Mme Marie-José Jolivet, Anthropologue,
Directrice de recherche émérite à l'IRD
Invitée-témoin sur les communautés de Guyane :
Amérindiens, Créoles, Bushi Nenge

Mme Françoise Vergès . - Notre prochaine intervenante est Mme Marie-José Jolivet, anthropologue, directrice de recherche émérite à l'IRD. Elle a récemment dirigé avec Gérard Collomb un ouvrage intitulé « Histoires, identités et logiques ethniques. Amérindiens, Créoles et Noirs Marrons en Guyane », qui met en évidence la diversité de la société guyanaise et montre qu'il n'y a pas de sens à parler des « Guyanais » en général, non plus que des « Martiniquais » ou des « Réunionnais ».

Mme Marie-José Jolivet . -- Longtemps restreinte à la seule colonisation, avec ses faits d'armes, ses grandes tentatives de mise en valeur et la sinistre affaire du bagne, l'histoire de la Guyane n'a commencé à tenir pleinement compte de la situation d'esclavage, de ses conséquences et de ses séquelles que dans les années 1970, en particulier à partir de mes propres travaux sur la construction de la Guyane créole.

Pour important qu'il ait été, ce tournant n'était toutefois pas suffisant. Il fallait aussi incorporer à cette histoire celle des Amérindiens, premiers occupants de la Guyane, ainsi que celle des Marrons venus du Surinam voisin, à commencer par les Aluku qui, depuis 1891, étaient officiellement reconnus comme relevant de l'administration française.

Depuis une trentaine d'années, les Amérindiens (les Kali'na de la côte en tête) font entendre leur voix et oeuvrent avec efficacité pour une pleine reconnaissance de leur place en Guyane. La position reconnue aux Noirs marrons est en revanche plus complexe et, comme le temps m'est compté, c'est sur ce dernier point que je vais insister.

« Le grand marronnage », selon l'expression utilisée pour désigner les mouvements d'esclaves fuyant les habitations des colons sans esprit de retour, n'a jamais débouché, en Guyane, sur des regroupements durables : toutes les tentatives de ce type ont été réduites par les troupes coloniales. En revanche, dans la colonie hollandaise voisine, l'actuel Surinam, le grand marronnage a donné naissance à six groupes distincts, formant autant de petites sociétés quasi autonomes, installées au départ le long des fleuves qui descendent de l'intérieur amazonien. Parmi ces fleuves, l'un, le Maroni, marquait la frontière entre les colonies hollandaise et française, mais une frontière très floue en amont, tant la localisation de la source de ce fleuve restait indécise. Or, outre les Aluku déjà mentionnés, un groupe important, celui des Ndjuka, est aussi lié au bassin du Maroni. Leur territoire ancestral se situe aujourd'hui officiellement au Surinam : c'est la conséquence de l'accord qui, en 1891, a réglé au profit du Surinam la question frontalière entre les deux colonies. Toutefois, leur pratique d'une mobilité saisonnière, coutumière, depuis la reconnaissance de leur autonomie par le gouverneur du Surinam en 1760, les met en relation étroite avec le littoral situé de part et d'autre de l'embouchure du Maroni. De plus, une guerre civile a enflammé la côte surinamienne entre 1986 et 1992, laissant derrière elle des séquelles persistantes. Une partie de ces Ndjuka a donc dû fuir vers la rive guyanaise du Maroni, dans un mouvement censé être au départ temporaire (au temps des camps de réfugiés), mais qui s'est révélé finalement durable et a en tout cas abouti à un fort accroissement démographique qu'illustre assez bien la multiplication, depuis une vingtaine d'années, des collèges et des lycées dans la ville et plus largement dans la région de Saint-Laurent du Maroni.

J'arrêterai là cet historique plus que succinct, mais dont l'énoncé permet, j'espère, d'entrevoir la question cruciale qui se pose quant à l'intégration de la mémoire et de l'histoire de l'esclavage dans le récit national : quelle place doit-on faire à l'histoire des Marrons et à leur lutte particulière contre l'esclavage ?

En 1998, lors de la commémoration du cent cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises - un anniversaire dont on parlait alors beaucoup, sur place, dans les médias et dans les établissements scolaires -, j'ai rencontré de jeunes Ndjuka, issus des anciens camps de réfugiés, persuadés que la société ndjuka était née de la liberté octroyée en 1848 par cette abolition. Cette fusion, cet anéantissement, même, de leur histoire propre dans l'histoire spécifiquement guyanaise de la colonisation est-elle souhaitable, en vue d'une homogénéisation de l'histoire locale notamment dans son rapport à l'histoire nationale ? Ou bien est-elle dommageable pour des gens dont il faut préciser qu'ils ont longtemps été l'objet d'un indéniable mépris, considérés qu'ils étaient, par nombre de Guyanais, comme des « primitifs » au sens le plus péjoratif du terme, en raison de leur choix d'un mode de vie étranger aux normes européennes ?

L'histoire des « Premiers temps », comme disent les Marrons pour parler du moment où ils ont fui les plantations pour aller constituer leurs territoires ancestraux respectifs, le long des différents fleuves amazoniens du Surinam, cette l'histoire est celle d'une libération par eux-mêmes du joug esclavagiste. Rappelons-nous l'ardeur que les Martiniquais ont déployée pour faire admettre la date du 22 mai comme étant, seule, pleinement significative de leur libération, parce que cette date correspondait à l'insurrection de ceux qui ne voulaient plus attendre un jour de plus l'application des décrets parisiens d'avril 1848 abolissant l'esclavage dans les colonies françaises. Si, en Guyane, les conditions particulières de la colonisation (habitations dispersées, communications difficiles) n'ont pas permis l'émergence d'un tel mouvement, au moins, l'auto-libération précoce des Marrons ne devrait-elle être perçue qu'à l'avantage de ces derniers. Or, tel n'a pas été le cas pendant longtemps, pour ne pas dire jusqu'à présent.

Certains objecteront que les sociétés marronnes des Guyanes sont nées au Surinam et sont le produit de l'histoire particulière des habitations de cette colonie où les esclaves étaient soumis à une discipline de fer. Doit-on pour autant considérer que leur histoire n'appartient qu'au seul Surinam - où elle est d'ailleurs enseignée à l'école, au moins succinctement ? Doit-on au contraire comprendre l'histoire de l'esclavage comme un tout plus large, incluant, dans ses différences, le passé de tous ceux qui sont aujourd'hui présents sur le sol de Guyane ?

Vous aurez compris que la seconde position est la mienne. Avec le cas guyanais, l'idée de la nécessité d'une mise en conversation des histoires coloniales prend tout son sens. Elle a un double rôle à jouer : non seulement dans l'arbitrage des rapports entre l'histoire du colonisateur et celles (au pluriel) des colonisés, mais aussi pour garantir la pleine reconnaissance de la pluralité de ces dernières et restituer aux Marrons, ainsi qu'aux Amérindiens qui, eux, ont largement résisté à la mise en esclavage, une image de soi revalorisée.

Évidemment, tout commence avec l'enseignement de cette histoire plurielle à l'école. Et au-delà d'initiatives locales, c'est son incorporation au récit national qu'il faut viser. ( Applaudissements. )

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