C. MAINTENIR NOS CAPACITÉS NAVALES À LA HAUTEUR DE CES ENJEUX

1. Inscrire les choix capacitaires dans le temps long

Le monde maritime et naval est celui des temps longs.

L'acquisition des savoir-faire professionnels et opérationnels nécessite du temps. Avoir une Marine hauturière suppose donc une vision et un plan à long terme. Baisser la garde peut être très rapide après la prise de décision politique, mais il faudra compter l'éventuelle remontée en puissance en années et non en mois. A titre d'exemple, les Britanniques, pourtant aidés par les Américains et les Français, n'envisagent pas de disposer des savoir-faire nécessaires à la mise en oeuvre opérationnelle de leur porte-aéronefs avant 2025 au mieux.

Les choix budgétaires qui devront être opérés dans l'année qui vient devront prendre en compte que la maîtrise de certaines techniques acquises pendant des décennies peut être perdue en peu de temps et ne peut se reconstituer de nouveau que sur le long terme, en particulier, à la formation d'un personnel compétent et polyvalent.

2. Enrayer la diminution du format de la Marine et le vieillissement de sa flotte

La Marine française bénéficie aujourd'hui d'un savoir-faire reconnu dans tous les domaines de la guerre navale moderne : sous-marins, frégates, guerre des mines, moyens amphibies, porte-avions. Elle est présente sur tous les océans du monde, à tout moment, avec 31 bâtiments et 5 aéronefs déployés en permanence.

Le format de la Marine prévu par le Livre Blanc de 2008 devait permettre aux forces navales de recueillir le renseignement tant dans les espaces océaniques d'intérêt qu'au sein même de n'importe quel pays riverain, de participer à la maîtrise des approches maritimes françaises et au contrôle de certains espaces aéromaritimes dans nos zones d'intérêt, à la sécurisation de certaines voies de communication, au contrôle de la navigation dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, contre les trafics illicites et contre l'immigration clandestine.

Les difficultés financières ont conduit progressivement à rogner sur ce format dans une période marquée par un développement sans précédent des acteurs, des risques et menaces en mer.

Depuis les années 2000, le format de la Marine a globalement diminué de 30 %.

Pendant la même période, le trafic maritime a été multiplié par 3 ou 4 selon les critères, la criminalité en mer et les trafics illicites se sont développés, la vulnérabilité des voies maritimes d'approvisionnement de la France se sont accrus avec les incertitudes liées aux bouleversements du monde arabe, à la persistance de l'arc de crise au Moyen-Orient dans l'océan Indien et la montée des risques en mer de Chine.

Parallèlement, les perspectives de pénuries des matières premières stratégiques ont accru les convoitises et renforcé les besoins de sécurisation de notre vaste domaine maritime.

En d'autres termes, nous avons diminué le format alors que les menaces augmentaient.

Le renoncement à un deuxième porte-avions conduit à ce que les nécessaires périodes d'entretien du porte-avions Charles de Gaulle limitent la disponibilité du groupe aéronaval à 65% du temps.

Sur la période 2000-2012, le nombre de frégates a été diminué de 43 % si l'on considère les retraits temporaires de capacités.

Sans renouvellement, le vieillissement de la flotte conduira dans les prochaines années à des impasses capacitaires majeures.

En effet, entre 75 et 100 % des équipements dans les 10 prochaines années doivent être modernisés ou remplacés. Il s'agit de 85 % du parc de frégates de premier rang et de 100 % de la composante guerre des mines.

Alors que les missions augmentent du fait de la maritimisation du monde, les moyens de la Marine sont non seulement sous le seuil de suffisance, mais risque de diminuer encore.

Si le budget de la défense doit contribuer à la réduction du déficit des comptes publics, une contribution homothétique de la Marine conduirait à rétrécir encore un format qui est déjà en décalage avec la croissance des enjeux.

3. Adapter les caractéristiques la Marine à ces enjeux en assurant la permanence, la polyvalence, la précision et la complémentarité des moyens

Il n'appartient pas au groupe de travail de déterminer parmi les programmes de modernisation prévus ceux que devraient être les programmes prioritaires et le nombre de bâtiments souhaitable.

Au regard des besoins exprimés tout au long de ce rapport, le format défini en 2008, lui, semble avoir été défini sans prendre la pleine mesure des enjeux maritimes et du niveau croissant des menaces et des besoins de sécurisation des activités économiques en mer.

Rappelons que le format de 2008 prévu par le Livre blanc prévoyait que pour assurer ses missions :

« la Marine, avec un effectif de 44 000 personnes, sera dotée notamment :

- de 4 sous-marins nucléaires lanceurs d'engins ;

- de 6 sous-marins nucléaires d'attaque ;

- d'un porte-avions avec son groupe aérien embarqué ;

- de 18 frégates de premier rang ;

- de 4 bâtiments de projection et de commandement. »

La situation des finances publiques a conduit à réduire ce format. Les économies à venir pèseront derechef sur les choix capacitaires.

Plutôt que dresser une liste des équipements à renouveler par ordre de préférence, le groupe de travail, ne souhaitant pas préempter le travail de synthèse du Livre blanc et les travaux préparatoires de la loi de programmation militaire qui s'ensuivront et permettront d'avoir une vue d'ensemble, a souhaité dégager les principes directeurs qui devraient caractériser la Marine de demain au regard des évolutions que nous venons de décrire : permanence, polyvalence, précision et complémentarité des moyens

• Permanence

L'augmentation des activités humaines, civiles ou militaires, légales ou délictueuses qui se développent en mer entraîne aujourd'hui l'accroissement des trafics et des menaces de toutes natures. Ces menaces sont multiples : bouleversements géostratégiques, prise d'otages en mer, attaque de navires, évacuation de ressortissants, mouillage de mines, trafics de stupéfiants, d'armes ou d'êtres humains, réseaux d'immigration clandestine, pillage des ressources. Elles se caractérisent également par une profonde irrégularité, ce qui les rend difficiles à prévoir, donc à contrer.

Cela impose une permanence des dispositifs de protection (les ports, les infrastructures d'intérêt national comme les champs d'éoliennes off shore), de déploiement, mais aussi de positionnement.

Cette permanence est essentielle. Des forces navales suffisamment dissuasives doivent être aptes à intervenir vite, sur la mer, mais aussi à partir de la mer, et à demeurer pré-positionnées sur de longues périodes, dans toutes les zones d'intérêts françaises y compris dans nos territoires d'outre mer afin de manifester notre volonté de faire respecter notre souveraineté.

La permanence de bâtiments dans le golfe de Guinée, en Méditerranée, en océan Indien, dans l'océan Pacifique, ou en Atlantique répond à ce besoin. L'engagement en Libye a illustré l'aptitude de la Marine française à durer avec le groupe aéronaval et les bâtiments ravitailleurs, mais aussi les frégates dont le rôle est loin de se limiter à la seule escorte du porte-avions.

• Polyvalence

Un conflit ou une crise peuvent se déclencher en quelques jours et évoluer rapidement dans leur nature. Dès lors, la polyvalence des moyens revêt une importance capitale et permet aussi de diminuer les coûts d'acquisition. Dans la plupart des cas, mieux vaut, en effet, un moyen polyvalent à deux ou trois moyens spécialisés.

Les exemples sont multiples de frégates ou de BPC, ayant appareillé pour une mission donnée, et qui ont été déroutés pour rallier inopinément un autre théâtre d'opérations ou bien procéder à une évacuation de ressortissants. D'autre part, les trafiquants d'aujourd'hui n'hésitent pas à renforcer leurs actions et durcir leurs engagements en mer.

Il faut donc pouvoir s'adapter rapidement, intervenir en premier échelon avant de pouvoir projeter des bâtiments éventuellement plus puissants. Agir vite, à bas niveau, permet de contenir le développement d'une crise. Les choix capacitaires faits ont permis de répondre présent très rapidement, en Côte d'Ivoire, comme au large de la Libye et de la Somalie.

Il est clair que, plus les frégates sont polyvalentes, plus elles sont capables d'emporter des types d'équipement et d'armement différents, plus l'adaptabilité est forte. C'est cette nécessaire polyvalence qui donne du poids au concept des FREMM qui vont être capables, tout à la fois, de faire face à des menaces classiques, mais aussi asymétriques. Avec le MDCN, elles constitueront un excellent exemple de bâtiment apte à répondre aux besoins tactiques et stratégiques.

• Précision

C'est aujourd'hui une condition essentielle à la conduite des opérations. Le souci indispensable de maîtrise des dommages collatéraux impose des désignateurs d'objectifs de qualité et des armements permettant d'engager des objectifs le plus précisément possible .

Dans cet esprit, l'aviation de patrouille maritime apporte une valeur ajoutée majeure dans le guidage des strikes et l'avenir nécessitera l'usage de drones mis en oeuvre à partir de la mer.

• Complémentarité

Aujourd'hui, les opérations ont évolué. Elles sont interarmées, interministérielles et, le plus souvent, multinationales . Elles redeviennent coordonnées, comme l'ont montré les opérations en Libye.

Il s'agit donc, pour le Chef d'état-major des armées de combiner tous les moyens dont il dispose dans sa boîte à outils pour déterminer, au plus vite et de la manière la plus efficace, les effets qui permettront d'atteindre le but escompté. Pour cela tous les moyens doivent être complémentaires et interopérables afin d'élargir le champ des possibles.

Et si cette interopérabilité est nécessaire entre alliés, elle l'est aussi entre armées. Elle doit être recherchée systématiquement dès le stade des planifications des opérations et être appliquée en temps de paix, dans l'entraînement combiné des forces.

Dans la mesure où l'action de l'Etat en mer ne relève pas uniquement de l'utilisation des moyens de la Marine nationale, mais également des autres administrations telles la Douane, les Affaires maritimes, la Police aux frontières, la Sécurité civile, la Gendarmerie nationale au sein de la Fonction Garde-côtes, la complémentarité et les mutualisations doivent être également recherchées au sein des administrations.

La récente adoption du format global de la fonction Garde-côte montre la volonté partagée d'harmonisation des moyens dans un but commun d'efficacité. Cette harmonisation doit être poursuivie et amplifiée.

4. Accélérer la construction d'une Défense de l'Europe.

L'Union européenne constitue le cadre naturel de développement d'une politique de sécurité maritime intégrée.

L'entrée en vigueur du traité de Lisbonne devait permettre un usage élargi de moyens militaires par l'UE sur son territoire ou au large de celui-ci. L'Union européenne dispose d'un socle de compétences normatives dans de nombreux domaines civils et de capacités de coordination en matière judiciaire qui lui permettent de renforcer son implication directe dans la sécurité des approches maritimes de ses côtes.

Malgré cela, l'on observe que, d'un côté, la politique maritime intégrée dans ces aspects civils avance tandis que, de l'autre, le volet maritime de la Politique de sécurité et de défense commune reste embryonnaire

De ce fait, la vision française des enjeux de défense liés à la maritimisation ne peut pas encore s'appuyer sur la définition d'une stratégie navale européenne faute de progrès significatifs dans la définition d'une politique de sécurité et de défense commune.

Mises à part l'opération Atalante, le bilan de la politique de sécurité de défense commune dans le domaine maritime comme dans les autres domaines est limité et se limite souvent à mutualiser l'accessoire. La stratégie des petits pas à travers des mutualisations ponctuelles se heurte à la définition des intérêts nationaux.

Cette situation est d'autant plus inquiétante que, dans un contexte d'atonie économique et d'austérité budgétaire, les forces navales de l'Union européenne semblent condamnées à un déclin progressif.

Ne nous voilons pas la face, nous sentons poindre un risque de déclassement de la France et de l'Europe et à un moment, faute de moyens, il faudra réviser nos ambitions.

Avec un PIB comparable aux Etats-Unis, l'Europe aligne un porte-avions quand les Américains en possèdent onze .

Les restrictions budgétaires, aggraveront la situation. Plus largement, plusieurs des capacités navales discriminantes, celles qui donnent l'avantage en cas de confrontation, sont, en Europe, détenues par la France et par elle seule : projection d'une aviation de chasse puissante à partir de la mer, grands bâtiments amphibie capables de mettre en oeuvre des groupes aéromobiles significatifs. D'autres ne sont partagées qu'avec un ou deux autres pays européens : sous-marins nucléaires, aviation de patrouille maritime, capacité de projection à longue distance d'une force de guerre des mines. Les réduire ou les faire disparaître reviendra à priver l'Europe de ses capacités.

La crise financière que traverse l'Europe peut être alors une opportunité pour avancer vers une mutualisation partielle des dépenses navales, une rationalisation des forces, voire une utilisation commune des bâtiments.

Le traité franco-britannique de Londres pourrait constituer un nouveau départ vers un ensemble plus vaste, britannique et française possédante 60 % des navires de haute mer européens. La réalité de la mise en oeuvre du traité de Lancaster illustre les difficultés de l'exercice.

La clef du succès reste le partage des visions stratégiques et une définition commune des intérêts vitaux. C'est pourquoi, il faut se hâter de poursuivre la construction politique de l'Europe. En attendant, il serait souhaitable de remettre sur le chantier la révision d'un livre blanc sur la défense et la sécurité européenne dans lequel les enjeux de la maritimisation auraient une place de choix tant ils sont communs aux pays de l'Union.

*

Si le budget de la défense doit naturellement apporter sa contribution à la réduction du déficit des comptes publics, une contribution homothétique de la marine conduirait à accroître encore le décalage entre les enjeux et les moyens.

La conviction du groupe de travail est que la Marine ne doit pas être la variable d'ajustement du ministère de la Défense parce le contexte stratégique naval a changé.

Il faut préserver la cohérence de notre outil, cohérence par rapport aux principes que nous avons développés de permanence, de polyvalence, de précision et d'interopérabilité, cohérence par rapport aux menaces, cohérences avec nos zones d'intérêt et nos approches maritimes.

Certains estiment qu'il faut réviser nos ambitions pour les ajuster à nos moyens. La difficulté est que nous ne choisissons pas le niveau de risque et de menace auquel nous sommes confrontés.

Si, à la fin de la Guerre froide, chacun évoquait ,les dividendes de la paix, le monde multipolaire se révèle beaucoup plus instable que celui de la Guerre froide. C'est pourquoi, la communauté nationale doit prendre pleinement la mesure du coût de sa sécurité et de sa défense.

Pour conjurer le risque d'un déclin de la France et de l'Europe, il nous faut créer de la richesse et retrouver de la croissance. L'économie maritime peut y contribuer. Il y a là de nouvelles filières industrielles qui peuvent être les emplois de demain.

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