Clôture

M. Jean-Pierre Bel, Président du Sénat

Je ne saurais mieux dire que Mme Vergès. Je suis presque gêné de conclure cette rencontre sans avoir pu assister à toutes les interventions, bien que l'on m'en ait rapporté la teneur. C'est un plaisir et un honneur d'être parmi vous, et je salue les personnalités si compétentes et talentueuses qui sont intervenues, parmi lesquelles Lilian Thuram et Pascal Blanchard avec qui j'ai visité l'exposition « Exhibitions » au musée du Quai Branly. Cette exposition, comme nos échanges d'aujourd'hui, montrent que le racisme est une construction intellectuelle, que du XVI e au milieu du XX e siècle la différence a été mise en spectacle, et que ces exhibitions ont durablement façonné notre perception de l'altérité. Il faut travailler avec les historiens, les sociologues, les artistes, les acteurs culturels et associatifs, pour identifier et déconstruire les préjugés.

La création au Sénat d'une délégation à l'outre-mer est pour moi un sujet de fierté : les problèmes liés à ces territoires ne doivent plus être traités séparément. En déplacement dans trois départements d'outre-mer il y a quelques jours, j'ai une nouvelle fois fait l'expérience des valeurs qui animent ces territoires. Ces thématiques doivent être abordées de manière transversale : chaque commission parlementaire s'en préoccupe, et la délégation à l'outre-mer comprend des sénateurs de métropole. Six mois après sa création, son bilan est éloquent : elle s'est saisi des thèmes du chômage, de la vie chère, de la politique commune de la pêche, de la zone économique exclusive. La rencontre organisée cet après-midi a été l'occasion d'aborder des questions trop souvent négligées, liées à la mémoire et à la culture. Le combat pour la culture, disait Aimé Césaire, est « un combat contre tout ce qui opprime l'homme, contre tout ce qui écrase l'homme, contre tout ce qui humilie l'homme ». L'outre-mer a longtemps subi la doctrine de l'assimilation. Il faut aujourd'hui poursuivre l'examen et la déconstruction de l'héritage colonial, afin que nos concitoyens d'outre-mer retrouvent la fierté de leur culture. Je salue donc le travail accompli sous la présidence de Serge Larcher.

Cette première rencontre en appelle d'autres. Au cours des dix dernières années, des discours ont ravivé les blessures et suscité de faux débats sur des concepts mal formés. Il était temps que la République favorisât l'échange entre les élus et les chercheurs, artistes et citoyens qui ne se satisfont pas de la perpétuation d'une histoire partielle et figée. Il était juste qu'une telle manifestation se tînt au Sénat, où siégea Victor Schoelcher l'abolitionniste et que présida Gaston Monnerville, Guyanais descendant d'esclaves affranchis. La France a été un pays colonial, qui s'est livré à la traite négrière : cette histoire doit être intégrée à notre patrimoine historique et culturel commun. Car notre histoire ne se résume pas à celle de l'hexagone, de « nos ancêtres les Gaulois ». Comment comprendre l'histoire de l'Europe sans celle de la colonisation, l'Âge d'or espagnol sans la découverte des Amériques, l'avènement de la Cinquième République sans la guerre d'Algérie ? Comme l'écrit Antoine Prost, « si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d'abord un devoir d'histoire ».

Il ne s'agit pas de confondre histoire et mémoire, histoire et politique, mais d'engager un dialogue pour éviter les facilités et l'instrumentalisation de l'histoire. En prélude à la journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leurs abolitions, et parce que la commémoration ne suffit pas, il était important d'engager ici la discussion, sous l'égide du Sénat. Il faut explorer le passé, débusquer les erreurs, mettre en commun les récits pour écrire une histoire commune. Comme l'a très bien expliqué Benjamin Stora, c'est un enjeu de cohésion sociale : il ne peut y avoir de justice ni de paix sans vérité, ce qui a été accompli en Nouvelle-Calédonie depuis quinze ans le confirme. La méconnaissance de l'histoire entretient incompréhensions et amalgames.

Le rapport de la mission d'information sénatoriale sur les DOM, en 2009, avait pris la mesure du travail à accomplir ; il indiquait que la connaissance historique était « le meilleur moyen de s'affranchir de la victimisation et de la culpabilisation par héritage ». Pour éviter « le passé qui ne passe pas » - je reprends ici la belle formule appliquée par Éric Conan et Henry Rousso à une autre période douloureuse de l'histoire de France - il faut d'abord laisser les chercheurs travailler librement, dans le respect de la pluralité des points de vue. Faisant sien le souhait exprimé par des associations, des responsables politiques et le CPMHE, la mission d'information avait appelé à passer de l'incantation ou de la commémoration à l'instruction. La pédagogie est un relais indispensable pour faire mieux connaître notre passé colonial, ainsi que l'histoire et la culture des outre-mers, parties intégrantes de l'histoire et de la culture françaises. Il appartient au ministère de l'éducation nationale de définir le libellé des programmes, mais le pouvoir politique n'a pas à traiter lui-même de ces questions. Son rôle est de favoriser le dialogue, d'entendre les attentes, d'éviter les fractures. Le Parlement et les collectivités territoriales doivent y prendre leur part.

Les associations, artistes et musées ont aussi un rôle important à jouer pour diffuser les connaissances au sein de la société. Les initiatives fleurissent. À Nantes vient d'être inauguré un mémorial de l'abolition de l'esclavage : la ville, qui fut le premier port négrier français au XVIII e siècle, après avoir longtemps détourné le regard de ce passé, a décidé de le regarder en face, de l'explorer, de l'analyser et de l'assumer. Comme l'écrit son maire Jean-Marc Ayrault, « nous avons ainsi libéré notre mémoire ». Ce matin même s'est ouvert au Quai Branly un colloque sur l'archéologie de l'esclavage colonial, qui s'est développée très récemment et apporte des éléments nouveaux sur la traite, la vie quotidienne des esclaves et le marronnage. Beaucoup d'autres initiatives ont été prises ou accompagnées par le CPMHE, créé par la loi Taubira du 31 mai 2001. Cette rencontre n'est qu'un moment d'une discussion qui doit se poursuivre. C'est un encouragement à la création, au débat, à la communication. C'est enfin l'occasion d'exprimer clairement la volonté de ne pas biaiser par des enjeux politiques les débats sur l'histoire de la colonisation, mais d'explorer les idées et les faits.

Autour de nous, nous voyons une République métissée, produit d'une histoire complexe, où se côtoient des mémoires diverses, voire opposées. Ce sont ces mémoires qu'il faut analyser et intégrer pour préserver et renforcer l'unité nationale. Regarder le passé en face, c'est se souvenir des combats et des résistances de jadis, pour se projeter dans l'avenir, lutter contre toutes les formes contemporaines d'esclavage ou d'aliénation et construire un monde plus solidaire. Je forme donc le voeu que le travail se poursuive. ( Applaudissements )

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