Introduction

Présentation de la rencontre par Mme Françoise Vergès, Présidente du Comité
Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE)

Cela fait déjà plusieurs années que l'histoire coloniale de la France s'est invitée dans le débat public, vous en êtes les témoins et je ne reviendrai pas ici sur les causes de ce retour ou les débats qui ont suivi. Je vais me concentrer sur la rencontre qui nous rassemble : nous devons avoir conscience que c'est une première. Pour la première fois, sont réunies des personnes qui portent des mémoires et des histoires liées à la longue histoire de la colonisation française.

En introduction, je voudrais faire quelques remarques.

Chaque douleur est unique. Il y a une expérience intime de la perte et du dommage. Si je perds mon pays, ma famille, seule je sais ce que j'éprouve, mais je sais aussi que d'autres ont connu des pertes semblables. Il existe donc un terrain commun de la perte et du dommage qui insère mon expérience personnelle dans une expérience collective. Ensuite, expérience personnelle et récit historique sont intégrés dans une conscience historique qui s'organise autour de récits, d'images, de mythes.

La longue histoire de la colonisation française et de la décolonisation, qui débute au XVI e siècle avec la prise de possession de terres habitées dont on massacre les populations natives ou qu'on laisse mourir de maladies contre lesquelles elles ne sont pas immunisées, ou de terres inhabitées comme les îles de l'Océan indien (devenues aujourd'hui La Réunion et l'île Maurice, cette dernière devant colonie anglaise en 1810) et qui prend fin officiellement comme ensemble colonial au milieu du XX e siècle, a jeté sur des terres à travers le monde, des colons, des esclaves, des migrants, des bagnards, des travailleurs engagés... Ils rencontrent, sur certains territoires - Guyane, Nouvelle-Calédonie, Tahiti et les îles du Pacifique, les îles des Caraïbes - des peuples autochtones. Il en est résulté des situations hétérogènes où aucun groupe n'est uniforme, figé, fixé mais où des clivages s'opèrent le long des lignes de couleur et de statut social, des sociétés hétérogènes dans leur composition sociale, religieuse et culturelle. Ainsi s'est introduite très tôt dans la société française une altérité qu'elle fera cependant tout pour ignorer.

La société française contemporaine dans laquelle nous vivons est faite de toutes ces histoires, dans leur longue durée, dans leur pluralité, dans leurs transformations. Elles ont donné naissance à des mémoires et des histoires entremêlées à partir desquelles nous devons construire un récit à partager. Cette pluralité est un fait incontournable, indéniable. Personne ne partira, personne ne sera chassé.

L'histoire de la colonisation est aussi celle de la fabrication du consentement à l'injustice. Cela donne lieu à la création de discours justificatifs racistes, culturalistes ou paternalistes car il faut qu'une majorité de citoyens acceptent par adhésion au discours colonial ou par indifférence qu'aux colonies, d'autres citoyens français n'aient pas les mêmes droits qu'eux. Mais ces personnes ne nous sont pas étrangères, je veux dire qu'elles sont nos semblables. Les mettre hors humanité, c'est à bon compte se mettre du côté du bien, du côté des victimes ou des bienfaiteurs et les renvoyer à être des bourreaux. Cette posture n'aide en rien à la construction d'une morale publique.

Mais au fond, pourquoi vouloir mettre ces mémoires en conversation, pourquoi vouloir croiser ces histoires ? Pour dépasser une fragmentation, une segmentation qui est le produit d'une gestion libérale, d'un multiculturalisme qui s'inspire du modèle des expositions coloniales - à chaque territoire, son pavillon, à chaque mémoire, son monument - et écarte les échanges, les circulations, les créations hybrides, les ruptures, les accidents et surtout cette dimension de l'inattendu, de l'imprévisible qui fait qu'il y a de l'histoire. Cette gestion referme, empêche de voir ce qui est commun, en partage. Elle met en rivalité des récits qui pourtant s'interrogent, interagissent entre eux, circulent, se reconfigurent. Si nous refusons de croire que le passé colonial n'aurait eu aucune incidence sur le présent, nous ne pouvons pas non plus accepter une approche qui nous diviserait, nous opposerait inévitablement les uns aux autres. La gestion étatique multiculturelle et communautariste met inévitablement les mémoires en rivalité en accordant à tel groupe un monument, une reconnaissance qui s'inscrit plus dans une logique clientéliste que dans un objectif d'éducation civique. Il en résulte alors un sentiment qui fait que, si quelque chose est donné à un groupe, un autre perçoit cette reconnaissance comme lui faisant de l'ombre. Cette gestion signale en creux deux écueils à éviter : la fragmentation et la rivalité.

En résumé, la longue l'histoire de la colonisation est inséparable de mémoires de mépris, de non-reconnaissance de cultures, de langues, de savoirs et de leur marginalisation, de souvenirs de crimes, de répression politique et de non respect des droits. Elle est aussi l'histoire de rencontres et d'échanges, de ces formes imprévisibles et inattendues qui échappent aux hégémonies. Cependant, chaque groupe perçoit le dommage subi comme unique et ressent comme une menace de minoration de son expérience toute tentative de lier son histoire à celles d'autres groupes. Comment procéder alors pour croiser ces mémoires et ces histoires, pour éviter la victimisation ou la culpabilisation, qui toutes deux mènent au repli et par contre retisser les liens de solidarité ? Quand il s'agit de demandes de reconnaissance publique, deux formes de processus s'offrent à nous : la justice punitive, avec un système pénal habité par le culte de la loi et structuré de manière verticale, et la justice réparatrice opposée à la logique du tribunal et du procès et qui a pour objectif le bien-être de la communauté. Cette dernière s'adresse aux êtres humains qui vivent les uns à côté des autres. Elle cherche à restaurer les relations qui n'auraient jamais dû être brisées. Elle est sans doute imparfaite mais elle aspire à tenir à égale distance la vengeance et l'impunité totale. Il existe plusieurs exemples de ce processus. La Truth and Reconciliation Commission en Afrique du Sud est la plus connue mais nous pouvons aussi penser à des processus comme celui de la coutume chez les Kanaks. Ce processus ne choisit pas l'amnésie, mais le difficile cheminement vers la vérité qui bouscule les idées reçues. Il met à mal les récits compensatoires, le binarisme du bien et du mal, et nous fait plonger dans les contradictions, les lâchetés, les trahisons, la peur, l'effroi mais aussi la solidarité, les expressions d'interdépendance, du devoir moral envers les autres. Il faut pour cela refuser que l'histoire coloniale soit associée à l'histoire d'étrangers à la France. C'est l'histoire de ce pays, de ce peuple. Ce n'est pas parce que les histoires coloniales seront dites et inscrites que l'histoire de la France disparaîtrait, comme voudrait nous le faire croire un discours xénophobe. Au contraire, ce processus montrera ce qui est commun à tous car, si nous sommes les descendants d'histoires diverses, nous sommes tous les héritiers de cette longue histoire de la colonisation et de la décolonisation. ( Applaudissements .)

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