III- L'INTERPRÉTATION DES DONNÉES ET
LA PLASTICITÉ CÉRÉBRALE

L'étude du système nerveux, de statique, est devenue dynamique. Jusqu'à très récemment les résultats des expériences se traduisaient par des images fixes, qu'il s'agisse de données biochimiques, anatomiques ou physiologiques. Cependant chaque image est un artefact. Quelle qu'en soit la qualité, elle n'est qu'une « représentation de la représentation » par le truchement d'une modélisation mathématique.

Quand on mesure l'activité cérébrale, on n'enregistre pas du simple bruit, mais une dynamique cohérente. De façon transitoire, on observe l'activation de réseaux mis en fonctionnement normalement par différents comportements. Le cerveau revisite ainsi ses activations précédentes. C'est un premier pas vers la compréhension de sa nature : ce n'est pas une machine qu'on peut éteindre et redémarrer, car il fonctionne toujours.

Lorqu'on modélise un cerveau en essayant de créer artificiellement des réseaux, on essaie d'en comprendre la dynamique. On fabrique en quelque sorte un cerveau virtuel. L'on a ainsi procédé à des simulations du cerveau quand il voit ou entend quelque chose, mais cela ne répond pas à la question de savoir comment cela fonctionne dans un environnement complexe. De toutes façons, le cerveau virtuel ne va pas fonctionner comme celui d'un humain : pour l'instant, ce n'est qu'un outil ponctuel, une fenêtre expérimentale pour tester de nombreuses variations. C'est aux théoriciens de développer leurs modèles, de formuler des hypothèses à tester, et d'interpréter les résultats de la simulation. Ainsi, les données recueillies pour générer des images produisent du sens par rapport à un modèle qui reste virtuel, alors que le cerveau in vivo est en constante évolution.

Or si un point mérite qu'on s'y attarde, c'est bien la contradiction entre la plasticité cérébrale dont toutes les recherches témoignent, et la modélisation utilisée pour interpréter les données. Aussi les scientifiques auditionnés n'ont-ils pas éludé cette interrogation ; la plasticité cérébrale conduit à la prudence quant à la validité d'une image produite, à un temps donné sur un appareil donné. Ils ont rappelé 94 ( * ) le mot de Clausewitz, « la carte n'est pas le territoire », et chaque image doit être interprétée pour pouvoir en corréler les données avec une réalité biologique.

Aujourd'hui, les techniques permettent de voir et de manipuler in vivo , en temps réel, les molécules, les cellules, les tissus. La valeur des interprétations dépend de la richesse des modèles de représentation utilisés. Si, à l'observation d'une image, on constate une certaine activité sur une certaine zone du cerveau, lorsque le patient est soumis à une certaine circonstance, l'incertitude sur la nature de la relation observée (fortuite ou récurrente) entre la zone du cerveau et la circonstance vécue par le patient, est très grande. Cette relation est surtout de nature statistique, et ne devrait jamais être déterministe.

A- LA PLASTICITÉ CÉRÉBRALE ET LA MODÉLISATION

On utilise le terme de plasticité cérébrale pour qualifier cette capacité du cerveau à se modeler et à se façonner en fonction de l'expérience vécue. Comme l'a rappelé Jean-Pierre Changeux, le cerveau est constitué de 100 milliards de neurones, connectés entre eux par un million de milliards de synapses, 90% des connexions synaptiques s'effectuant après la naissance.

Longtemps, les scientifiques ont cru que le cerveau, une fois mature, se caractérisait par la stabilité de ses connexions, jugées immuables. Depuis une trentaine d'années, cette vision de la structure et du fonctionnement cérébral a volé en éclats. L'un des apports majeurs de l'imagerie cérébrale est d'avoir démontré les capacités de plasticité cérébrale et d'avoir mis en évidence que le cerveau se remanie en fonction de l'expérience vécue, à tous les âges de la vie. Tout projet de modélisation doit prendre en compte cette capacité, ce qui rend l'entreprise complexe et devrait limiter l'impact sociétal de la neuroimagerie, ce qui est loin d'être le cas.

Catherine Vidal 95 ( * ) a illustré l'importance de la plasticité par l'évocation d'un patient, homme de 44 ans, marié, père de deux enfants, menant une vie professionnelle normale, qui se plaignait d'une légère faiblesse de la jambe gauche. À l'hôpital de la Timone, à la suite d'une IRM, on s'est aperçu que son crâne était empli de liquide et que son cerveau était réduit à une mince couche collée sur les parois du crâne. Cette personne souffrait à la naissance d'hydrocéphalie. « À l'époque, les médecins lui ont posé un drain à la base du cerveau, pour évacuer le liquide en excès. Le drain s'est bouché. Progressivement, la pression du liquide a fini par refouler le cerveau sur les parois du crâne, processus qui s'est effectué sans entraîner aucune gêne dans la vie de cette personne » .

Grégoire Malandain 96 ( * ) a expliqué comment les équipes de chercheurs de l'INRIA construisaient des modèles pour comprendre, expliquer, mais aussi prédire en manipulant des objets mathématiques. Ils mettent au point des modèles de cerveau, de neurone, d'assemblée de neurones, mais aussi de réseau d'aires corticales, chacune avec sa fonction. Il a ainsi résumé les limites de ces exercices : « Modéliser totalement un cerveau ? En matière de défis scientifiques, la complexité est de plus en plus grande dans les modèles, mais aussi dans les données. De fait, on dispose de plus en plus de données, hétérogènes et multimodales. Nous sommes confrontés à des problèmes liés à la validation des modèles, à la personnalisation. La dimension éthique doit être prise en compte avec les interfaces cerveaux/ordinateurs non invasives, en raison de l'apport éthique pour les handicapés : comment réaliser les études ? Il faut de la réactivité par rapport à l'actualité, les avancées étant très rapides. Comment parvenir à construire des consortiums pluridisciplinaires et interdisciplinaires pour répondre aux enjeux ? »

Il exprime cette tension bien connue et difficile à résoudre entre le temps long de la recherche et de sa validation, et les attentes qu'elle suscite, ce qui se plie mal aux incertitudes de la modélisation.

1- L'impact des apprentissages sur le cerveau

On a constaté des variations notables dues à l'éducation et aux apprentissages, telle celle de l'hippocampe des chauffeurs de taxis londoniens plus développé en raison de leur mémorisation obligée des rues de Londres. L'apprentissage de la musique dans le cerveau provoque un épaississement du cortex dans les régions qui contrôlent la coordination des doigts et l'audition chez les pianistes. Ainsi comme le notait Stanislas Dehaene 97 ( * ) : « L'effet de l'éducation qu'a reçue une personne se traduit directement par des changements d'organisation de ces circuits. Ce que nous observons en imagerie est le contraire du déterminisme. Très souvent, nous observons le résultat de contraintes conjointes de la génétique et de l'éducation . » Il arrive donc que l'effet d'un apprentissage soit éphémère ; dans certains cas, les changements d'épaisseur du cortex peuvent être réversibles quand la fonction n'est plus sollicitée.

Selon Stanislas Dehaene 98 ( * ) , certaines régions du cerveau jouent un rôle fondamental parce qu'elles sont modifiées par l'apprentissage de la lecture ; grâce à l'IRM, on a pu concevoir des expériences pour déterminer que telle région s'intéressera à la syntaxe de la phrase, telle autre à l'orthographe. Il a montré qu'à partir des résultats obtenus dans un cerveau normal, on peut produire des images compréhensibles de ce qu'il advient dans le cerveau d'un enfant qui connaît des difficultés de lecture. Celles-ci peuvent être mises en relation avec des activations insuffisantes de certaines régions du circuit de la lecture, notamment des régions liées au code phonologique et au code orthographique.

Certaines anomalies anatomiques commencent également à être détectées chez ces enfants. Il est possible grâce à des statistiques un peu plus poussées, avec des imageurs très performants, d'observer des anomalies particulières qui se concentrent dans certaines régions des circuits de la lecture, chez certains dyslexiques. Cependant il ne s'agit pas de produire des images de la pathologie et de condamner ces enfants. Il est possible d'obtenir des images de la rééducation, pour en suivre les progrès. On observe ainsi la réactivation de nouveaux circuits dans l'hémisphère droit en fonction du degré et du type de rééducation.

Ces recherches ont conduit Stanislas Dehaene à créer des logiciels d'entraînement à l'apprentissage de la lecture et du calcul présentés à vos rapporteurs lors de leur visite à NeuroSpin. La présence de différences cérébrales entre individus n'implique pas que ces différences soient inscrites dans le cerveau depuis la naissance, ni même qu'elles y resteront gravées. L'IRM apporte un cliché instantané de l'état du cerveau. En d'autres termes, détecter des variations d'épaisseur du cortex ne permet pas d'expliquer le passé, ni de prédire le devenir d'une personne.

Olivier Houdé 99 ( * ) , a effectué des recherches sur l'apprentissage des enfants ; elles mettent en évidence les mécanismes de plasticité qui, de l'enfant à l'adulte, peuvent être provoqués par l'apprentissage, la pédagogie et l'éducation au sens général. Selon lui, les modèles actuels de développement de la cognition contestent la dimension linéaire du progrès cognitif chez l'enfant, tel que l'a décrit Piaget en son temps. Le cerveau fonctionne de façon beaucoup plus dynamique et aussi de manière non linéaire, avec plusieurs stratégies cognitives à tout âge du développement, selon les enfants, les contextes. On peut observer le cerveau des mêmes individus avant et après la correction d'une erreur de raisonnement. On constate que spontanément, le cerveau ne fonctionne pas de manière logique, mais par bricolage perceptif visuo-spatial.

« Un effet d'apprentissage et de pédagogie peut-il entraîner une reconfiguration ? » se demande Olivier Houdé. C'est l'enjeu de la psychopédagogie expérimentale, utilisant l'imagerie médicale. On peut voir si telle ou telle intervention pédagogique entraîne non seulement un changement des comportements, mais, simultanément, une reconfiguration des réseaux neuronaux impliqués. Selon les régions, on trouve une stratégie plutôt visuo-spatiale ou logico-sémantique. On découvre aussi le rôle des fonctions exécutives, les capacités de contrôle du comportement, les stratégies grâce auxquelles on peut inhiber une réponse impulsive, inadéquate dans un cas, adéquate dans l'autre.

Il rappelle que les neurosciences ont un devoir d'humilité et de service à l'égard de l'éducation et de la pédagogie. Quand tout va bien, la pédagogie naturelle n'a pas besoin d'être éclairée et aidée par les neurosciences. Comme la médecine guidée par les évidences scientifiques, il pourrait y avoir une pédagogie guidée par certaines évidences scientifiques. Ces observations ont été relayées par Pascal Huguet, directeur du pôle et Thierry Hasbroucq, directeur adjoint, lors des entretiens des Rapporteurs au Pôle 3C Cerveau Comportement Cognition à Marseille 100 ( * ) .

Vos rapporteurs souhaitent que les travaux et les découvertes des neurosciences cognitives qui renforcent le concept de plasticité cérébrale puissent avoir un écho et un impact plus grand sur la communauté éducative en France car ils pourraient contribuer à une meilleure qualité des apprentissages de bases, et à la réduction de l'échec scolaire.


* 94 Audition publique du 30 novembre 2011.

* 95 Neurobiologiste, directrice de recherche à l'Institut Pasteur (Audition publique du 30 novembre 2011.

* 96 Directeur scientifique adjoint à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) (Audition publique du 30 novembre 2011).

* 97 Directeur de l'unité INSERM-CEA de neuroimagerie cognitive - Visite des Rapporteurs à NeuroSpin le 18 janvier 2012).

* 98 Directeur de l'unité INSERM-CEA de neuroimagerie cognitive - Visite des Rapporteurs à NeuroSpin le 18 janvier 2012).

* 99 Professeur de psychologie à l'Université Paris-Descartes, directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l'Éducation de l'enfant (LaPsyDÉ), CNRS - (Audition du 30 novembre 2011).

* 100 Visite des Rapporteurs à Marseille le 20 septembre 2011

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