C. UN CONSTAT FORT : LA CROISSANCE NE SUFFIT PAS, SES MODALITÉS ET LA RÉPARTITION DES REVENUS COMPTENT BEAUCOUP

La croissance de la production agricole, pas plus que l'importance relative de l'agriculture ne saurait suffire à assurer le recul de la faim.

Aujourd'hui, comme dans le passé, le problème de la faim n'est pas seulement, ni même essentiellement, un problème de production au sens où le potentiel de production existe et peut même être considéré comme à peu près suffisamment exploité pour apporter au monde les quantités de nutriments qui lui sont nécessaires.

Les obstacles à la mise en oeuvre du droit à l'alimentation semblent résider plutôt du côté de la répartition des revenus qui, elle-même, est étroitement dépendante des modalités concrètes de la croissance du secteur agricole.

Celles-ci ne permettent pas d'assurer un accès convenable à la nourriture à une proportion de la population mondiale comprise entre 15 et 30 %.

S'agissant des modèles de production agricole, il faut évidemment évoquer ici la situation des pays où les besoins de la population ne sont pas satisfaits par la production intérieure alors que celle-ci serait plus que suffisante.

La Thaïlande, grande exportatrice de riz, illustre cette hypothèse.

À l'avenir, des situations comme celles-ci pourraient devenir plus nombreuses sous l'effet de trois processus :

- une partie de plus en plus élevée de la production agricole pourrait être consacrée à des productions non alimentaires (énergétiques en particulier) pour répondre à une demande extérieure qui se reporterait sur les produits non pétroliers une fois passé le « pic pétrolier » ;

- les décalages entre les productions internes et la demande alimentaire pourraient gagner en ampleur du fait de la progression des demandes alimentaires nationales non satisfaites par les productions locales de sorte que les échanges internationaux prendraient plus d'importance avec des prix supérieurs à ceux des marchés domestiques tandis que des comportements spéculatifs joueraient contre l'approvisionnement du marché domestique25(*) ;

- la concentration du secteur agricole pourrait progresser renforçant les phénomènes de rente dont l'emploi pourrait ne pas nourrir nécessairement le développement d'un secteur agricole à la rentabilité comparativement limitée.

Cette dernière éventualité souligne l'importance de la répartition du revenu engendré par l'activité agricole.

Il faut d'abord relever que le revenu agricole peut ne pas progresser à proportion de la production en volume. En effet, l'accroissement du volume de la production agricole peut ne pas s'accompagner d'une progression parallèle des revenus des différents actifs agricoles, à due proportion, si les prix agricoles diminuent ou si la répartition des revenus est concentrée au profit de quelques uns.

S'agissant des prix, qui mobilisent un chapitre particulier du présent rapport, on se bornera ici à rappeler qu'en moyenne la baisse des prix agricoles relatifs a pesé sur le revenu agricole qui n'a pu résister que moyennant une augmentation de la production en volume fondée sur des progrès de productivité. Mais ces données moyennes s'accompagnent d'une nette dispersion des situations qui, en dépit de la contraction de la population agricole et de la rationalisation des exploitations, s'est soldée par une montée des inégalités dans le secteur agricole. Dans un contexte de réduction des prix agricoles relatifs, les moyens d'assurer les progrès de productivité (qui réclament des moyens financiers) n'ont pas été accessibles à tous.

En retour, du fait de facteurs divers allant dans le sens d'une plus forte segmentation des producteurs agricoles, la répartition des revenus peut être très inégalitaire dans le secteur. Cette situation et les différentes modalités de l'emploi des profits peuvent bloquer plus ou moins durablement la mise en oeuvre pratique du droit à l'alimentation.

La segmentation de l'agriculture est nette.

À l'échelle du monde, il n'y a rien de commun entre la reine d'Angleterre et le paysan du Bénin. Mais, même dans chaque pays, les écarts de situation sont considérables. Ces différences résultent de l'existence de potentiels économiques des exploitations très disparates. Sur ce point, il existe sans doute, du fait des phénomènes structurant la production agricole (concentration, normalisation, effets boule de neige des écarts de compétitivité, montée des échanges internationaux...) une tendance à l'accentuation de ces écarts. On doit particulièrement relever l'inégale capacité à capter le revenu agricole en raison en particulier d'une disparité très nette des « pouvoirs de négociation » entre les différents acteurs, qu'elle concerne les tiers (fournisseurs d'intrants, clients, gouvernements...) ou les acteurs de la production agricole eux-mêmes.

À cet égard, le défaut fréquent de protection du travail agricole est une variable-clef dont l'observation n'est pas limitée aux pays en développement. Le cas des États-Unis est fréquemment mentionné avec notamment le recours à une immigration illégale pour la récolte des melons. En Europe, plusieurs pays où le revenu par tête est pourtant élevé n'offre aucun salaire minimum aux salariés agricoles. Cette situation crée des effets distorsifs sur la concurrence mais contribue aussi à éloigner l'Europe des objectifs qu'elle prétend poursuivre en matière de lutte contre la pauvreté.

L'inégale répartition des revenus abordée sous l'angle de ses effets de plus long terme est souvent présentée comme pouvant receler des effets positifs. Si, à court terme, une répartition inégalitaire du produit agricole peut être critiquée comme s'accompagnant d'une persistance paradoxale de la faim, on prétend qu'à plus long terme l'inégale répartition des revenus agricoles peut être un facteur de progrès. En contribuant à situer la rentabilité du capital agricole au bon niveau (celui qui incite à investir en agriculture) et en permettant de réunir les conditions de financement de l'investissement agricole et d'orienter celui-ci vers les producteurs les plus efficaces, elle favoriserait structurellement le progrès de la production et, ainsi, à terme, le recul de la faim.

Cette approche est plus que discutable.

Il faut d'abord réduire à sa juste dimension l'argument de l'autofinancement en observant que l'idée que l'épargne de l'exploitant est un préalable à son expansion ne vaut que pour des organisations économiques primitives où les institutions de financement sont défaillantes. C'est d'ailleurs l'une des priorités du développement, du développement agricole en particulier, que d'instituer des institutions efficaces de financement externe de la croissance.

Cette observation est directement liée à la question soulevée par le premier argument envisagé, celui de la rentabilité du capital agricole.

Si cette rentabilité dépend d'une déformation continue du partage des revenus du secteur elle n'est à l'évidence pas soutenable et l'argument tombe. Une autre question est de savoir si la rentabilité offerte par l'agriculture peut être une incitation efficace à développer la production agricole, si bien qu'à un stade particulier du développement, une répartition inégalitaire des revenus permettant d'atteindre un certain seuil de rentabilité dans le secteur pourrait être justifiée. Cette question est évidemment particulièrement complexe puisqu'elle renvoie à toute la problématique de la contribution de l'agriculture au développement global mais aussi à celle d'un développement agricole auto-entretenu, problématiques qui sont liées, notamment à travers le problème de l'allocation du capital (et du travail).

Ces interrogations sont lourdes d'enjeux puisque, selon certaines réponses à elles données, on pourrait présenter la persistance de la faim comme une étape obligée sur une trajectoire de développement qui, à sa fin, réussirait à éliminer ce fléau.

En dehors de toutes considérations morales (pourtant hautement légitimes sur ce sujet) votre rapporteur doute fortement qu'une telle analyse soit robuste.

Outre que le développement agricole pourrait ne pas précéder mais suivre le développement économique général (ce qui atténue la portée des arguments favorables à la rente), il faut considérer :

- que la demande solvable est une condition du développement agricole ;

- et que l'existence de rentes en agriculture procédant de la concentration des revenus agricoles par quelques exploitants, loin de garantir le développement agricole auto-entretenu peut conduire à une déplétion agricole.

Cette situation recèle des enseignements pour l'avenir.

Elle conduit à envisager des scénarios où la croissance de la production agricole pourrait être élevée sans pour autant que la famine ne recule significativement, à côté d'autres scénarios où le monde paysan pauvre subirait une forme d'effondrement, qui rejaillirait sur les perspectives d'augmentation de la production agricole en les dégradant, et réduirait ainsi les opportunités offertes par l'agriculture, avec pour effet des crises alimentaires aiguës et à répétition.

Les développements qui précèdent ne font qu'illustrer un problème fondamental qui est celui de l'indétermination des équilibres de marché dans le secteur agricole.

Or, si cette indétermination peut être acceptable dans bien des secteurs économiques où les producteurs ne satisfont pas des besoins vitaux, tel n'est évidemment pas le cas pour une activité qui a pour fonction d'assurer une nécessité vitale.

La complexité des problèmes vient de quelques caractéristiques importantes qu'il faut prendre en considération :

- les offreurs sont également les demandeurs ;

- les niveaux de développement et de compétitivité sont extrêmement inégaux entre pays mais aussi dans chaque pays ; autrement dit, que ce soit sur le marché mondial ou sur les marchés domestiques, les producteurs sont dans des situations concurrentielles incommensurables ;

- les prix ne jouent pas nécessairement le rôle qu'on en attend dans l'économie théorique ou, quand ils le jouent, exercent des effets qui, souhaitables dans d'autres secteurs sont dommageables en agriculture.

Sur ce point, on peut observer, en cas de hausse des prix, des phénomènes de désolvabilisation de la demande non compensés par des hausses immédiates, ou pérennes, de la production. Dans le sens inverse, la baisse des prix agricoles peut intervenir non du fait d'un nouvel équilibre entre les volumes d'offre et de demande mais de modifications dans les pouvoirs de marché des acteurs de la chaîne alimentaire.

Même si la baisse des prix provient d'un nouvel équilibre des volumes, celui-ci peut s'accompagner d'effets asymétriques sur les offreurs et les demandeurs. Ces effets peuvent être non souhaitables, si, par exemple, la baisse des prix est insupportable pour les producteurs marginaux, très nombreux dans l'agriculture d'aujourd'hui, ou si elle ne profite qu'à des demandeurs solvables, qui captent l'effet-prix des progrès de productivité des producteurs les plus performants sans bénéficier à tous les segments de la demande.

En bref, rien ne dit que les rentes du producteur ou du consommateur sont distribués de sorte que la perspective de voir mieux mis en oeuvre le droit à l'alimentation y gagne quoi que ce soit.

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Votre rapporteur estime ainsi que, sans négliger les aspects les plus positifs des signaux de marché, il faudra pour remporter le défi alimentaire non seulement créer les conditions d'une croissance de la production agricole que le marché seul ne permet pas de réunir mais encore réguler les équilibres de ce sentier de croissance de sorte que ses fruits soient partagés entre les producteurs, et entre ceux-ci et les consommateurs, dans une dynamique où les singularités du défi alimentaire doivent être pleinement prises en compte sans pour autant se crisper sur le maintien de situations insoutenables.

Par rapport au débat réducteur entre dérégulation et interventionnisme, que les échecs des deux « modèles » obligent à considérer comme étant largement un faux débat, c'est aux modalités de la régulation du système alimentaire mondial qu'il faut consacrer toutes les énergies afin que le droit à l'alimentation soit effectivement mis en oeuvre.


* 25 Les phénomènes observés dans les récentes crises montrent que la constitution de stocks spéculatifs peut se faire au détriment des consommateurs locaux du fait des concurrences des demandes lorsque les productions nationales ne suffisent plus à alimenter des consommateurs locaux à pouvoir d'achat relativement élevé.