II. DÉVELOPPEMENT AGRICOLE ET LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES AGRICOLES INTERNATIONAUX

Si la dynamique de la demande alimentaire confrontée aux potentiels agricoles semble exclure le projet d'en assurer la satisfaction à partir des productions locales, conférant à l'autosuffisance alimentaire les qualités d'une utopie, il existe des marges de manoeuvre dont l'exploitation peut rapprocher ou éloigner de cet objectif.

On peut envisager sous cet angle la question récurrente de la libéralisation des échanges agricoles internationaux.

Si la mondialisation est loin d'être totalement accomplie dans le domaine agricole, les logiques productives sont dès maintenant marquées par les facteurs de division internationale du travail, sans résultats vraiment probants.

Certains prétendent qu'un approfondissement de la liberté du commerce agricole international permettrait de dépasser cette situation, en éliminant les barrières au développement agricole des pays en développement. La libéralisation serait l'instrument miracle du développement agricole des pays du Sud tout en libérant les pays du Nord du « fardeau » que représentent leurs politiques de soutien aux agriculteurs coûteuses pour les contribuables et les consommateurs.

Pour sa part, votre rapporteur tend à s'interroger sur la compatibilité entre cette libéralisation et l'objectif d'assurer le droit à l'alimentation, au Nord comme au Sud.

La mondialisation a longtemps moins touché l'agriculture que d'autres activités.

Le poids relativement faible des échanges agricoles internationaux en témoigne, même si leur influence ne se résume pas aux quantités échangées. Le niveau des prix domestiques est de plus en plus sensible aux cours mondiaux, par exemple.

Des facteurs institutionnels comme les protections mises en place dans différentes régions du monde pour préserver les productions locales expliquent sans doute que les échanges internationaux de produits agricoles soient moins développés aujourd'hui que pour d'autres produits ou services. En outre, l'investissement international n'a pas pris dans le secteur agricole l'essor qu'il a connu dans d'autres domaines.

Il n'en reste pas moins que la satisfaction des besoins alimentaires mondiaux dépend déjà aujourd'hui assez largement d'une logique de division internationale du travail qui confère aux échanges internationaux un rôle important que d'aucuns souhaiteraient élargir.

Ce processus est assis sur une logique d'efficience. Elle suppose un renforcement des interdépendances.

Au coeur de ces questions on retrouve le problème du commerce international et de son régime.

Les vertus théoriques du commerce international sont immenses et s'offrent comme autant de justifications à un renoncement à tout objectif d'autosuffisance alimentaire.

Pour autant, cette approche théorique est contestée pour l'irréalisme de ces conditions de validité, ses conséquences pratiques étant, en outre, jugées si dangereuses qu'elles conduisent in fine à lui ôter toute crédibilité, aux yeux d'un nombre élevé de spécialistes, observateurs ou praticiens de l'économie agricole.

Votre rapporteur doit remarquer qu'il existe structurellement un gouffre entre les approches théoriques relatives à la contribution d'échanges commerciaux libéralisés à la résolution du problème alimentaire dans le monde et les pratiques réellement observées.

Ainsi, le statu quo dans les négociations de Doha est pleinement illustratif de blocages qui pourraient persister.

Ce décalage va jusqu'à empiéter dans le champ théorique lui-même puisque les zélateurs du libre-échange admettent qu'il faille lui apporter quelques nuances.

Aux yeux de votre rapporteur, une libéralisation du commerce international agricole mesurée pourrait sans doute apporter quelques progrès. Mais c'est plutôt dans un pilotage du système alimentaire mondial par une véritable politique agricole que se trouve la solution du problème.

En effet, l'affichage d'effets aussi favorables que ceux mis en évidence dans les approches théoriques de la libéralisation du commerce international lui semble être abusivement optimiste s'agissant d'un secteur marqué par de très grandes inégalités de compétitivité et de développement et dans lequel les inefficacités de marché sont quasi-systémiques.

A. UN PROCESSUS PROGRESSIF DE LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES AGRICOLES

La production agricole a été soumise à un processus de banalisation, dans la mouvance générale de la dérégulation associée à la globalisation.

1. Au niveau mondial, l'Uruguay Round et Doha

Au niveau international, l'accord sur l'agriculture du General agreement on tariffs and trade (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce ((GATT)) a entériné une diminution des protections afin de réduire les distorsions de concurrence entre États et d'instaurer un contexte d'échanges « libres et non faussés ».

En Europe, la PAC a été adaptée pour que ses modalités interfèrent le moins possible avec la production.

L'accord sur l'agriculture du GATT a promu une baisse des protections. La distinction majeure entre les soutiens qui ont pour effet de stimuler directement la production et les mesures sans effet direct témoigne d'orientations visant à découpler l'intervention publique de la production agricole.

L'accord sur l'agriculture de « l'Uruguay Round »

Le GATT originel s'appliquait au commerce des produits agricoles, mais il comportait des règles particulières permettant aux pays d'appliquer certaines mesures non tarifaires telles que des contingents d'importation et d'accorder des subventions. Le commerce des produits agricoles a été marqué par le recours à des subventions à l'exportation qui n'auraient pas été, en principe, autorisées pour les produits industriels.

Le Cycle d'Uruguay a débouché sur un premier accord multilatéral consacré au secteur. Celui-ci va dans le sens de l'instauration d'un cadre plus concurrentiel.

Cet accord vise à réformer le commerce dans ce secteur. Il contient des engagements portant sur les questions suivantes :

l'accès aux marchés - avec la question des différentes restrictions à l'importation

- le soutien interne - subventions et autres programmes, y compris ceux qui visent à accroître ou à garantir les prix à la production et les revenus des agriculteurs;

les subventions à l'exportation et autres méthodes appliquées pour assurer artificiellement la compétitivité des exportations.

L'accord permet aux gouvernements d'aider le secteur agricole, mais de préférence par des mesures qui affectent le moins les échanges. Il ménage aussi une certaine souplesse dans la mise en oeuvre des engagements : les pays en développement ne sont pas tenus de réduire autant que les pays développés leurs subventions ou leurs droits de douane et bénéficient d'un délai supplémentaire pour s'acquitter de leurs obligations ; les pays les moins avancés ne sont pas du tout tenus de le faire. Enfin, des dispositions spéciales portent sur les intérêts des pays qui doivent importer les produits alimentaires dont ils ont besoin et sur les préoccupations des pays les moins avancés.

Les engagements de réduction des « protections » obéissent aux séquences récapitulées dans le tableau ci-après. Seuls les chiffres correspondant à la réduction des subventions à l'exportation figurant stricto sensu dans l'accord.

 L'accès aux marchés et les droits de douane

La nouvelle règle en matière d'accès aux marchés des produits agricoles est « droits de douane uniquement ». Avant le Cycle d'Uruguay, les importations de certains produits agricoles étaient limitées par des contingents et d'autres mesures non tarifaires. Ceux-ci ont été remplacés par des droits de douane censés assurer un degré de protection à peu près équivalent.

Les pays développés sont tenus d'abaisser leurs droits de douane de 36 % contre 24 % seulement pour les pays en développement.

Il est aussi prévu que les quantités importées avant l'entrée en vigueur de l'accord peuvent continuer à l'être et il est garanti que, pour les quantités additionnelles jusqu'à concurrence d'un certain niveau, les taux de droits appliqués ne seront pas prohibitifs, grâce à un système de « contingents tarifaires » : des droits de douane moins élevés sont fixés pour des quantités spécifiées et des taux de droits plus élevés (parfois beaucoup plus élevés) pour les quantités en sus du contingent.

S'agissant des produits pour lesquels les restrictions non tarifaires ont été converties en droits de douane, les gouvernements sont autorisés à prendre des mesures d'urgence spéciales (« sauvegardes spéciales ») afin de protéger leurs agriculteurs contre une baisse soudaine des prix ou un accroissement des importations. L'accord précise néanmoins dans quelles conditions ces mesures d'urgence peuvent être adoptées.

 Les formules de soutien interne

Dans le prolongement des reproches adressés aux mesures visant à soutenir les prix intérieurs, ou à subventionner la production d'une autre manière, comme pouvant encourager la surproduction (laquelle élimine les produits importés du marché ou conduit à subventionner les exportations et à pratiquer le dumping sur les marchés mondiaux), l'Accord sur l'agriculture fait la distinction entre les programmes de soutien qui ont pour effet de stimuler directement la production, et ceux qui sont considérés comme n'ayant pas d'effets directs.

Les mesures intérieures ayant une incidence directe sur la production et le commerce doivent être réduites. Les membres de l'OMC ont évalué le soutien de ce type qu'ils ont accordé chaque année à l'agriculture (en calculant la « mesure globale du soutien totale » ou « MGS totale ») pendant la période de base 1986-1988. Les pays développés ont accepté de réduire ces chiffres de 20 % en six ans à compter de 1995. Les pays en développement sont convenus de procéder à une réduction de 13 % sur dix ans. Les pays les moins avancés ne sont tenus de faire aucune réduction. (Ce type de soutien interne est parfois appelé la « catégorie orange », en référence au feu orange pour la circulation).

Les mesures ayant une incidence minime sur le commerce peuvent être adoptées librement et sont classées dans la catégorie « verte ». Elles comprennent les services assurés par les pouvoirs publics tels que la recherche, la santé publique, les infrastructures et la sécurité alimentaire. Elles comprennent aussi les paiements versés directement aux agriculteurs qui n'ont pas pour effet de stimuler la production, comme certaines formes de soutien direct des revenus, l'aide à la restructuration des exploitations agricoles, et les paiements directs dans le cadre de programmes de protection de l'environnement et d'assistance aux régions.

Les mesures suivantes sont aussi autorisées: certains paiements directs aux agriculteurs qui sont tenus de limiter la production (appelées parfois mesures de la « catégorie bleue »), certains programmes d'aide de l'État en faveur du développement agricole et rural dans les pays en développement, et d'autres mesures de soutien dont l'ampleur est modeste (« de minimis ») par rapport à la valeur totale du produit ou des produits bénéficiaires (5 % ou moins dans le cas des pays développés et 10 % ou moins pour les pays en développement).

 Les subventions à l'exportation : limitation des dépenses et des quantités

L'Accord sur l'agriculture proscrit les subventions à l'exportation de produits agricoles, sauf lorsqu'elles sont spécifiées dans les listes d'engagements des membres, auquel cas ceux-ci sont tenus de réduire à la fois les montants des dépenses effectuées à ce titre et les quantités d'exportations subventionnées. En prenant les moyennes de 1986-1990 comme niveau de base, les pays développés ont accepté de réduire de 36 % la valeur des subventions à l'exportation pendant une période de six ans à compter de 1995 (24 % sur dix ans pour les pays en développement). Ils sont aussi convenus de réduire de 21 % en six ans les quantités d'exportations subventionnées (14 % sur dix ans pour les pays en développement). Les pays les moins avancés ne sont tenus de faire aucune réduction.

Pendant les six années de la période de mise en oeuvre, les pays en développement sont autorisés, sous certaines conditions, à recourir au subventionnement pour réduire les coûts de commercialisation et de transport des produits exportés.

L'Accord sur l'agriculture dispose que les membres de l'OMC doivent réduire leurs exportations subventionnées. Cependant, certains pays importateurs sont tributaires des produits alimentaires bon marché et subventionnés en provenance des principaux pays industrialisés. Parmi eux, figurent quelques-uns des pays les plus pauvres qui, malgré l'effet favorable que pourrait avoir sur leur secteur agricole une hausse des prix causée par la réduction des subventions à l'exportation, pourraient avoir besoin d'une assistance temporaire afin d'effectuer les ajustements nécessaires pour pouvoir financer des importations devenues plus coûteuses et éventuellement exporter.

Une Décision ministérielle spéciale énonce les objectifs et certaines mesures concernant l'aide alimentaire et d'aide au développement agricole. Elle mentionne aussi la possibilité d'une assistance fournie par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale en vue de financer des importations commerciales de produits alimentaires.

Cependant, pour les autres points de l'accord, les chiffres sont repris dans les listes d'engagements pris par les États, qui sont juridiquement contraignants.

2 Si la mesure antérieure avait pour effet de majorer les prix intérieurs de 75 % par rapport aux prix mondiaux, le nouveau droit de douane pourrait être d'environ 75 % (cette manière de convertir en droits de douane les contingents et d'autres types de mesures est appelée « tarification »).

Les négociations du cycle se poursuivent autour des trois piliers (soutiens internes, accès au marché et subventions aux exportations).

Les données générales d'un accord prévoient :

- l'élimination des subventions agricoles d'ici 2013 ;

- la réduction des taux de soutien de 40 % en Europe et aux États-Unis d'ici 2025 ;

- la réduction, par bande, des droits de douane graduées selon le niveau de la protection initiale et en fonction du niveau de développement des pays (de 50 à 70 % pour les pays développés à 33 à 47 % pour les pays en développement) mais avec la faculté de préserver davantage de protections pour certains produits (en échange de l'octroi de contingents douaniers multilatéraux).

2. À l'échelon européen, les réformes successives de la PAC

Avant 1992, la PAC était articulée autour d'un système administré. Elle fixait des prix rémunérateurs pour les agriculteurs et assurait une quasi-garantie de débouchés. En cas de surproduction, les surplus étaient absorbés par des mécanismes d'intervention (stockage, élimination des produits) ou favorisant leur écoulement (aides à l'exportation).

La réforme de 1992 a imposé une baisse des prix sur les principales productions (céréales et viande bovine) pour limiter l'intérêt à produire. La baisse des revenus qui en résultait a été compensée par des « paiements compensatoires », nommés « aides directes ». La maîtrise était renforcée par la jachère obligatoire.

La réforme de 1999 a amplifié la baisse des prix, partiellement compensée par des aides directes et introduit un nouveau pilier. La PAC compte désormais deux piliers : un premier pilier de marché est constitué des aides aux revenus et des interventions, intégralement financées par le budget communautaire ; un deuxième pilier, est consacré au développement rural pour lequel les aides européennes interviennent en cofinancement.

La réforme de 2003 a parachevé le tournant de 1992. L'aide directe aux revenus devient le coeur de la PAC et est découplée à des productions. La réforme ajoute un nouveau concept : la conditionnalité. L'octroi des aides est subordonné au respect de certaines règles, notamment environnementales. La priorité est donnée au deuxième pilier : une procédure dite de modulation est mise en place : elle consiste à faire glisser progressivement une part des financements du premier volet vers le second.

Le bilan de santé, du 20 novembre 2008, complète la réforme de 2003. L'accord prévoit principalement l'augmentation des quotas laitiers avant leur abandon définitif en 2015, la généralisation du découplage, la suppression des jachères obligatoires, la réorientation des aides en direction des productions herbagères, et réduit l'intervention sur les marchés à un filet de sécurité.

Les outils de régulation des marchés agricoles sont aujourd'hui réduits.

Inventaire des outils de régulation des marchés agricoles

Le règlement n° 1234/2007 du Conseil du 22 octobre 2007 portant organisation commune des marchés dans le secteur agricole, dit règlement « OCM unique » arrête, pour chaque produit agricole, les outils de régulation pouvant être mis en oeuvre. La palette est a priori large, mais la mise en oeuvre varie selon les types de production. Certains outils, prévus par les textes, ne sont pas utilisés du fait des conditions qui pèsent sur leur déclenchement.

L'intervention publique correspond au stockage public. L'Union achète une partie de la production pour soutenir les prix lorsque ceux-ci descendent en dessous des prix de référence. Mais ceux-ci sont fixés actuellement à un niveau très bas qui, souvent, ne couvre pas les coûts de revient (exemples de prix de référence : 101,31 euros/t pour les céréales, 404 euros/t pour le sucre blanc, 246 euros/100 kg de beurre). Les volumes achetés sont écoulés ultérieurement dans des conditions évitant autant que possible toute perturbation du marché. Toutes les productions agricoles n'y sont pas éligibles, notamment les fruits et légumes.

L'OCM unique prévoit aussi des aides au stockage privé afin d'aider les producteurs à retenir une partie de leur production. Le montant de l'aide est fixé en tenant compte des frais de stockage et de l'évolution prévisible des prix de marché. La viande, l'huile d'olive, le sucre blanc et les produits laitiers sont les principales productions éligibles.

Des mesures exceptionnelles de soutien au marché sont aussi prévues en cas de maladies animales, de perte de confiance des consommateurs. Les céréales ou le sucre peuvent aussi bénéficier de mesures complémentaires en cas de baisse des prix en dessous du prix d'intervention (retrait d'une partie de la production...). Des mesures d'adaptation non quantitative de l'offre aux exigences du marché peuvent aussi être mises en oeuvre par la Commission dans le secteur de la viande et des plantes vivantes.

Deux secteurs sont encore soumis à un régime de quotas : le lait et le sucre.

Les quotas de lait devraient être supprimés en 2015. Ce régime ne soutient pas directement les prix à la différence des précédents, mais prévoit des pénalités en cas de dépassement de certaines limites.

Des aides au soutien de la demande sont parfois permises. Par exemple, une aide à la fourniture de produits laitiers aux élèves ou une aide à l'achat de crème, de beurre et de beurre concentré à prix réduit par les armées, les institutions et collectivités sans but lucratif...

Dans ses relations avec le reste du monde, l'Union peut recourir à des restitutions à l'exportation lorsque les prix mondiaux sont inférieurs aux prix européens. La différence est couverte pour permettre de s'aligner sur les prix mondiaux.

À l'importation, des droits de douane variables selon les produits sont perçus. Des contingents existent également, notamment sur la viande bovine en provenance des États membres du Mercosur.

Enfin, l'aide alimentaire peut être assimilée à une mesure de soutien aux marchés lorsqu'elle est massive comme aux États-Unis, ce qui n'est pas le cas à un même degré en Europe.

Source : Rapport d'information de MM. Jean Bizet, Jean-Paul Émorine, Mmes Bernadette Bourzai et Odette Hervieaux, fait au nom de la commission des affaires européennes et de la commission de l'économie n° 102 (2010-2011) 10 novembre 2010.

Sur fond de découplage entre les aides agricoles et la production les outils de régulation comportent quelques dispositifs permettant la constitution de stocks (publics à travers les mécanismes d'intervention en cas de baisse des prix au-dessus du niveau de référence au privé). Leur portée paraît faible.