M. Marc Cheb Sun, rédacteur de Respect Mag
Invité-témoin sur les diversités de la société française et la création artistique

Mme Françoise Vergès . - Il revient maintenant à Marc Cheb Sun, directeur de la rédaction du magazine Respect Mag qui a notamment élaboré récemment avec Terra Nova 16 propositions pour la reconnaissance de notre diversité, de répondre aux questions que nous nous posons.

M. Marc Cheb Sun . - L'un des premiers numéros de notre magazine s'intitulait Mémoires d'une France plurielle et, dix ans après, les choses ont évolué dans le sens d'une vraie maturité. En effet, au début, notre histoire coloniale, peu transmise, a été portée par les jeunes et notamment par les musiques telles que le rap, ce qui a permis (faits déjà importants) de mettre des mots et de revendiquer une reconnaissance. En même temps, et c'est normal, cette histoire, si elle n'est transmise aux jeunes que par les rappeurs, devient faite « de bric et de broc ». Or, l'on sait que les identités meurtries, pour reprendre le terme d'Amin Maalouf, les identités construites de bric et de broc se transforment souvent, et pour soi-même, en identités meurtrières. Il faut donc passer à un nouveau stade puisque nous sommes à un moment de maturité où nous sommes en mesure de transmettre.

J'ai vécu en Allemagne et j'ai vu à quel point, dans une ville comme Berlin, le Black History Month y était un élément de réconciliation facilitant connaissance et reconnaissance. Malheureusement, ici, ceux qui s'intéressent aux spécificités, y compris pour les partager avec l'ensemble, ont longtemps été et sont encore parfois suspectés de communautarisme. L'objectif, par exemple, de Respect Mag est, bien au contraire, de créer des passerelles qui conjuguent les différences comme les ressemblances. Après avoir réalisé des numéros spéciaux sur les « Noirs de France », sur les « musulmans de France », nous sortons en juin un « spécial Asiatiques de France » et nous préparons un numéro sur les « Juifs de France ». Ensuite, nous réunirons ces quatre numéros dans un même coffret, ceux que certains nous reprochent de vouloir séparer. Comprendre, transmettre, aller au fond des spécificités, ce n'est pas séparer. C'est, au contraire, créer les outils de connaissance nécessaires à un rassemblement. C'est le silence qui sépare. Les paroles, elles, rassemblent. ( Applaudissements .)

M. Jean-Claude Tchicaya, consultant et intervenant éducatif
Invité témoin sur les quartiers populaires

Mme Françoise Vergès . - Il est important de souligner la grande créativité artistique sur tous ces sujets, alors que pourtant les choses sont toujours bloquées. J'appelle maintenant M. Jean-Claude Tchicaya, consultant et intervenant éducatif, ancien adjoint au maire de Bagneux, cofondateur et porte- parole de l'association Devoirs de mémoires .

M. Jean-Claude Tchicaya . - Le collectif Devoirs de mémoires a été créé par des personnes de tous âges, de toutes catégories sociales, de toutes les couleurs, de toutes opinions politiques, de quartiers populaires ou non. L'objectif de devoirs de mémoires étant de travailler sur les représentations erronées, sur les stigmates créés et ou coproduits par l'histoire et les individus de toutes parts et ceci afin de mieux s'attaquer à toutes formes de discriminations. Il s'agissait d'entreprendre un travail d'histoire afin de mieux connaître celle-ci pour débusquer les effets et conséquences en termes de préjugés, et à l'instar de ce qui c'est passé pour les femmes, cela nous a permis de mieux saisir les mécanismes produits par les systèmes politiques et économiques qu'ont été la colonisation et la traite. Ces deux systèmes politiques ont laissé des traces dans nos rapports sociaux, peu ou prou chez chacun d'entre nous ; même si il n'y a pas de victimes héréditaires et de coupables héréditaires, il y a un héritage commun. Donc un travail collectif à tous les niveaux de notre société nous semble encore aujourd'hui indispensable.

En 1995, j'ai décidé avec Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour enfants de Bobigny et président de l'APCEJ, de mettre en place une action dans les collèges et les lycées intitulée « interculturalité et citoyenneté », il n'y a pas d'antinomie. Au-delà de l'intérêt pour l'histoire, il s'agissait surtout de débusquer tous les comportements discriminant susceptibles de porter atteinte à la devise liberté, égalité, fraternité. J'insiste sur le fait que ce travail est intergénérationnel et non réservé aux jeunes ou aux habitants des quartiers populaires, car c'est bien de l'histoire nationale, internationale et, au final, de l'histoire du monde dont il est question ; ce travail est d'ailleurs toujours en cours dans nombre d'établissements rencontrant un large succès d'estime. En tant qu'élu j'ai aussi travaillé sur ces questions avec ma municipalité dont le point d'orgue a été la pause de la statue de l'esclave et combattante Solitude exemplaire de combat pour la liberté.

En ce 9 mai, je voudrais ainsi rendre hommage aux esclaves qui, par leur vie et leur lutte, ont rendu la France plus républicaine, plus démocratique et ont donc fait avancer notre pays, l'Europe et le monde, et rendre aussi un hommage appuyé aux abolitionnistes car cette histoire est faite de rencontres, de prises de consciences et de partage.

Sur le plan institutionnel, je me tourne vers le Président du Sénat et les sénateurs ici présents pour souligner l'importance d'une meilleure prise en compte de cette histoire et des effets charriées aujourd'hui encore dans nos rapports sociaux, politiques et économiques au moment où l'on assiste sur le plan national et européen à une névrose et un malaise identitaires tous azimuts. Il est important que tous les responsables politiques en soient conscients et que le 10 mai ne devienne pas une simple commémoration de « fin de journée ». Elle concerne bien toute notre société, villages, villes, départements, régions, agglomérations... Lorsque nous avons commencé, les termes de « minorité visible » ou de « diversité » n'existaient pas. Sont-ils là pour faire diversion ou pour contribuer à la cohésion sociale ? En tout cas, nous nous y attelons en nous battant tous les jours pour cela.

Reconnaissance est due aux esclaves et abolitionnistes qui nous ont permis d'être libres aujourd'hui, mais il reste beaucoup de chemin à parcourir. ( Applaudissements. )

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