M. Karfa Diallo, Président de la Fondation du Mémorial de la Traite des Noirs
Invité-témoin

Mme Françoise Vergès . - Nous écoutons M. Karfa Diallo, président de la Fondation du Mémorial de la Traite des Noirs de Bordeaux.

M. Karfa Diallo . - C'est une grande émotion pour moi de prendre la parole après la représentante d'une association de familles de harkis car mon père est d'une certaine manière un harki puisque, fils d'Algérien né au Sénégal, il a fait la guerre d'Algérie aux côtés de la France.

Pour ce qui me concerne, juriste, accessoirement écrivain, et président de la Fondation du Mémorial de la Traite des Noirs, installée à Bordeaux, je souhaite évoquer à la fois une expérience locale et une expérience internationale menées ces quinze dernières années.

L'expérience locale se déroule à Bordeaux, l'histoire de la traite des noirs et de l'esclavage ayant d'abord été l'histoire de ports négriers, ce qui vaut aussi pour La Rochelle, Nantes, au premier chef, Le Havre et même Marseille.

Il y a quelques semaines, nous avons inauguré à Nantes, avec Françoise Vergès et Lilian Thuram, le premier mémorial dédié à l'abolition de l'esclavage, ouvrage fabuleux qui démontre que cette dynamique mémorielle peut être soutenue par les citoyens eux-mêmes, quelles que soient leurs origines. Nous ne pouvons pas construire une société apaisée si nous ne mettons pas nos mémoires ensemble, si nous ne les faisons pas dialoguer au lieu de les laisser se concurrencer ou se combattre.

L'expérience locale à Bordeaux, deuxième port négrier après Nantes, est celle d'un jeune étudiant en droit qui arrive du Sénégal dans les années 90 et qui constate, face à l'histoire de ce crime contre l'humanité, l'amnésie d'une ville demeurée très conservatrice, le seul travail fait sur la traite et le port Bordeaux étant alors le fait d'un Nantais, Éric Saugera. Aujourd'hui encore, bien que les choses aient évolué, aucun universitaire de la ville n'est venu remettre en cause le conservatisme du bourgeois bordelais, ce qui est bien regrettable.

Mais, à partir de 1998, année du 150 e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, nous avons à la fois engagé un travail pédagogique avec la publication d'une revue, le Triangle d'or, mais aussi des actions revendicatives avec des marches dans les rues de Bordeaux. Les autorités locales ayant petit à petit été convaincues, un certain nombre d'actes symboliques ont été posés, tels que la pose d'une plaque commémorative sur un quai en 2006 ou l'édification, rive droite, d'une stèle dédiée à un héros oublié, Toussaint Louverture. Cet exemple montre la nécessité que les mémoires se conjuguent, puisqu'il était ici question du rôle joué par l'ancienne Saint-Domingue dans l'édification de la société des droits de l'homme en France. Très peu d'enseignants transmettent le fait que les droits de l'homme n'étaient pas universels dès 1789, en raison de l'influence des milieux d'affaires des ports négriers qui ont veillé à ce que la Convention n'abroge pas la traite. Ces droits ne sont devenus universels qu'en 1794 grâce à la révolte haïtienne des esclaves de 1791. La contribution de ces hommes, ces femmes, ces enfants qui, dans le dénuement le plus total, ont pu résister et créer une autre société, est essentielle. C'est la transmission de cette contribution qui fait une mémoire partagée et change véritablement le regard.

Comment engager concrètement cette conversation sur les mémoires ? Faut-il une commission vérité et justice ?

Pour notre part, nous souhaiterions aborder le sujet délicat des héritages urbains. En effet, dans les villes portuaires, la signalétique urbaine honore tel capitaine ou tel armateur négrier et, si la loi n'aborde pas la question des réparations, la question se pose tout de même. Une façon de réparer serait en effet d'apposer une plaque explicative permettant de ne pas laisser tout cet honneur à des personnes que nous qualifions aujourd'hui de criminels contre l'humanité.

À propos de l'expérience internationale, la petite association bordelaise étant, en 2006, avec l'aide de Benjamin Stora, Patrick Chamoiseau et Rony Brauman, devenue la Fondation du Mémorial de la Traite des Noirs de Bordeaux, nous avons, à partir de notre action locale, mené un lobbying assez important en Afrique, qui a abouti à ce que le Sénégal soit le premier pays africain à reconnaître, comme la France, l'esclavage et la traite des Noirs comme des crimes contre l'humanité. Ce n'est donc pas une question franco-française et j'appelle à la fois les responsables politiques et les associations à ce que cette reconnaissance puisse intervenir dans les autres pays européens esclavagistes, ainsi que vers les autres pays africains. Ainsi pourrons-nous construire une mémoire partagée, heureuse, permettant de se tourner vers l'avenir, c'est-à-dire vers les questions concrètes de développement et de lutte contre les nouvelles formes d'esclavage. ( Applaudissements .)

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