mais les effets peuvent ne pas se
manifester avant l'âge adulte.
· Les études en laboratoire confirment les
développements sexuels anormaux observés dans la nature et
permettent de comprendre les mécanismes biologiques mis en jeu.
· Les humains sont également affectés
par ces composés. Le distilbène, un médicament de
synthèse, et beaucoup de composés cités en note ont des
effets oestrogéniques. Les femmes dont les mères ont
ingéré du distilbène sont particulièrement
touchées par le cancer du vagin, par diverses malformations de
l'appareil reproducteur, par des grossesses anormales et des modifications de
la réponse immunitaire. Les hommes et les femmes exposés pendant
leur vie prénatale présentent des anomalies congénitales
de l'appareil reproducteur et une baisse de fertilité. Les effets
observés chez les victimes du distilbène sont semblables à
ce que l'on observe chez les animaux contaminés, dans la nature et en
laboratoire. Cela suggère que les humains partagent les mêmes
risques.
2. Nous estimons extrêmement probable que :
· Certaines anomalies du développement
constatées aujourd'hui chez les humains concernent des enfants adultes
de personnes ayant été exposées à des perturbateurs
hormonaux présents dans notre environnement. Les concentrations de
plusieurs perturbateurs des hormones sexuelles mesurées dans la
population américaine actuelle correspondent aux doses qui provoquent
des effets chez les animaux sauvages.
· À moins que la contamination de
l'environnement par les perturbateurs hormonaux soit rapidement
contrôlée et réduite, des dysfonctionnements
généralisés à l'échelle de la population
sont possibles. Les dangers potentiels, tant pour les animaux que pour l'homme,
sont nombreux, en raison de la probabilité d'une exposition
répétée ou constante à de nombreux produits
chimiques connus pour dérégler le système endocrinien.
· En approfondissant la question, de nombreux
parallèles nouveaux devraient surgir entre les études portant sur
la faune sauvage, celles effectuées en laboratoire et celles concernant
l'homme.
3. Les modèles actuels prévoient que :
· Les mécanismes d'action de ces
composés sont variables, mais d'une manière
générale : a. ils imitent les hormones naturelles en se liant
à leurs récepteurs ; b. ils inhibent les hormones en les
empêchant de se lier à leurs récepteurs ; c. ils
réagissent directement ou indirectement avec les hormones
elles-mêmes, d. soit en perturbant leur synthèse, e. soit en
modifiant le nombre de récepteurs dans les organes.
· Les hormones mâles et femelles peuvent
altérer le développement cérébral, qu'elles soient
exogènes (source externe) ou endogènes (source interne).
· Toute perturbation du système endocrinien
d'un organisme en formation peut altérer son développement : ces
effets sont habituellement irréversibles. Ainsi, de nombreux
caractères liés au sexe sont déterminés par les
hormones pendant une courte période de temps au début du
développement et peuvent alors être influencés par de
faibles variations de l'équilibre hormonal. Les faits suggèrent
que ces effets sont alors irréversibles.
· Les effets constatés sur la reproduction des
animaux sauvages devraient préoccuper les humains qui exploitent les
mêmes sources de nourriture, le poisson contaminé par exemple. Le
poisson est une source majeure de contamination chez les oiseaux. Les
mécanismes de dérèglement hormonal par les
organochlorés chez les oiseaux sont les mieux connus à ce jour.
Ils nous aident à comprendre comment l'homme pourrait partager le sort
des animaux, car le développement du système endocrinien des
oiseaux est très semblable à celui des mammifères.
4. Nos prévisions comportent de nombreuses incertitudes
parce que :
· La nature et l'ampleur des effets sur l'homme sont
mal connues. Nous possédons peu d'informations sur la contamination des
humains, en particulier sur les concentrations de polluants chez l'embryon.
Cela est dû au manque d'effets réellement mesurables et
d'études portant sur plusieurs générations et simulant la
contamination ambiante.
· Alors que nous possédons de nombreuses
données sur la diminution de l'aptitude des animaux à se
reproduire, les données sur les modifications du comportement sont moins
étayées. Mais les faits sont suffisamment pressants pour que l'on
cherche à combler rapidement ces lacunes.
· Le pouvoir de nombreux composés
oestrogéniques, comparé à celui des oestrogènes
naturels, est inconnu. Ce point est important, car les concentrations sanguines
en certains composés dépassent celles des oestrogènes du
corps.
5. Nous estimons que :
· Les tests de toxicité devraient être
élargis pour prendre en compte une éventuelle activité
hormonale.
· Il existe déjà des méthodes
pour analyser les effets oestrogéniques ou androgéniques des
composés à effet hormonal direct. La réglementation
devrait étendre ces analyses à tous les nouveaux composés
ou produits secondaires. Si les tests sont positifs, des effets fonctionnels
devraient être recherchés au moyen d'études sur plusieurs
générations, et ne pas porter seulement sur les malformations
congénitales. Ces procédures devraient s'appliquer aussi aux
produits persistants libérés dans le passé.
· Il est urgent de donner la priorité aux
effets reproducteurs ou fonctionnels lorsque l'on évalue les risques
pour la santé. La recherche d'effets cancérogènes ne
suffit pas.
· Il est nécessaire de réaliser un
inventaire complet des composés chimiques lorsqu'ils sont mis en vente
et libérés dans l'environnement. Ces informations doivent
être plus facilement accessibles. Elles nous permettront de
réduire la contamination. Plutôt qu'établir des normes de
pollution séparées pour l'air, l'eau et le sol, il est
nécessaire d'envisager les écosystèmes dans leur
ensemble.
· L'interdiction de la production et de l'emploi des
produits chimiques persistants n'a pas résolu le problème de la
contamination. De nouvelles approches sont nécessaires pour
réduire celle-ci et pour empêcher de nouvelles contaminations par
des produits nouveaux aux caractéristiques similaires.
· L'impact sur les animaux sauvages et les animaux de
laboratoire est si profond et si insidieux qu'il est nécessaire de
lancer un vaste programme de recherche sur l'homme.
· Il faut remédier au manque d'information des
communautés scientifiques et médicales concernant les
perturbateurs hormonaux dans l'environnement, leurs effets fonctionnels et la
notion d'exposition se transmettant d'une génération à
l'autre. Les déficits fonctionnels ne se manifestant pas à la
naissance et parfois pas avant l'âge adulte, ils passent souvent
inaperçus des médecins, des parents et des organismes de
contrôle, et la cause n'est jamais identifiée.
6. Pour améliorer notre aptitude à
prévoir :
· II faut entreprendre des recherches fondamentales
supplémentaires sur le développement des organes sensibles aux
hormones. Par exemple, nous devons connaître la quantité d'une
hormone donnée requise pour provoquer une réponse normale. Nous
avons besoin de marqueurs biologiques du développement normal pour
chaque espèce, chaque organe et chaque étape du
développement. Avec ces renseignements, nous pourrons déterminer
les concentrations qui provoquent des altérations pathologiques.
· Des collaborations interdisciplinaires sont
nécessaires pour établir des modèles animaux, dans la
nature ou en laboratoire, afin d'extrapoler les risques encourus par les
humains,
· Il faut sélectionner une espèce
« sentinelle » à chaque niveau de la chaîne
alimentaire, espèce qui nous permettra d'étudier les
déficits fonctionnels. Cela nous permettra également de mieux
comprendre la circulation des contaminants dans les
écosystèmes.
· Des phénomènes mesurables (marqueurs
biologiques) dus à l'exposition à des perturbateurs hormonaux
doivent être trouvés, aux niveaux de la molécule, de la
cellule, de l'organisme et de la population. Les marqueurs moléculaires
et cellulaires sont très importants pour une prise en compte
précoce du dérèglement. II est important de
déterminer les concentrations normales d'isoenzymes et d'hormones.
· Pour évaluer l'exposition des
mammifères. il est nécessaire de connaître les
concentrations de produits chimiques dans l'organisme et dans l'ovule
fécondé, afin d'extrapoler la dose de ces produits chez
l'embryon, le foetus, le nouveau-né et l'adulte. Il faut
également évaluer le danger en répétant en
laboratoire les faits observés dans la nature. À la suite de
cela, il faudra déterminer en laboratoire les effets de doses
différentes. Ces doses seront ensuite comparées à la
contamination mesurée dans les populations sauvages.
· Il faut entreprendre de nouvelles études de
terrain, afin d'expliquer l'afflux annuel dans des régions
polluées d'espèces migratrices dont les populations semblent
stables, malgré la vulnérabilité relative de leurs
petits.
· Pour de nombreuses raisons, il faudrait
réétudier les victimes du distilbène. D'abord, l'emploi du
distilbène correspond à une époque où l'on
relâchait de grandes quantités de produits chimiques, en l'absence
de toute norme légale. Les résultats des études sur le
distilbène ont donc peut-être été influencés
par la contamination générale par d'autres perturbateurs
endocriniens. Deuxièmement, l'exposition à une hormone pendant la
vie foetale peut augmenter la sensibilité de l'organisme à cette
hormone plus tard dans la vie. De ce fait, les premières victimes du
distilbène atteignent seulement l'âge où divers cancers
pourraient commencer à se manifester, en conséquence d'une
exposition ultérieure à des substances oestrogéniques
(cancers du vagin, de l'endomètre, du sein et de la prostate). Il est
important d'établir un seuil de risque. Même les doses les plus
faibles connues ont produit des cancers du vagin. Le distilbène pourrait
fournir le modèle le plus extrême pour rechercher les effets de
substances oestrogéniques moins puissantes. Ainsi. les marqueurs
biologiques déterminés chez les victimes de cet oestrogène
synthétique permettront d'étudier les effets résultant de
la contamination ambiante.
· Les effets des perturbateurs endocriniens sur
l'homme, qui vit plus longtemps que la plupart des animaux, sont
peut-être plus difficiles à percevoir. C'est pourquoi nous avons
besoin de méthodes de dépistage précoce, afin de
déterminer si l'aptitude reproductrice de l'homme est en train de
décliner. Ce dépistage précoce est aussi important pour
l'individu que pour la population, car la stérilité est un
problème inquiétant qui a des impacts psychologiques et
économiques. Il existe maintenant des méthodes de
détermination des taux de fertilité chez l'homme. Il faudrait
élaborer de nouvelles méthodes impliquant la mesure de
l'activité enzymatique du foie, le comptage des spermatozoïdes,
l'analyse des anomalies de développement et l'examen des lésions
histopathologiques. Ces analyses devraient être complétées
par des marqueurs biologiques plus nombreux et plus fiables du
développement social et comportemental de l'individu, par les
antécédents familiaux des patients et de leurs enfants, et par
l'analyse chimique des tissus et produits liés à la reproduction,
notamment le lait.
Dr Howard A. Bern, Université de Californie.
Berkeley
Dr Phyllis Blair, Université de Californie, Berkeley
Sophie Brasseur, Institut de recherche pour la gestion de la
nature, Pays-Bas
Dr Theo Colborn, Fonds mondial pour la nature (W WF) et
Fondation W. Alton Jones
Dr Gerald R. Cunha, Université de Californie. San
Francisco,
Dr William Davis, Agence américaine de protection de
l'environnement
Dr Klaus D. Döhler, Développement et production
Pharma Bissendorf Peptide SA, Hanovre, Allemagne
Glen Fox, Centre national de recherche sur la faune sauvage,
Environnement Canada
Dr Michael Fry, Université de Californie, Davis
Dr Earl Gray [2], Directeur du département de
toxicologie du développement et de la reproduction
[1] Les produits chimiques connus pour leurs effets sur le
système endocrinien comprennent : le DDT et ses produits de
dégradation, le DHEP ou di-2-éthyl-hexyl-phtalate, le HCB
(hexachlorobenzène), le dicofol, la chlordécone, le lindane et
autres hexachlorocyclohexanes, le méthoxychlore,
l'octachlorostyrène, les pyréthroïdes de synthèse,
des herbicides (triazines), des fongicides (carbamates, triazoles), certains
PCB, le 2.3,7,8 TCDD et autres dioxines, le 2,3,7,8 TCDF et autres furanes, le
cadmium, le plomb, le mercure, la tributyltine et autres composés de la
même famille les alkylphénols (détergents non
biodégradables et anti-oxydants présents dans les
polystyrènes modifiés et les PVC), les produits à base de
styrène, les aliments à base de soja et des produits pour animaux
de laboratoire et animaux domestiques.
[2] Bien que les recherches décrites ici aient
été financées par l'Agence américaine de protection
de l'environnement, elles ne reflètent pas nécessairement ses
vues et n'ont pas valeur d'approbation officielle. De même, la mention de
certaines entreprises ne signifie pas leur approbation et ne constitue pas une
publicité.
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