b) Les dérives de la brevetabilité

Il s'agit de dérives suscitées par les décisions d'élargissement du domaine de protection prises par certaines cours ou offices de brevets, ainsi que par la pratique agressive du dépôt des brevets.

1° Des décisions ayant favorisé l'extension du domaine de protection.
Ø Aux États-Unis

En 1980, dans l'arrêt Diamond c/ Chakrabarty , la Cour Suprême a jugé que le droit des brevets n'établissait pas de distinction entre les choses vivantes et inanimées, mais distinguait les produits de la nature - qu'ils soient vivants ou non - et les inventions de l'homme.

Ce n'était certes pas la première fois qu'un brevet avait été déposé sur une technologie utilisant l'ADN recombinant. En l'espèce, Chakrabarty avait déposé un brevet sur une méthode utilisant des organismes pour dégrader le pétrole et un autre brevet sur les organismes eux-mêmes. Mais pour les juristes américains, l'arrêt Charkabarty est d'une importance majeure, parce qu'il a affirmé que quiconque découvre ou invente un procédé nouveau et utile - machine, produit, ou une combinaison de matériaux - peut en conséquence obtenir un brevet sous les conditions prévues par l'USPTO. Les juristes américains ont depuis lors traduit ce principe jurisprudentiel par la formulation suivante : « Tout ce qui sur cette terre est fait par l'homme peut être breveté. »

De fait, à la suite de cet arrêt, les brevets déposés et accordés sur les séquences d'ADN ont augmenté rapidement, ce qui n'a cessé de nourrir le débat sur les abus commis par certains titulaires de ces brevets, comme l'illustre l'affaire Myriad Genetics . Cette entreprise américaine détient, en effet, des brevets concernant un test sur les gènes BRCA1 et BRCA2, en vue de la détection du cancer du sein. Elle a estimé être titulaire d'un monopole lui assurant le contrôle sur toutes les applications possibles de ces gènes, ce qui a donné lieu, entre autres, à un contentieux entre Myriad Genetics et l'Institut Curie.

Cette affaire a connu plusieurs péripéties, puisqu'en 2010, une cour du district de New York a invalidé les brevets détenus par Myriad Genetics . Mais, au mois d'août 2011, la Cour d'Appel du circuit fédéral a rendu une décision contraire, de telle sorte qu'il appartiendra à la Cour Suprême de se prononcer.

Les débats juridiques suscités par cette affaire et son issue finale sont suivis de très près par la communauté américaine des biologistes de synthèse, ainsi que pour l'ensemble de la communauté internationale, au premier rang desquels l'Institut Curie.

Au-delà de la biotechnologie, le principe posé par l'arrêt Chakrabarty a conduit les tribunaux à breveter les algorithmes, à la suite d'une réinterprétation de la notion d'utilité. A l'origine, celle-ci écartait la brevetabilité de certaines inventions, jugées inutiles, parce que néfastes. Cette réserve a toutefois été revisitée comme autorisant a contrario la brevetabilité à partir du moment où une invention serait jugée utile, comme les algorithmes. En 2010 encore, la Cour suprême américaine a ainsi jugé que les méthodes d'affaires étaient brevetables.

Ø En Europe

On a pu constater que dans les domaines de la biotechnologie et des logiciels, l'Office européen des brevets a adopté des décisions analogues à celles qui avaient été rendues aux États-Unis 174 ( * ) .

Ainsi, les directives d'examen de l'OEB sur la brevetabilité des matières biologiques précisent-elles que « quiconque découvre une propriété nouvelle d'une matière ou d'un objet connu fait une simple découverte qui n'est pas brevetable. Si, toutefois, cette personne utilise cette propriété à des fins pratiques, elle a fait une invention qui peut être brevetable.»

La directive 98/44 sur la protection juridique des inventions biotechnologiques a conféré une portée légale à cette jurisprudence de l'OEB puisque l'article 3, alinéa 2, de cette directive permet à une matière biologique même préexistante à l'état naturel d'être l'objet d'une invention, lorsqu'elle est isolée de son environnement naturel ou produite par un procédé technique.

S'agissant des logiciels, Bernard Remiche 175 ( * ) , juriste spécialisé dans le droit international, a relevé que, sous la pression des milieux favorables à la brevetabilité des logiciels, l'Office européen des brevets n'avait pas attendu que la Convention sur le brevet européen soit modifiée pour faire évoluer la pratique.

C'est ainsi que l'on a contourné parfois l'exclusion de la brevetabilité des logiciels par le dépôt de brevets revendiquant des procédés ou encore en admettant la validité des brevets portant sur des programmes d'ordinateur lorsqu'ils « produisent un effet technique ».

Ces décisions rendues par les cours ou les Offices de brevets n'ont pas manqué d'encourager une pratique agressive de la part des industriels et de certains scientifiques.

2° Une pratique agressive du dépôt des brevets

Cette pratique peut être qualifiée d'agressive, lorsque des brevets déposés et accordés sur une base large ou étroite posent des problèmes aux chercheurs.

Craig Venter est souvent critiqué pour avoir déposé plusieurs demandes de brevets à revendication large. Ainsi, le 15 novembre 2007, ses collaborateurs et lui avaient-ils déposé un brevet intitulé « Génomes synthétiques » , dont la description était la suivante : méthode en vue de la construction d'un génome synthétique comprenant l'assemblage de cassettes d'acides nucléiques, qui incluent des fragments de génome synthétique dans lesquels au moins l'une de ces cassettes est construite à partir de composants ou de copies d'acides nucléiques, ayant fait l'objet d'une synthèse chimique. La demande indique clairement que la méthode vise à la fabrication d'un génome minimal qui sera ensuite réplicable.

Elle concerne également des produits tels qu'une « source d'énergie », définie par référence à l'hydrogène ou à l'éthanol, ainsi que des polymères thérapeutiques et industriels. L'objet de cette invention était la version synthétique du génome de Mycoplasma genitalium .

Une étude récente 176 ( * ) fait observer que, même en acceptant que « l'invention » soit la méthode, l'un des défauts patents de la demande de Craig Venter réside dans la tentative d'établir un monopole sur la méthode de construction d'un génome synthétique utilisant des cassettes d'acides nucléiques. Selon Luigi Palombi, les demandes portant sur les procédés cherchent également à établir un monopole, notamment sur les organelles cellulaires des eucaryotes fabriquées synthétiquement à l'aide d'une méthode employant des cassettes d'acides nucléiques.

Une autre critique formulée par cette même étude a trait au fait que ni Craig Venter, ni personne d'autre, n'a fabriqué le génome de Mycoplasma genitalium , sa version synthétique étant, de façon substantielle, identique à la bactérie naturelle. Ce génome doit donc rester dans le domaine public.

Le 22 novembre 2007, Craig Venter et ses collaborateurs ont déposé une deuxième demande de brevet intitulée : « Installation de génomes ou de parties de génomes dans les cellules ou des systèmes analogues aux cellules ». L'invention, soutenue par le Gouvernement américain, est définie comme une cellule synthétique produite grâce à un génome qui n'est pas à l'intérieur d'une cellule et à l'introduction du génome à l'intérieur d'une cellule ou d'un système analogue à une cellule.

La demande ne vise pas l'insuline synthétique mais des peptides d'insuline, qui pourraient être « collectés » à partir de cellules synthétiques, ce qui signifie que Craig Venter et ses collaborateurs envisagent que l'insuline humaine soit l'une des protéines qui puissent faire l'objet d'une invention.

Dans le passé, des brevets ont déjà été accordés sur la production d'insuline : insuline purifiée extraite du pancréas d'animaux, entre 1922 et 1939 ; insuline humaine purifiée à l'aide d'ADN recombinant entre 1978 et 1995. Dans un avenir prévisible, même si ce n'est pas encore une réalité, selon Luigi Palombi 177 ( * ) , des brevets pourraient être délivrés sur l'insuline humaine synthétique utilisant des cellules synthétiques.

Pour autant, Luigi Palombi doute que la simple réplication des protéines naturelles suffise à lui conférer un caractère de nouveauté, même si le matériel utilisé est synthétique et induit des améliorations, étant donné que la protéine obtenue serait la même que la protéine naturelle. À ses yeux, le procédé ne saurait être brevetable parce qu'il est trop peu nouveau et trop évident pour les spécialistes.

Craig Venter n'est pas le seul chercheur à avoir déposé des brevets à revendications larges. En effet, en 2004, le Département fédéral de la Santé des États-Unis a déposé un brevet intitulé : « Éléments d'informatique moléculaire, portes logiques et bascules [flip-flops] ». La demande portait sur l'utilisation de protéines liant des acides nucléiques destinées à alimenter une mémoire de données informatiques et des portes logiques 178 ( * ) qui effectuent les fonctions essentielles de l'algèbre booléenne.

La revendication précisait que l'invention pourrait non seulement avoir une application informatique, mais aussi être utilisée pour un contrôle numérisé de l'expression des gènes. Elle pourrait ainsi concerner les parties qui effectuent les fonctions de l'algèbre booléenne, mais également tout dispositif et système contenant ces parties. Un tel brevet s'appliquerait donc aux fonctions informatiques essentielles lorsque celles-ci seraient mises en oeuvre par un moyen génétique.

Des juristes se sont demandés si un brevet de cette nature, qui toucherait ainsi aux bases de l'informatique et de la génétique, pourrait être défendu devant une cour 179 ( * ) . Sur ce point, ils ont craint que la Cour du circuit fédéral n'assouplisse le critère de non-évidence comme elle l'avait fait en biotechnologie.

S'agissant des conséquences pouvant découler de ces pratiques, en particulier celles de Craig Venter, elles sont jugées de façon assez contrastée. Certains craignent que Craig Venter n'introduise un modèle analogue à celui de Microsoft, apparenté à un quasi-monopole de fait. Ainsi James Boyle, professeur de droit à la Duke School of Law, observe-t-il que, dans le secteur informatique, Microsoft est en compétition avec le système d' open source offert par Apache et d'autres opérateurs. Dans le domaine de la BS, il en va de même, puisque les bio-briques, système d' open source ou plutôt d' open access biology seraient menacées par des brevets larges portant sur des technologies de base. Craig Venter - à l'exemple de Bill Gates dans l'informatique - voudrait ainsi imposer un monopole sur le code du vivant 180 ( * ) . L'opinion du professeur James Boyle est partagée par plusieurs scientifiques britanniques rencontrés dans le cadre du présent rapport. En revanche, Ron Weiss a écarté tout risque de monopole analogue à celui exercé par Monsanto, d'une part, en raison du nombre élevé des applications de la BS et, d'autre part, parce que l'accès ouvert de la matière génétique garantirait la possibilité de valorisation des recherches et de création d'entreprises de façon croissante. Le professeur David Mc Allister, membre du groupe de recherche du BBSRC (Biotechnology and biological Sciences Research Council), a partagé les observations de Ron Weiss, en invoquant le fait qu'au Royaume-Uni, l'importance du financement public de la recherche publique et une politique d'accès public à la recherche empêchent tout risque de monopole des recherches et de leur valorisation.

Les demandes de brevets portant sur des champs plus étroits peuvent également entraver la recherche fondamentale. On a ainsi cité l'exemple de chercheurs de l'Université de Boston, qui ont déposé des brevets sur l'utilisation de l'ADN, en vue de produire des mécanismes spécifiques de régulation des gènes, comme un oscillateur à états multiples 181 ( * ) .

Arti Rai et James Boyle, professeurs de droit à la Duke School of Law, font observer que dans le secteur des technologies de l'information, de nombreux produits sont issus de douzaines ou de centaines de composants brevetés. Or, si les industriels sont parfois parvenus à créer des pools de brevets, en particulier des brevets autour d'industries standards, ces efforts ont été entravés par la décision d'entreprises partenaires de ne pas divulguer leurs brevets correspondants. À la lumière de ces expériences, Arti Rai et James Boyle estiment que l'échec des pools de brevets dans les sciences de la vie est une source de difficultés pour la BS, qui intègre non seulement la technologie de l'information mais aussi la biotechnologie.

Sur ce dernier point, Richard Gold, professeur de droit à l'Université Mac Gill de Montréal et à Sciences-Po Paris, a fait état de deux modèles d' open innovation . Le premier est celui d'Open Biosystems, entreprise créée en 2001, qui offre des instruments de recherche génomique aux chercheurs des institutions académiques et aux laboratoires gouvernementaux. Richard Gold indique que, si ce système a un coût élevé, il est néanmoins ouvert à tous.

Le second exemple est celui du Structural Genomics Consortium. Créé en 2004, cet organisme à but non lucratif est financé par des entreprises, dont Novartis, des universités et des fondations. Il a décidé de rendre publics les travaux concernant les molécules fabriquées par le consortium et permet l'accès sans restriction à sa base de protéines.

Au final, l'extension de la brevetabilité des gènes aux États-Unis a été décrite par certains comme une véritable « ruée vers l'or », aboutissant à ce que, en 2005, environ 20 % de la totalité des gènes humains avaient été brevetés dans ce pays 182 ( * ) . Pour sa part, à la fin de 2000, l'OEB avait reçu environ 2 000 demandes portant sur des gènes humains, dont 300 environ brevetés par l'Office 183 ( * ) .

C'est pourquoi, en réaction à cette évolution, diverses initiatives ont été prises en vue de rechercher des solutions alternatives au brevet.


* 174 Bernard Remiche, « Révolution technologique, mondialisation et droit des brevets », 2002, étude précitée.

* 175 Ibid.

* 176 Luigi Palombi, «Beyond Recombinant Technology: Synthetic Biology and Patentable», Subject Matter, juin 2008.

* 177 Ibid.

* 178 En informatique, les portes logiques (ex : AND, OR) sont des instructions qui permettent de faire fonctionner un microprocesseur.

* 179 Arti Rai et James Boyle: «Synthetic Biology :Caught between Property Rights, The Public Domain and the Common», Plos Biology, 13 mars 2007.

* 180 James Boyle, «Monopolists of the Genetic Code, The Public Domain», 28 mai 2010.

* 181 Arti Rai et James Boyle «Synthetic biology : Caught between Property Rights, The Public Domain and the Commons», Plos Biology, mars 2007.

* 182 Andrew W. Torrance, «Synthesizing law for synthetic biology», Minnesota Journal of law, 2010, étude précitée.

* 183 Bernard Remiche, «Révolution technologique, mondialisation et droit des brevets», Revue internationale de droit économique, étude précitée.

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