PREMIÈRE PARTIE :
LA FAIM : UNE MENACE QUI S'AGGRAVE

CHAPITRE I :
VERS UNE CROISSANCE DES BESOINS ALIMENTAIRES

Si l'on parle aujourd'hui couramment de défi alimentaire c'est largement en raison des perspectives démographiques qui ressuscitent le spectre du darwinisme alimentaire convoqué par Malthus et son « principe de population ».

Pour autant si les prospectives du défi alimentaire sont sensibles aux perspectives de population, à l'évidence, la modélisation de la demande de produits agricoles est une opération qui réclame de poser un très grand nombre d'hypothèses que le champ purement démographique n'épuise pas.

Prospective et hypothèses

Dans les exercices2(*) portant sur le futur, il importe moins que les hypothèses auxquelles on est contraint de recourir soient exactes, - nul ne peut se targuer à l'avance de remplir strictement cette condition sans, à un degré au moins, le devoir à la chance - que robustes. Elles doivent pouvoir résister à la discussion raisonnable de leur vraisemblance.

En outre, elles doivent être intéressantes c'est-à-dire déboucher sur des résultats permettant d'identifier des problèmes et des voies d'action.

La plupart des prospectives de la sécurité alimentaire sont conformes à ces critères. L'observateur est cependant fondé à formuler son appréciation en exposant ses doutes sur les choix réalisés et, en montrant en quoi les hypothèses choisies « prédéterminent » les résultats des projections et, avec eux, les priorités d'action à privilégier. Autrement dit, il importe d'être transparent sur les présupposés des prospectives, ce qui n'est pas toujours le cas.

Les tendances de la demande de nourriture dépendent a priori principalement de trois variables : la croissance démographique est une variable quantitative lourde mais qu'il faut « qualifier » en considérant l'évolution des revenus des populations mais aussi les évolutions touchant leur répartition.

Par ailleurs, des facteurs importants doivent être considérés en plus de ces variables comme susceptibles d'influer sur la demande en orientant son cours : les régimes alimentaires ; le niveau des pertes et gaspillages3(*)...

Les prospectives disponibles s'appuient sur des perspectives de demande estimées à l'aide de modèles qui, outre qu'ils sont tributaires des hypothèses posées pour chaque variable exogène, ne présentent pas nécessairement toutes les garanties techniques permettant de leur attribuer une robustesse sans failles.

Retenons une observation fondamentale : il existe une relative indétermination quant à l'ampleur de l'augmentation prévisible de la demande alimentaire.

Il faut souligner que cette indétermination réside pour une part importante dans la portée des politiques publiques mises en oeuvre pour transformer les besoins alimentaires en une demande effective qui, contrairement aux besoins - qui relèvent du domaine de la nature - est un enjeu social.

Il ne suffit donc pas de raisonner sur des besoins ; il faut apprécier l'écart entre ces besoins et leur expression en tant que demande alimentaire, savoir convertir la demande notionnelle, comme disent les économistes, en une demande effective, opération qui dépend principalement de la « solvabilisation » de la demande.

I. UNE CROISSANCE DE LA POPULATION AUX CONTOURS INCERTAINS

À l'horizon 2050, il semble probable que l'augmentation de la population ralentira. Pour autant, la population mondiale devrait franchir des seuils historiquement élevés.

En outre, les dynamiques démographiques, qui sont entourées d'incertitudes assez lourdes, seront régionalement contrastées : les régions les plus en retard de développement (agricole notamment) connaîtront des suppléments très significatifs de population qui placeront la trajectoire de leurs besoins alimentaires sur des pentes parfois fortement ascendantes.

A. UNE AUGMENTATION DE LA POPULATION DONT L'AMPLEUR EST CONJECTURALE

Les perspectives démographiques de l'ONU sur lesquelles sont fondées la quasi-totalité des exercices de prospective de l'alimentation retiennent une population de 9 milliards d'individus à l'horizon de 2050.

Ceci correspond à une augmentation de 50 % de la population mondiale entre 2000 et 2050 et de 28,6 % entre 2011, où la population mondiale est de 7 milliards d'habitants, et 2050.

On néglige souvent que cette projection centrale est accompagnée d'autres scénarios, l'un avec une population de l'ordre de 7,9 milliards d'habitants, d'autres où la population atteindrait de 11 à 12 milliards d'individus.

Ainsi, derrière la perspective démographique généralement admise et qu'on présente souvent comme quasi-certaine, il existe des scénarios alternatifs qui invitent à prendre en considération l'incertitude qui caractérise cette variable fondamentale.

Or, selon l'hypothèse démographique adoptée, le problème alimentaire change non seulement de degré mais de nature.

Dans l'état actuel de la population mondiale, on reconnaît, sous certaines réserves importantes, que la contrainte alimentaire que subissent trop d'individus n'est pas le résultat d'une insuffisance de production.

L'hypothèse d'une population mondiale à 9 milliards brise ce consensus : pour certains, les perspectives d'offre risquent de buter alors sur des limites quantitatives difficilement dépassables ; pour d'autres, des actions réalistes permettent de les franchir pour satisfaire les besoins alimentaires liés à la progression de la population.

Si la perspective d'une progression démographique plus limitée renforce la crédibilité de ce dernier point de vue, à l'inverse, une population mondiale proche de 11 milliards d'individus obligerait à un aggiornamento beaucoup plus radical que celui nécessité par l'hypothèse démographique moyenne.

Il y a ainsi un risque à négliger l'un des enseignements principaux des prospectives démographiques qui réside bien dans l'incertitude sur les besoins alimentaires associés à la dynamique de la population mondiale.

Il serait donc sage de prolonger systématiquement ces variantes de population dans les projections proposées par les prospectives alimentaires.

D'un point de vue pratique, il n'apparaît pas plus pertinent de se fonder sur le scénario démographique moyen pour concevoir les orientations des mesures à mettre en oeuvre que d'envisager le scénario où la croissance démographique serait la plus élevée.

Les délais nécessaires à l'efficacité des actions à entreprendre font apparaître ce choix comme au moins aussi risqué que celui qui consisterait à se baser sur une population de 7,9 milliards d'habitants plutôt que des 9 milliards du scénario moyen.

Le choix d'un biais démographique systématiquement haussier dans les conceptions des politiques destinées à calibrer les progrès de la production alimentaire n'apparaîtrait pas dénué de prudence.

Ce « choix de pensée » est d'autant plus recommandable que nombre de prospectives sont construites sur d'autres hypothèses qui reviennent à minorer les exigences du développement agricole. Tel est le cas des objectifs qu'on se donne sur le niveau de la sous-alimentation ou de la ration alimentaire individuelle.

Par ailleurs, l'inertie de la variable démographique doit être prise en compte.

Ainsi, M. Michel Griffon paraît-il fondé à estimer que la limitation des naissances qui, pour Malthus, représentent une nécessité pour prévenir les famines, ne saurait offrir de réelles solutions.

À supposer même qu'il soit admis de l'imposer, les marges sont réduites d'autant que les projections démographiques l'incluent déjà à leurs scénarios en considérant que la limitation des naissances se fera naturellement (v. le graphique ci-dessous) à mesure du développement économique.

Évolution du taux de croissance de la population pour mille par an

Comme on le voit, la projection démographique centrale admet une inflexion prononcée de la croissance de la population par rapport aux tendances passées puisque son rythme serait divisé par deux.

Alors que la population mondiale avait progressé de 1,7 % par an entre 1970 et 2000, elle n'augmenterait plus que de 0,8 % l'an jusqu'en 2050 avec un profil temporel incluant le passage d'une croissance annuelle de 1 % entre 2000 et 2030 à un rythme de 0,5 % au-delà.


* 2 On doit relever qu'ils excluent généralement la survenance d'événements dont la vraisemblance ne peut pas être discutée comme les grandes catastrophes ou les prodiges. Or, si le pire n'est jamais sûr, il peut advenir, de même que les « miracles ».

* 3 Une part seulement de ceux-ci sont attribuables aux conditions de consommation mais pour la commodité de l'exposé, on traitera ensemble avec celle-ci les déperditions observées au stade de la production.