M. Ivan Jablonka, Maître de conférences en histoire contemporaine
à l'Université du Maine, Chercheur associé au Collège de France
Invité-témoin sur un cas : les enfants de la Creuse

Mme Françoise Vergès . - Comment construire un nouveau récit républicain ? L'enjeu est d'associer « connaissance froide » et « mémoire chaude ».

J'invite à présent M. Ivan Jablonka, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université du Maine et chercheur associé au Collège de France, auteur en 2007 d'un livre intitulé Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982) , qui explore un épisode peu connu de l'histoire coloniale et post-coloniale, dont les chapitres disent quelque chose de profond.

M. Ivan Jablonka . - Je m'exprime ici en tant qu'historien. La migration des enfants réunionnais est parfois décrite comme un scandale, mais c'est d'abord une page d'histoire à ouvrir et à regarder en face. Dans les années 1960, La Réunion était une île misérable, aussi pauvre que sa voisine Maurice. Elle faisait partie du Tiers-Monde. Le chômage y était massif et divers problèmes sociaux sévissaient, comme l'alcoolisme, entretenant les violences familiales.

Michel Debré, député de l'île, a voulu s'attaquer à cette crise, qu'il liait à la surpopulation : ce cocktail explosif risquait de pousser les Réunionnais sur la voie de l'indépendance, alors que Michel Debré avait vécu comme un crève-coeur la perte de l'Algérie. Il a eu alors l'idée d'organiser la migration en métropole d'une partie de la population : des adultes, qui relevaient du Bureau des migrations intéressant les DOM, mais aussi des enfants. Ces enfants, il fallait d'abord les immatriculer : 1 600 ont ainsi été retirés à leurs parents et confiés à la DDASS dans des conditions frôlant l'illégalité, puis expédiés en métropole. Là, ils ont connu ce que j'appelle le « choc métropolitain » : au-delà de la différence de température et de culture, ils ont fait l'expérience du racisme, ils ont été éloignés du reste de leur fratrie et ont compris qu'ils passeraient toute leur adolescence en métropole. Certains ont été adoptés ; d'autres ont subi une forme moderne d'esclavage, dans des fermes ou auprès d'artisans. Dans ce cas, leurs souffrances ont été extrêmes : clochardisation, hospitalisation, internement, suicide, délinquance, etc. En tout, les enfants ont été accueilli dans plus de soixante départements : la Creuse, département symbole, mais aussi l'Hérault, le Tarn, la Lozère, le Gers, les Pyrénées-Orientales, l'Oise, la région parisienne. Il n'a pas été mis fin à cette politique parce qu'elle avait échoué, mais parce que la philosophie pédagogique a changé et que François Mitterrand est arrivé au pouvoir.

Cette histoire doit être intégrée au récit national, d'abord parce qu'il s'agit d'une politique d'État. Comme l'Assistance publique au XIX e siècle, les DDASS étaient départementalisées ; mais elles relevaient plus largement de l'État, étant donné l'importance de la protection de l'enfance. En outre, si Michel Debré était député, il était aussi ministre : il recevait dans ses ministères, à la Défense par exemple, la correspondance regardant « son » DOM ; enfin, le programme était supervisé par le ministère de la Santé. Par ailleurs, la migration est inséparable de la départementalisation : la loi nationale s'appliquait dans les DOM, et il était permis de transférer un pupille de l'État d'un département à l'autre. Enfin, cet épisode s'inscrit dans l'ère post-coloniale et illustre ses paradoxes : Michel Debré a certes élevé le niveau de vie à La Réunion, grâce à la généralisation des allocations familiales et à la solidarité nationale, mais il avait une conception autoritaire, proconsulaire du pouvoir, et il a fait des enfants des moyens pour parvenir à ses fins. La migration réunionnaise n'est donc pas une bavure, un dérapage malheureux, mais elle est une politique conduite par et pour l'État français, afin que la Réunion demeure dans l'ensemble national.

Comment rendre justice aux victimes ? D'abord, de quelle justice parle-t-on ? Des actions contentieuses ont été menées par des associations et d'anciens pupilles, mais je crains que la faute, de nature administrative, soit aujourd'hui prescrite. J'entends donc parler de cette justice qui consiste à dire la vérité sur le passé. Les intéressés y ont droit : il faut leur ouvrir les archives de la DDASS de La Réunion, afin qu'ils puissent connaître leur histoire individuelle et familiale et renouer des liens avec leur famille ; les documents pourraient être numérisés. Les historiens aussi réclament la vérité. Or l'histoire s'écrit avec des archives, et l'on ne m'a pas autorisé à consulter la totalité du fonds Debré, non plus que les archives de la DDASS de la Creuse. Il serait bon aussi qu'on aille voir les dossiers des hôpitaux psychiatriques de la région. Y a-t-il encore une vérité à cacher ? Il n'est pas bon que les historiens fantasment.

Le public a droit à la vérité : il ne s'agit pas ici d'entretenir je ne sais quelle « repentance », mais de nourrir une réflexion collective et officielle. J'appelle de mes voeux un rapport officiel, impartial et de qualité, qui pourrait s'accompagner d'un fonds documentaire.

Enfin, cette histoire mérite de figurer dans les manuels scolaires, car elle illustre une certaine conception gaullienne du pouvoir, propre en particulier à Michel Debré, selon laquelle « l'intendance suivra » - en l'occurrence des enfants. La migration appartient aussi au climat de violence physique et morale qui régnait dans la France du début des années 1960, et dont portent témoignage des épisodes criminels comme la répression de la manifestation de 1961 ou le drame du métro Charonne. Enfin, elle fait réfléchir à ce qu'est l'intégration républicaine, qui touche des individus comme des territoires, et qui est parfois porteuse de violence morale.

C'est une page douloureuse de notre histoire, non seulement parce que des personnes ont souffert, mais aussi parce qu'un parfum de secret, voire de mensonge, l'environne. Le rôle de l'historien est de combattre, ou du moins de dissiper, ces secrets et ces mensonges. ( Applaudissements. )

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