AUDITIONS DE LA COMMISSION

Mercredi 19 octobre 2011

1. Audition de M. Michel MIRAILLET, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense (extraits)

M. Jean-Louis Carrère , président. - Je suis très heureux, Monsieur le directeur, de vous accueillir à nouveau devant cette commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat que vous connaissez bien.

.................................................

J'aimerais, si vous en étiez d'accord, que nous élargissions le cadre de cette audition budgétaire pour vous interroger sur votre perception des changements qui sont intervenus depuis 2008 et sur les conséquences qu'il peut en résulter pour notre pays. Depuis la publication du Livre blanc sur la politique de défense et la sécurité nationale, en 2008, le contexte stratégique international a beaucoup évolué. A l'initiative du Président de la République, une actualisation de l'analyse stratégique du Livre blanc vient d'être lancée, sous l'autorité du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationales (SGDSN), M. Francis Delon, qui devrait s'achever à la fin de l'année et à laquelle le Parlement devrait être associé. Notre commission, qui a déjà beaucoup travaillé et publié sur des questions qui intéresseront la revue du Livre blanc en 2012,  a décidé de charger certains de ses membres de suivre les travaux du SGDSN. Dans ce contexte, peut-être pourriez-vous nous présenter également votre analyse des principales modifications de notre environnement stratégique et leurs conséquences sur la préparation de nos capacités futures.

M. Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense. -

.................................................

Après cette présentation du programme 144 dans le cadre du projet de loi de finances pour 2012, je souhaiterais maintenant répondre à votre question, Monsieur le Président, sur les principaux changements stratégiques survenus depuis 2008.

Tout d'abord, je voudrais dire que le ministère de la défense, et la direction des affaires stratégiques en particulier, ont cherché à anticiper l'initiative prise par le Président de la République, le 29 juillet dernier, de lancer une réflexion interministérielle sur l'actualisation de l'analyse stratégique du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008..

Au sein, notamment, du Comité de coordination de la recherche stratégique et de la prospective de défense (CCRP), la direction des affaires stratégiques (DAS), en liaison avec l'état-major des armées, la direction générale pour l'armement (DGA), le secrétariat général de l'administration (SGA) et les autres services concernés du ministère de la défense, se sont livrés, depuis un an, à un exercice de relecture du document élaboré par la commission présidée par Jean-Claude Mallet afin d'en définir les constances mais aussi les impasses ou les oublis.

Vous savez qu'une réflexion interministérielle est aujourd'hui conduite sous l'autorité du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, qui doit conduire à l'adoption d'un document interministériel d'orientation stratégique, lors d'une réunion du Conseil de défense et de sécurité nationale, qui se tiendra à la fin de l'année 2011. Ce document, qui sera rendu public, devrait structurer aussi largement que possible l'analyse des choix capacitaires qui sera présentée dans l'édition 2012 du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.

Il ne m'appartient pas de m'étendre sur l'état actuel des travaux en cours, sur lesquels le secrétaire général serait sans doute mieux placé que moi pour répondre, mais quelques constats simples de rupture peuvent aisément être d'ores et déjà identifiés.

Parmi ceux-ci, deux me paraissent fondamentaux : la crise économique et financière, d'une part, et l'évolution de la situation au Maghreb et au Moyen-Orient depuis ce qu'il est convenu d'appeler le « printemps arabe » de 2011.

La crise économique et financière, et ses conséquences, notamment pour les pays de la zone euro, n'aura fait qu'accentuer le risque, déjà prégnant dans un contexte de réduction des dépenses publiques, d'une réduction drastique des budgets de la défense chez la plupart de nos partenaires et alliés européens. Les appels à maintenir l'effort de défense de l'ancien secrétaire d'Etat américain Robert Gates et, aujourd'hui, les avertissements de son successeur, Leon Panetta, n'auront eu, au fond, aucun impact. Déjà peu élevé, l'effort de défense des pays européens est en voie de s'effondrer chez nombre de nos partenaires, incapables, dans le contexte actuel de crise de l'endettement public, de faire face à leurs obligations. Plus que jamais, seuls, la France et le Royaume-Uni en Europe paraissent encore animés, malgré les difficultés, par le souci de maintenir leur effort de défense, alors même que c'est à une accélération du processus de contraction des crédits de fonctionnement comme d'investissement que l'on assiste en Europe centrale ou chez nos partenaires d'Europe occidentale.

Certes, cette tendance forte à la diminution de l'effort de défense en Europe, contrairement à la situation constatée en Asie, existait déjà avant 2008. Ce phénomène s'est accéléré avec la crise financière, dans des conditions insoupçonnées, avec pour conséquence la question des moyens dont pourront bénéficier l'Alliance ou la défense européenne et donc la réalité de leurs futures capacités opérationnelles, sans parler de leur volonté politique à intervenir, comme l'a amplement souligné le dossier libyen.

Alors qu'au cours des dernières années, seule l'Europe apparaissait contrainte par ces perspectives, la période qui s'annonce pourrait bien être très directement marquée par l'incertitude qui pèse aujourd'hui sur l'ampleur réelle de la réduction annoncée de l'effort militaire des Etats-Unis entre 2012 et 2020. Il s'agit là, à bien des égards, d'un point fondamental, si l'on considère que la diminution par deux, en moins de dix ans, du budget du Pentagone, c'est-à-dire à hauteur des niveaux budgétaires dont bénéficiaient les armées américaines avant les conflits irakien et afghan, n'est, semble-t-il, et de loin, que la fourchette basse de la purge budgétaire qui s'annonce pour le budget de la défense américain, sous la contrainte de l'effort de réduction de la dette des Etats-Unis.

Les chiffres avancés par certains experts concernant la réduction de cet effort, qui vont de 450 à 700 milliards de dollars sur la période, soulignent d'ores et déjà l'ampleur que pourrait avoir cette éventuelle diminution des dépenses militaires américaines. Certains scenarios de centres de recherche américains, proches du Pentagone, comme le CSBA, évoquent même des économies supérieures à 1 000 milliards de dollars sur la période.

Une diminution d'une telle ampleur des dépenses militaires américaines, on le comprend, risque d'avoir de lourdes conséquences en termes de capacités opérationnelles, y compris dans les zones traditionnelles de présence américaine, de renouvellement des équipements et de soutien aux alliances.

Face à une réduction d'une telle ampleur de leur effort de défense, les Etats-Unis devront faire des choix. Quels seront-ils ? Il est encore trop tôt pour le dire mais il est difficile d'imaginer que l'Europe demeure, à l'avenir, l'une des priorités de Washington, face au caractère plus prégnant des menaces pesant sur le golfe arabo-persique ou sur l'Asie du Nord ou du Sud, dans un contexte marqué par l'affirmation continue et de plus en plus autoritaire d'une puissance chinoise chaque année un peu plus crédible (développement des capacités sous-marines du missiles DF21D...). Dans un contexte de réduction drastique des budgets, le concept « AirSee/battle » développé par l'armée américaine sera-t-il toujours susceptible d'être mis en oeuvre face aux tentatives de stratégie de déni d'accès développées (et c'est bien là aussi une évolution depuis 2008) par certains Etats ? Face à ce constat, l'effondrement des capacités militaires conventionnelles russes, nonobstant l'effort de modernisation et de professionnalisation mené, risque de peser lourd dans les choix de Washington, posant la question de la crédibilité de la présence, dans un avenir plus ou moins proche, de quatre brigades américaines en Europe.

Cette réduction des dépenses militaires américaines ne doit pas être uniquement perçue en termes d'assurances de sécurité pour l'Europe et d'engagement beaucoup plus limité à l'avenir des Américains derrière les Européens dans le fil du conflit libyen. Nous devons rester conscients du fait que la contraction des commandes de l'industrie américaine de défense, conjuguée à la baisse des budgets de la défense chez la plupart des pays européens, se traduira par de fortes tensions et une concurrence accrue sur le marché européen de la défense, voire une tentation renouvelée de nos alliés d'en finir avec la BITDE européenne. Cette pression n'est pas à attendre. Nous la subissons aujourd'hui au sein de l'Alliance autour de la douzaine de programmes capacitaires jugés majeurs lors du sommet de Lisbonne.

La deuxième rupture fondamentale par rapport au paradigme décrit en 2008 concerne à l'évidence l'évolution du monde arabe, depuis ce « printemps arabe » dont l'issue est encore bien floue. Nous ne pouvons naturellement que nous féliciter des processus engagés. Mais l'incertitude demeure encore sur bien des dossiers et ceux-ci devraient encore marquer durablement notre environnement immédiat en tant que puissance méditerranéenne : avenir de la Libye après la chute du régime de Kadhafi, attente d'une stabilisation politique en Egypte et du retour de l'armée dans ses casernes, poursuite dans la dignité des réformes démocratiques au Maghreb, résolution de la crise syrienne, relance du processus de paix.... Jamais les contraintes n'ont été aussi nombreuses et les situations aussi volatiles, à l'image d'un Yémen dont la fragilité et les risques majeurs que celle-ci induit pour le développement d'Al Qaïda, doivent aujourd'hui nous interpeller.

Au-delà de cette présentation trop rapide, quels sont, brièvement, les autres changements ou tendances importants constatés depuis 2008 ?

On peut d'abord s'interroger sur le fait de savoir si le terrorisme est toujours le principal facteur structurant de l'analyse stratégique aujourd'hui. Non pas que la menace ait diminué, bien au contraire, et le développement d'AQMI et d'AQPA est là pour nous le rappeler. Mais la lutte contre le terrorisme doit-elle toujours occuper, dans le cadre de la révision de l'analyse stratégique menée actuellement, la place centrale qu'elle avait revêtue lors de la rédaction du Livre blanc de 2008 ? On peut s'interroger sur ce point.

Cet aspect soulève également la question de la pertinence du concept de l'« arc de crise », de Kandahar à Dakar, qui avait été développé dans le Livre blanc de 2008, et qui était, à l'époque, étroitement lié à la menace terroriste.

Pour ma part, ce concept d'« arc de crise » reste valable : ses facteurs explicatifs se sont étendus comme son espace géographique, avec notamment les tensions renouvelées entre les deux Corée, la réapparition des crispations territoriales en Mer de Chine du Sud comme du Nord. Ces tensions alimentent la forte augmentation des dépenses militaires des pays de la région, dont certains budgets frôlent des taux de croissance parfois supérieurs à 7 % De la même façon, les crises de prolifération ne se sont pas taries, bien au contraire, à l'image du dossier iranien ou nord coréen. Alors que la révélation par ce dernier de son programme d'enrichissement pose bien des questions sur la dimension réelle de celui-ci, le refus de l'Iran de se soumettre aux quatre résolutions votées par le Conseil de sécurité, de stopper l'accumulation de matières fissiles et d'arrêter un programme d'enrichissement dont on voit mal quelle pourrait en être la finalité civile, constitue un sujet majeur de préoccupation qui devrait continuer à marquer profondément l'architecture de sécurité régionale et au-delà .

Parmi les autres évolutions ou ruptures, il convient enfin de mentionner également la poursuite de la mondialisation, avec son impact sur le contrôle des flux, toujours plus difficiles et porteurs de menaces potentielles, qu'il s'agisse des flux maritimes ou du cyberespace, avec le développement inquiétant des phénomènes de piraterie maritime ou de piraterie informatique, sous-tendus par la volonté délibérée de certains Etats.

M. Didier Boulaud , rapporteur pour avis. - Je voudrais vous poser quatre questions.

Je souhaiterais d'abord savoir quelles ont été les conséquences du retour plein et entier de la France dans l'ensemble des structures et organes de l'OTAN en termes d'effectifs insérés dans les états-majors et en ce qui concerne son impact financier. Plus généralement, pensez-vous que ce retour a réellement permis de renforcer l'influence française au sein de cette organisation ?

Alors que la présidence polonaise de l'Union européenne s'était fixé des objectifs très ambitieux, pouvez-vous nous dire votre sentiment sur l'état actuel et les perspectives de l'Europe de la défense, qui semble en stagnation, comme l'ont montré les désaccords entre les Etats-membres sur l'intervention en Libye ?

Vous avez évoqué dans votre intervention le programme nucléaire iranien, mais pourriez-vous nous parler de l'attitude de l'Arabie Saoudite, qui, selon certains, cherche également à se doter de l'arme nucléaire, sans toutefois susciter autant de réactions que l'Iran. Disposeriez-vous d'informations à ce sujet ?

Enfin, pourriez-vous nous faire le point sur la cyberdéfense, qui était l'une des priorités du Livre blanc de 2008. Où en sommes-nous exactement ? Est-ce que nos efforts ont progressé dans ce domaine ?

M. Jeanny Lorgeoux , rapporteur pour avis . - Je souhaiterais, pour ma part, vous interroger sur deux points. D'une part, que pensez-vous du rôle croissant joué par la Turquie dont l'influence ne semble plus se limiter à sa zone traditionnelle, mais qui représente désormais un modèle pour beaucoup de pays du Maghreb et du Moyen-Orient ? Ne pensez-vous pas que l'importance croissante de ce pays important devrait nous conduire à modifier notre attitude et à renforcer notre coopération avec la Turquie ? D'autre part, je m'interroge sur l'avenir de la situation en Libye après la chute du régime de Kadhafi, et notamment sur les risques d'un renforcement en hommes ou en matériels des mouvements islamistes au Sahel, comme AQMI, alors que l'on constate une certaine ambigüité des autorités algériennes.

M. Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense. - La réintégration pleine et entière de la France dans l'ensemble des structures et organes de l'OTAN, qui se traduit par la présence aujourd'hui d'environ 8 à 900 de nos officiers insérés dans les différentes structures a, certes, eu un coût financier et humain. Mais elle s'est traduite par un sensible renforcement de notre présence et de notre influence, dont l'intérêt a d'ailleurs été démontré lors de l'intervention de l'OTAN en Libye, qu'il s'agisse de la chaîne de commandement ou des aspects relatifs au renseignement, où la présence de hauts officiers français a été non seulement bénéfique mais fondamentale. Au sein du Conseil de l'Atlantique Nord, où la présence et l'influence de la France ont toujours été fortes, cette réintégration n'a pas entraîné un prétendu alignement de notre pays sur la position des Etats-Unis. Nous défendons nos intérêts au sein de l'Alliance et notre vision de celle-ci. Nos partenaires, du reste, ne s'y trompent pas. Notre réintégration a permis de renforcer notre influence au sein de l'organisation.

L'intervention de l'OTAN en Libye a aussi démontré la pertinence de la réforme des structures de commandement de l'Alliance et de la réforme de la gouvernance financière de celle-ci, que nous avons voulue et soutenue. L'expérience libyenne a d'ailleurs montré à quel point notre ambition en faveur d'une structure plus réduite, professionnelle et reposant sur le principe de sélectivité des personnels engagés s'était révélée pertinente.

S'agissant de la défense européenne, après une période marquée par d'importants progrès institutionnels, depuis la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998, nous sommes aujourd'hui entrés dans une période moins propice à des avancées sur la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). La consolidation de la PSDC, après une phase de construction d'une petite dizaine d'années qui a vu la mise en place de structures, comme l'état-major et le comité militaire de l'Union européenne, des groupements tactiques et le lancement de plusieurs opérations, passe aujourd'hui, plus que jamais, par la multiplication des opérations de l'UE, nonobstant le « conflit gelé » actuel sur l'OHQ à Bruxelles. Ainsi, peut-on regretter l'absence de l'Union européenne lors de l'intervention en Libye : au-delà des aspects humanitaires, celle-ci aurait été tout aussi capable d'assurer l'opération maritime de contrôle de l'embargo sur les armes. Il est vrai que l'on peut regretter l'absence de véritable centre de planification et de conduite des opérations de l'Union européenne, en raison de l'opposition dogmatique du Royaume-Uni sur ce point. Mais tel est le monde réel. Toutes les déclarations confirment qu'il est illusoire de s'attendre prochainement à un changement de la position britannique sur cette question. En revanche, il est important, comme l'ont fait la présidence polonaise et nos partenaires allemands, de rappeler à nos alliés d'outre-Manche, qu'ils sont seuls dans leur positionnement au sein de l'UE... car je suis certain qu'à la lumière de l'expérience des nombreuses opérations de l'Union européenne, la nécessité d'un renforcement du centre de planification et de conduite des opérations de l'Union européenne finira bien par s'imposer, y compris chez nos amis britanniques, puisqu'il s'agit là d'une garantie d'efficacité militaire. La question qui se pose aujourd'hui, dans un contexte marqué par la diminution des budgets de la défense chez la plupart de nos partenaires européens, comme l'Espagne, l'Italie ou les Pays-Bas, en raison de la crise économique et financière, est celle de savoir si l'Union européenne sera toujours en mesure, à l'avenir, de lancer des opérations militaires et si elle aura les capacités pour le faire. Ainsi, même si l'opération Atalanta de lutte contre la piraterie maritime au large des côtes somaliennes a incontestablement permis de stabiliser la situation dans cette zone, les réticences ou l'opposition de nombre de nos partenaires européens à étendre cette opération par des actions de formation à terre des soldats somaliens ou de garde-côtes ne permettent pas de mettre un terme au phénomène. Pire, elles entraînent un effet pervers sous la forme du développement considérable du recours à des sociétés militaires privées par les armateurs, c'est-à-dire à une sorte de « privatisation » de la sécurité maritime, qui, à terme, pourrait se révéler assez inquiétante. Il y aura bientôt plus de 60 sociétés militaires privées, qui ont d'ailleurs leur siège dans un pays proche du nôtre, et treize bâtiments déclassés de la marine suédoise et norvégienne, affrétés par des sociétés militaires privées, déployés dans cette zone pour lutter contre la piraterie maritime. Comment penser que ces institutions soient de nature à éradiquer un phénomène qui constitue leur fond de commerce ?

S'agissant de la cyberdéfense, comme vous l'avez signalé Monsieur le rapporteur, un important effort a été réalisé dans ce domaine, sous l'autorité du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, avec notamment la création de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI).

L'intérêt de l'Arabie Saoudite pour le nucléaire n'est pas une nouveauté. Il s'inscrit très directement dans la perception qu'a le Royaume, Etat signataire du TNP, de sa sécurité et des garanties dont il dispose. Si, de fait, ce pays entretient depuis longtemps des liens étroits avec le Pakistan, et est aujourd'hui considéré par bien des observateurs comme l'un des principaux financiers du programme lancé par Ali Bhutto, nous devons conserver à l'esprit que les rumeurs autour de « tentations » nucléaires saoudiennes s'expliquent exclusivement par la perception d'une menace iranienne dont les travaux de l'AIEA où, par exemple, les dernières révélations concernant le site clandestin de Qom, ont renforcé, année après année, l'acuité. On voit d'ailleurs bien là les limites d'une éventuelle politique d'apaisement (« containment ») des pays occidentaux à l'égard de la poursuite du programme nucléaire militaire par l'Iran, qui est parfois évoquée par certains observateurs. Le programme nucléaire iranien constituerait une remise en cause de l'ordre international et du régime de non-prolifération avec des conséquences mondiales incalculables : course aux armements, tentation des pays de la région de renoncer aux engagements souscrits à travers le TNP, etc... La question qui demeure est donc de savoir si les Etats-Unis et les pays européens seront en mesure de mettre un terme, le moment voulu, à la volonté des dirigeants iraniens à vouloir se doter de l'arme nucléaire, comme semble le montrer l'accélération de l'enrichissement de l'uranium en Iran, de façon à rassurer l'Arabie Saoudite et les pays du Golfe. C'est là tout le sens des sanctions internationales et unilatérales imposées à l'Iran.

.................................................

Enfin, le Comité de coordination de la recherche stratégique et de la prospective de défense est un vrai succès. C'est un lieu qui permet de réunir la direction des affaires stratégiques, l'état major des armées, la direction générale pour l'armement et les autres services concernés du ministère de la défense pour réfléchir aux évolutions du contexte stratégique. C'est notamment grâce à ce comité que le ministère de la défense a pu s'organiser aussi rapidement pour contribuer à la réflexion sur l'actualisation de l'analyse stratégique du Livre blanc, conduite sous l'autorité du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, en constituant très rapidement six groupes de travail et en soumettant des contributions au secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, à la différence de ce qui s'était passé lors de l'élaboration du Livre blanc en 2008, où le ministère de la défense n'avait peut être pas été assez préparé à cet exercice.

Au sein de ce comité, nous surveillons aussi les priorités en matière d'études et de recherches, le pilotage de l'IRSEM, et nous procédons à une évaluation des résultats.

Dans ce cadre, nous travaillons aussi à l'élaboration d'un document intitulé « horizons stratégiques », qui devrait être publié début janvier, après l'actualisation de l'analyse stratégique, et dont vous recevrez un exemplaire.

Sur la Turquie, il est de notre intérêt de renforcer nos relations et notre coopération avec ce pays, notamment en matière militaire, compte tenu du rôle joué par Ankara au sein de l'Alliance, dans le Caucase, en Afghanistan et au Proche-Orient. Mais les discussions sont actuellement difficiles faute d'attitude réciproque.

.................................................

M. Daniel Reiner . - Dans votre intervention sur l'évolution de l'analyse stratégique vous n'avez pas évoqué la Russie, alors que ce pays est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et qu'il occupe une place importante sur la scène internationale.

Comment percevez-vous l'évolution de la Russie et son rôle, parfois ambigu, puisque parfois ce pays souhaite se rapprocher de l'Occident, mais qu'il se tourne aussi vers la Chine ou les autres puissances émergentes. Quelle devrait être, selon vous, notre attitude à l'égard de ce pays ?

.................................................

M. Michel Miraillet. - La Russie demeure un acteur majeur sur la scène internationale, disposant d'une puissance conventionnelle qui, certes, n'est plus en grande partie que l'ombre de ce qu'elle fut au début des années 1980. Handicapée par ses problèmes démographiques et une conscription inadaptée, elle demeure une puissance influente, non seulement par ses alliances et son potentiel de dissuasion, même si celui-ci est aujourd'hui marqué par un vieillissement accéléré dont témoigne à lui seul le traité new Start. Son attrait et ses compétences dans le domaine du cyberespace ne sont plus à démontrer. Il suffit, en toute hypothèse, d'écouter nos amis baltes ou d'Europe centrale pour s'en convaincre.

Quelle doit être notre attitude vis-à-vis de la Russie ? Comme l'a indiqué le Président de la République, il est de notre intérêt de considérer la Russie comme faisant partie de l'Europe et d'engager ce pays, quelles que soient les réserves que nous inspirent ses méthodes, dans la coopération la plus large possible. Nous ne pouvons faire l'économie d'une concertation aussi étroite que possible avec la Russie sur une série de sujets internationaux, comme le nucléaire iranien (où l'unité du P5 +1 demeure essentielle mais que Moscou cherchera à nouveau à instrumentaliser) mais aussi la Libye ou le Moyen Orient (où la Russie a perdu récemment certains de ses marchés d'armement les plus profitables), même si nos intérêts ne convergent pas. S'agissant de la relation russo-chinoise, le sujet est complexe, empreint de rivalités en termes de positionnement sur la côte pacifique (le déploiement de navires de type Mistral peut s'interpréter comme la volonté de faire pendant à la croissance de l'activité de la marine chinoise dans la zone), mais aussi de craintes rarement publiquement exprimées face à la croissance démographique chinoise.

.................................................

Mme Nathalie Goulet . - Vous n'avez pas non plus mentionné, dans votre intervention, l'Afghanistan. Alors que l'on s'oriente vers un retrait progressif des troupes américaines et européennes dans le cadre de la transition à l'horizon 2014, quelle est votre analyse de la situation de ce pays ?

Par ailleurs, vous avez évoqué longuement la menace que constituerait le programme nucléaire iranien, mais ne pensez-vous pas que la politique actuelle d'Israël, notamment avec le bouclage de Gaza et la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, constitue une menace bien plus sérieuse, réelle et immédiate pour la région ?

M. Jean-Pierre Chevènement . - Avec le concept de l'« arc de crise » développé par le Livre blanc de 2008, je crains que nous n'accordions pas assez d'importance au rôle joué par le Pakistan et à la rivalité croissante entre l'Inde et la Chine. Quelles seront, par exemple, les conséquences de la course aux armements entre l'Inde et le Pakistan, de l'accord de partenariat stratégique conclu récemment entre l'Afghanistan et l'Inde ?

Mme Hélène Conway Mouret . - Vous avez évoqué les conséquences de la diminution des budgets de la défense chez la plupart des pays européens en raison de la crise économique et financière en matière de capacités opérationnelles, notamment pour les opérations de l'OTAN ou de l'Union européenne. Ne faut-il pas craindre également un moindre engagement des pays européens dans les opérations de maintien de la paix des Nations unies ?

M. Michel Miraillet. - Concernant les opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies, on constate depuis longtemps déjà une sous-représentation des pays occidentaux. Plus de 80 % des contingents sont formés de soldats indiens, pakistanais ou bengalis, avec une forte progression de la participation chinoise. Cela soulève parfois des difficultés sur le plan opérationnel car on ne peut pas toujours attendre de ces soldats le même degré d'entraînement, de réactivité et d'engagement sur le terrain que la Légion étrangère... L'absence des pays européens est d'ores et déjà une difficulté qui fait peser une menace sur notre capacité à conserver, à l'avenir, le poste de secrétaire général adjoint pour les opérations de maintien de la paix. Ces Européens ne sont aujourd'hui réellement présents qu'au sein de la FINUL II et l'on sent bien le peu d'appétence que génère pour ces Etats, souvent déjà présents depuis dix ans sur le théâtre afghan, la perspective d'engagements de longue durée sur des terrains aussi difficiles que la Somalie ou le Congo.

L'océan Indien restera sans conteste une zone de tensions fondamentale. Celui-ci constitue au demeurant un thème récurrent des discussions approfondies menées avec nos partenaires indiens dans le cadre du partenariat stratégique mené avec l'Inde depuis plusieurs années. Depuis trois ans, aucun des facteurs de tension décrits par le LBDSN qui incluaient la rivalité indo-pakistanaise et l'instrumentalisation par les services pakistanais de mouvements radicaux dans l'arc de crise, n'a diminué. La perspective de retrait des alliés d'Afghanistan en 2014 laisse aujourd'hui pendante la question de l'importance du contingent américain susceptible de rester et d'offrir l'assurance à Islamabad, face à sa fièvre obsidionale, que l'Afghanistan ne rentrerait pas dans l'orbite indienne. A ce titre, la conclusion de l'accord de partenariat entre Kaboul et Delhi aura sans doute été mal perçue par les Pakistanais, notamment dans la mesure où cet accord inclut un volet important de coopération militaire, pourtant circonscrit à la formation de l'ANA. Cet accord, qui s'inscrit dans le cadre d'une coopération économique très étroite entre les deux pays (2Md USD annuels d'aide indienne) et dont Delhi a cherché à limiter la visibilité, doit néanmoins être vu à l'aune des accords que sont en train d'élaborer Américains et Européens (dont la France) avec l'Afghanistan.

S'agissant de la situation en Afghanistan, je ne suis pas sûr qu'il y ait place à beaucoup d'optimisme, s'agissant d'un dossier dont la complexité n'échappe pas longtemps à l'observateur. L'offensive militaire américaine au Sud, le « surge » a certes donné des résultats, la formation de l'armée afghane produit d'incontestables résultats, mais la situation sécuritaire générale reste loin d'être stabilisée. La progression de l'insurrection dans le Nord, dans des zones où n'existe aucune base pashtoune, la multiplication des attentats de l'insurrection à Kaboul pour un bénéfice médiatique assuré, le soutien apporté à l'insurrection par le Pakistan, les lacunes, surtout, de la gouvernance afghane sont autant de motifs de préoccupation.

Plus que jamais, les questions fondamentales pour le succès de la transition demeureront celles du comportement futur du Pakistan (dont on voit mal, à ce stade, ce qui pourrait faire évoluer son appareil militaro-sécuritaire), mais aussi celle de savoir quelle sera la nature de la présence occidentale en Afghanistan après 2014, afin d'éviter que ne s'effondre un Etat afghan encore faible et que ne se reconstitue un havre du terrorisme. Jusqu'où voudrons-nous aller dans le soutien aux autorités afghanes et à quel prix ? Les accords de coopération, indispensables, sont en cours de négociation, mais, alors que les Américains assurent très largement le financement de l'armée et de la police afghanes, le retrait, en 2014, va poser la question d'une répartition entre alliés d'une charge financière considérable.

Vous avez évoqué la situation du conflit israélo-arabe, et notamment la situation à Gaza et la poursuite de la colonisation. Ce sont là des situations tragiques dont la solution passera par le règlement du conflit israélo-palestinien et israélo-arabe dans son ensemble. Il s'agit là de l'un des rares problèmes dont nous connaissons parfaitement l'équation du règlement, mais où toujours la volonté politique a jusqu'ici fait défaut. La question palestinienne et son règlement demeurent un point majeur, notamment dans la mesure où celle-ci joue une fonction véhiculaire pour tous les extrémistes islamiques. Pour autant, je reste convaincu de ce que la question iranienne constitue une urgence d'une toute autre nature.

Mercredi 26 octobre 2011

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page