4. Les effets politiques d'accession à la propriété sur les territoires périurbains : mixité sociale et racialisation des rapports de voisinage - Anne Lambert

(Ecole normale supérieure)

Cette communication propose de revenir, à partir des Enquêtes nationales sur le logement de l'INSEE et d'une enquête ethnographique menée dans une commune périurbaine du Nord de l'Isère, située à 35 km à l'Est de Lyon, sur la représentation très largement répandue - et souvent négative - des territoires périurbains comme espace de peuplement homogène destiné à des ménages modestes et « blancs », en proie à un séparatisme culturel. Au contraire, l'enquête souligne la diversification sociale et ethnique du peuplement des lotissements, qui peut être très marquée selon les configurations locales. La hausse des prix dans les grandes agglomérations et les politiques de soutien à la propriété mises en oeuvre par les élus locaux contribuent à fixer sur place des habitants qui n'ont ni les mêmes trajectoires sociales, ni les mêmes perspectives de mobilité : des jeunes couples de classes moyennes issus des grands centres urbains, des ménages d'ouvriers des environs, des familles de cités HLM souvent originaires du Maghreb ou d'Afrique sub-saharienne. Cette évolution sociale et ethno-raciale du peuplement interroge dès lors la redéfinition des modes de cohabitation à l'échelle locale mais aussi, plus largement, le sens social de la propriété.

a) Introduction

Je vous remercie pour cette invitation. Je vais donc vous parler au cours de cette brève présentation des effets des politiques de soutien à la propriété sur le peuplement des territoires périurbains, en termes de milieu social et d'origine géographique (j'utilise également au cours de l'exposé le terme « origine ethnique » par commodité de langage, même si cela renvoie trop, me semble-t-il, à des dimensions socio-culturelles et anthropologiques 107 ( * ) ). Quels changements peut-on observer au cours de ces vingt dernières années concernant les dynamiques de peuplement des territoires périurbains ? Et dans quelle mesure la doxa aujourd'hui très répandue « du » périurbain comme refuge pour « petits blancs », hantés par la peur du déclassement et tentés par le vote FN, apparaît-elle vérifiée ? Autrement dit, qu'est-ce que l'enquête sociologique approfondie apporte à cette représentation relativement figée, qui associe un type d'espace, de peuplement et de mode de vie ?

Pour répondre à ces questions, je confronte deux niveaux d'analyse, qu'il faut d'ailleurs toujours tenir ensemble quand on fait de la sociologie urbaine : le national et le local. En effet, les politiques de logement et de soutien à la propriété sont décidées et définies au niveau national mais leur mise en oeuvre apparaît de plus en plus conditionnée par le vote de subventions municipales, par exemple dans le cadre du Pass Foncier. En outre, les élus jouent un rôle croissant en matière de politique urbaine (par le classement des terrains à bâtir, la délivrance du permis de construire, etc.) tandis que le marché immobilier fonctionne au niveau de territoires ou de bassins d'emploi relativement circonscrits. Les évolutions locales peuvent donc être dé-correlées de certaines évolutions nationales, saisies par les analyses statistiques, et inversement, invitant à faire un va-et-vient constant entre ces différentes échelles d'analyse.

Dans mon travail de thèse, je m'appuie sur les données de l'Enquête nationale sur le logement de l'INSEE, une très riche et grande enquête réalisée à périodicité régulière qui permet de connaître les conditions de logement en France métropolitaine et leurs évolutions. J'ai comparé les données de 1984 et de 2006 sous l'angle de l'habitat pavillonnaire (en construisant une nouvelle variable « ménages qui ont récemment fait construire une maison dans une commune périurbaine » en 1984 et en 2006). Je m'appuie également sur une enquête ethnographique approfondie réalisée dans une commune périurbaine du Nord de l'Isère, située à 35 km à l'Est de Lyon. Au cours de six séjours de terrain dans cette ancienne commune rurale en forte croissance, j'ai notamment pu suivre la construction d'un grand lotissement de 64 lots et son peuplement, que j'ai comparé avec un autre lotissement équivalent construit dans la commune à la fin des années 1970, et avec les données du recensement. Les entretiens biographiques que j'ai menés avec tous les habitants du nouveau lotissement ainsi qu'avec les élus m'ont en outre permis de saisir les logiques (sociales, économiques et politiques) qui sous-tendaient la mobilité résidentielle des ménages et la manière dont l'action publique, au niveau local comme au niveau national, avait influencé leurs trajectoires. On peut dès lors mettre en avant trois résultats principaux.

b) La spécialisation sociale des lotissements périurbains

Au niveau national, les lotissements périurbains se sont spécialisés dans l'accueil des classes populaires sous l'effet combiné de la hausse des prix immobiliers dans les centres urbains d'une part, et du ciblage des aides publiques sur l'accession et le secteur du neuf d'autre part. Ainsi, les Enquêtes logement de l'INSEE montrent que les classes populaires ont de plus en plus de difficultés à accéder à la propriété depuis le milieu des années 1980 (ce qui constitue un résultat connu). Mais pour ces dernières, l'achat d'une petite maison sur catalogue en périphérie apparaît de plus en plus comme la seule manière d'accéder à la propriété.

Cette évolution s'inscrit dans un contexte historique de plus long terme. En France, après un demi-siècle de diffusion de la propriété dans les couches populaires, l'essor du modèle de la propriété occupante marque un coup d'arrêt au milieu des années 1980 (en lien avec la montée du chômage et la lutte contre l'inflation), et peine à repartir après la crise économique et immobilière des années 1990 malgré la multiplication des dispositifs publics d'aide (Prêt à l'accession sociale, Prêt à taux zéro simple ou doublé, Pass Foncier, etc.). Le taux de propriétaires stagne ainsi autour de 57 % 108 ( * ) . La répartition des statuts d'occupation du logement selon la PCS de la personne de référence du ménage montre alors qu'en 2006, les ouvriers sont proportionnellement près de deux fois moins nombreux que les cadres à accéder à la propriété (17 % des ouvriers contre 30 % des cadres) - un écart qui s'est creusé depuis 1984. Aujourd'hui, seul un tiers des ouvriers est propriétaire de son logement contre 41 % des cadres, alors que la proportion de propriétaires parmi les ouvriers et les cadres était quasi similaire en 1984 (respectivement 22 % et 24 %). Mais surtout, les ouvriers sont deux fois plus nombreux que les cadres à « choisir » de faire construire une maison quand ils deviennent propriétaires, alors que les cadres se tournent nettement plus souvent vers l'ancien et s'établissent majoritairement en ville. La géographe Martine Berger l'a très bien montré pour le cas de l'Ile-de-France : plus on s'éloigne des centres urbains, plus la part des ouvriers, notamment des ouvriers peu qualifiés, augmente, dans des proportions inverses à celles des cadres et professions intellectuelles supérieures.

Dans l'ensemble, les ménages ouvriers sont ainsi surreprésentés dans les espaces ruraux et les couronnes périurbaines par rapport à leur part dans la population métropolitaine et représentent respectivement 28 % et 32 % des habitants des territoires ruraux et périurbains en 2006. Ce mouvement centrifuge et sélectif socialement risque de se renforcer puisqu'en 2006, deux-tiers des ouvriers qui « font construire » une maison, quel que soit le mode effectif de construction (promoteur, constructeur, artisanat, auto-construction), s'installent dans une commune rurale. Au contraire, les professions intermédiaires et les cadres, même s'ils vont un peu plus souvent qu'avant dans l'espace périurbain et ses franges rurales, parviennent à maintenir leur avantage relatif dans les communes centres.

L'autre grand apport de l'enquête statistique est de montrer que le repli des classes populaires sur la construction de maison en périphérie s'accompagne d'un coût financier croissant pour ces ménages. En effet, c'est pour les ouvriers et les employés que le coût d'accès à la propriété a le plus fortement augmenté entre 1984 et 2006 en comparaison des cadres et professions intermédiaires. Les Enquêtes logement permettent dès lors d'analyser finement l'évolution des conditions de financement des logements à travers une série d'indicateurs. Les ouvriers sont par exemple ceux qui connaissent la plus forte progression des durées d'emprunt alors que la part de ceux qui achètent comptant a, dans le même temps, augmenté à l'autre bout de l'échelle sociale. La part des ménages qui s'endettent sur plus de 20 ans est ainsi passée en moyenne nationale de 2 % à 19 % entre 1984 et 2006, et de 2 % à 29 % pour les seuls ouvriers, renchérissant du même coup le coût du crédit pour ces catégories. On peut encore noter que c'est pour les ouvriers que le crédit immobilier représente le plus grand nombre d'années de revenus : en 2006, les emprunts contractés pour la maison représentent 3,4 années de revenus pour les ouvriers, contre 2,5 pour les cadres. C'est aussi pour les ouvriers que l'âge moyen d'accès à la propriété a le plus fortement reculé passant de 36 ans à 40 ans, sans lien avec l'évolution de la structure démographique de ce groupe. On pourrait multiplier les indicateurs socio-économiques mais je m'arrête ici pour aborder la deuxième conclusion de ce travail - la diversification ethnique du peuplement des lotissements périurbains -, une évolution qui est concomitante à la première mais qui ne la recoupe qu'imparfaitement.

c) La diversification ethnique du peuplement des lotissements périurbains

En sociologie et dans les études urbaines plus largement, les espaces pavillonnaires ont été appréhendés par opposition au parc HLM, que les couches moyennes et les fractions stables des classes populaires d'origine française ont commencé à quitter dès la fin des années 1960 à mesure que se développaient le marché de la maison individuelle et les aides à l'accession. Ainsi, la question des « origines ethniques » dans les pavillons a longtemps constitué un impensé en lien avec la faiblesse historique des migrants dans les banlieues pavillonnaires, mais aussi en raison d'un certain aveuglement du questionnement sociologique en la matière 109 ( * ) . La prégnance du débat, en France, sur les « statistiques ethniques » a également constitué un obstacle méthodologique à la saisie des « origines ». Jusqu'en 1996, les Enquêtes logement ne recensent en effet que la nationalité des individus, introduisant pour la première fois une question sur leur pays de naissance en 1996, puis une question sur la nationalité et le pays de naissance de leurs parents en 2006.

Pour autant, les données nationales disponibles montrent que la part des ménages issus de l'immigration qui accèdent à la propriété pavillonnaire a augmenté depuis les années 1980 même si cette évolution est lente d'une part, et reste difficile à mesurer d'autre part, à cause de la nature même des données. Ainsi, tout type de logement confondu, il apparaît que la part des ménages immigrés qui accèdent à la propriété a augmenté entre 1992 et 2006, passant de 32 % à 39 % 110 ( * ) . Non négligeable, cette évolution est deux fois plus forte pour les ménages immigrés que pour l'ensemble des ménages à la même période, montrant que l'écart entre les immigrés et le reste de la population tend à se réduire en matière de statut d'occupation du logement. Concernant le marché de la maison individuelle, les immigrés comptent pour 8 % des « acquéreurs récents de maison neuve », ce qui représente environ 46 000 ménages en 2006. Si la part des immigrés qui achètent une maison neuve apparaît faible en moyenne relativement à la part des immigrés dans la population française, elle masque toutefois de fortes différences selon les pays d'origine : les immigrés du Maghreb, notamment d'Algérie, sont proportionnellement moins nombreux à « faire construire » que les ménages originaires du Portugal et, dans une moindre mesure, de Turquie.

Concernant les secondes générations, l'enquête Trajectoires et Origines de l'INSEE et l'INED réalisée en 2008 montre que le taux de propriétaires est, en moyenne, plus élevé que celui des immigrés malgré de fortes différences selon les pays d'origine. L'échantillon est toutefois trop faible pour effectuer des traitements plus fins à l'échelle des différents groupes, en croisant type de logement, de statut d'occupation et de quartier. C'est également sur cet obstacle que bute l'Enquête logement de 2006.

Toutefois, ces données cumulées, qui demandent donc à être complétées, contribuent à remettre en cause certaines représentations figées du rapport des immigrés au logement. Certes, les immigrés restent surreprésentés dans les grandes agglomérations (de plus de 200 000 habitants notamment) et dans le parc d'habitat social par rapport à la population dite « majoritaire » 111 ( * ) . Mais, comme tendent à le montrer certains travaux récents, en moyenne, les immigrés et encore plus leurs descendants habitent majoritairement dans des espaces où ils sont minoritaires, dans le parc privé de logement 112 ( * ) . En outre, si les ménages d'origine étrangère restent en moyenne sous-représentés dans l'ensemble du parc pavillonnaire, les données agrégées peuvent masquer, localement, des évolutions très marquées. C'est le cas de certaines communes du Nord de l'Isère qui voient les zones pavillonnaires nouvellement construites connaître une forte diversification ethnique sous l'effet, notamment, de l'évolution des dispositifs nationaux d'aide à l'accession, de la redéfinition des politiques locales de logement et de l'ancrage des communes dans un bassin d'emploi industriel.

d) Au niveau local, des évolutions très marquées

A Cleyzieu 113 ( * ) , la diversification ethno-raciale du peuplement des lotissements est particulièrement marquée pour trois raisons principales d'ordre historique, politique et conjoncturel :

- cette évolution tient tout d'abord à l'ancrage de la commune dans un bassin d'emploi industriel et à sa situation plus large dans l'espace régional. Dès les années 1920/1930, mais surtout à partir des années 1960, une importante main d'oeuvre italienne, portugaise et algérienne s'est en effet établie dans le bourg industriel voisin, pour pourvoir les emplois d'ouvriers et de manoeuvres dans les usines locales. La stabilité professionnelle et le renouvellement des générations ont alors favorisé localement des trajectoires résidentielles promotionnelles, le foncier étant moins cher dans ce secteur et, plus largement, dans l'Est lyonnais que dans l'Ouest et les Monts d'Or.

- la mise en place d'une vaste politique de construction et d'aménagement par le maire de Cleyzieu à partir des années 2000 a en outre favorisé la production en masse de terrains à bâtir. Ainsi, de nombreux terrains ont été ouverts à la construction, viabilisés et divisés en petits lots dans le cadre de ZAC ou de lotissements privés. Des terrains de 400 à 500 m 2 se vendent ainsi autour de 100 000 euros dans la commune à la fin des années 2000, auquel il faut rajouter 80 000 à 100 000 euros pour une maison d'entrée de gamme vendue sur catalogue. Ce faisant, les nouveaux programmes immobiliers deviennent accessibles à une partie des ménages stables de classes populaires.

- il faut aussi prendre en compte des effets proprement conjoncturels. La crise économique amorcée en 2008 suite aux subprimes et à la déstabilisation du système financier international semble avoir joué « en faveur » des ménages issus de l'immigration sur le marché du logement, au niveau local. En effet, devant la difficulté à commercialiser les lots nouvellement viabilisés, les promoteurs et élus locaux ont retiré certains critères architecturaux et de peuplement qu'ils avaient formulés au moment de l'établissement du projet, au début des années 2000 (l'idée était alors de faire des « lotissements à l'américaine » favorisant l'installation des classes moyennes urbaines dans la commune). Au contraire, pour favoriser le remplissage des nouveaux lotissements, les élus se sont saisis des nouveaux dispositifs d'aide à « l'accession sociale » et ont voté des subventions municipales permettant de solvabiliser des ménages plus modestes (Pass Foncier notamment). Ainsi, la nouvelle conjoncture économique a laissé moins de place aux pratiques discriminatoires des intermédiaires du logement et des élus comme le résume un ouvrier algérien de 52 ans, ancien locataire HLM, qui a acheté un petit pavillon sur catalogue dans la commune en 2010 après avoir tenté d'obtenir un crédit pendant près de 5 ans : « Quand tu veux acheter, il y a pas ni Blanc, ni Noir, ni Rouge, le lotisseur il voit que les sous, il te voit en euros ! Franchement, c'est plus dur de faire la demande pour les logements en mairie... ». A partir de 2009, se sont ainsi installés dans la deuxième tranche du lotissement des Blessays (dont nous avons pu suivre la construction) des ménages beaucoup plus divers du point de vue de leurs origines sociales et géographiques.

L'enquête ethnographique permet de saisir finement ces évolutions. Dans le lotissement des Blessays, les nouveaux propriétaires sont pour moitié des ménages d'ouvriers, ce qui représente une proportion importante relativement à la part des ouvriers dans la population française. Un tiers des ménages d'acquéreurs a également à sa tête un immigré ou un étranger 114 ( * ) , une proportion qui passe à plus de 40 % quand on intègre les secondes générations. Cette évolution constitue un réel changement en comparaison avec d'autres lotissements plus anciens de la commune, où la part des ménages immigrés était quasi nulle au moment de la commercialisation. L'analyse systématique des entretiens réalisés avec tous les acquéreurs du lotissement des Blessays a alors permis de dégager 3 types de trajectoires d'accédants, qui n'ont ni les mêmes propriétés sociales, ni le même rapport au logement :

- le premier groupe est constitué de ménages d'ouvriers biactifs, ancrés dans l'espace local et plus âgés en moyenne que le reste des acquéreurs. Ces ouvrier-e-s travaillent dans les industries métallurgiques, textiles ou automobiles du secteur. Ils/elles sont plus souvent issus de l'immigration algérienne et, dans une moindre mesure, marocaine et turque. Pour ce groupe d'acquéreurs, la maison constitue l'aboutissement de la trajectoire résidentielle et fait l'objet d'un soin particulier, étant plus souvent construite sur un mode artisanal comme dans cette famille d'ouvriers marocains où ce sont deux frères maçons qui ont pris en charge l'établissement des plans et le gros oeuvre.

- le deuxième groupe est constitué des familles venues des grandes cités HLM de la banlieue lyonnaise, et massivement issues de l'immigration africaine (Maghreb et Afrique subsaharienne). Ces ménages se sont saisis des dispositifs d'aide à l'accession à la propriété pour « faire construire » une maison dans l'Est lyonnais, les aides permettant de financer, pour certains, jusqu'à la moitié du coût d'achat du terrain et de la maison. Pour ces ménages, la maison représente une promotion résidentielle certaine mais déstabilise aussi fortement l'économie domestique en raison de l'éloignement géographique des réseaux de sociabilité et d'entraide qu'elle génère, et de la nouvelle pression budgétaire qu'elle implique. C'est en particulier pour les femmes peu qualifiées qui travaillaient dans le tertiaire (comme vendeuse, caissière, etc.) dans la première couronne lyonnaise que le coût de la mobilité résidentielle apparaît le plus élevé. Certaines ont ainsi renoncé au travail salarié pour se spécialiser dans le travail domestique, n'ayant pas les moyens d'externaliser la prise en charge des enfants.

- le troisième groupe d'acquéreurs est constitué des jeunes couples de professions intermédiaires et de cadres venus de Lyon, souvent sans enfants ou avec des enfants en bas âge, pour lesquels la maison est vue comme une étape résidentielle en attendant de trouver « mieux ». Ces couples passent d'avantage par les circuits privés de financement du logement (banques commerciales et mutualistes). Plus jeunes que les autres habitants, moins présents en journée du fait de leurs horaires de bureau, ces derniers tendent pourtant à imposer leurs normes sociales et résidentielles au sein du lotissement et disposent d'un fort « pouvoir résidentiel » sur la scène locale. Ils prennent par exemple en charge le travail de représentation des nouveaux habitants auprès des élus, organisent les fêtes de voisinage, etc.

Au quotidien, la proximité spatiale entre ces trois groupes d'habitants aux trajectoires et aux propriétés sociales fortement différenciées ne favorise pas, mécaniquement, le rapprochement des modes de vie mais apporte son lot de conflictualité - rappelant certaines conclusions établies par Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) à propos des modes de cohabitation dans les grands ensembles d'habitat social de première génération. Des conflits éclatent par exemple régulièrement à propos de l'aménagement des jardins, de l'usage des parkings ou encore de la place des enfants dans le lotissement, qui sont liés à la confrontation de normes résidentielles et éducatives socialement situées. Toutefois, à la différence des deux sociologues précédents, les logiques d'identification raciale apparaissent nettement plus prégnantes dans les nouveaux lotissements. Les catégories ethno-raciales mobilisées, plus ou moins raffinées selon le degré de connaissance pratique de l'immigration (des « Noirs », aux « Camerounais », « Congolais »...), servent à identifier les voisins au quotidien, parfois davantage que le statut professionnel. Mais elles ne signifient pas systématiquement racisme et adhésion à une idéologie raciste, de sorte que l'on aurait tort de réduire l'ensemble des habitants de ces nouveaux lotissements à des électeurs potentiels du FN (le vote FN reposant lui-même sur des logiques complexes). Dans certains cas toutefois, les processus d'assignation identitaire sur la base de catégories ethno-raciales servent à altériser et à inférioriser certaines familles et groupes d'habitants dans l'espace local, recréant une hiérarchie largement indépendante des ressources socio-économiques et des statuts socio-professionnels des individus.

e) Conclusion

En conclusion, l'enquête montre que les lotissements périurbains constituent des espaces de mixité sociale et ethnique dont l'importance a été sous-estimée. Ces derniers contribuent à redéfinir les frontières entre groupes sociaux au sein de la société française, sur des fondements à la fois matériels et symboliques qui sont largement entremêlés comme le montre l'observation ethnographique et l'analyse des rapports de voisinage. Les conclusions de notre enquête font plus largement écho au travail de l'historienne Annie Fourcaut (2000), qui avait souligné le rôle spécifique des lotissements construits dans la banlieue parisienne dans l'entre-deux-guerres (qualifiés de « lotissements défectueux »). Dans un contexte de pénurie de logement et d'absence de politique patronale de logement pour les ouvriers, ces nouveaux lotissements avaient en effet massivement accueilli des migrants de l'intérieur (les « provinciaux ») et de l'extérieur (les « étrangers »), contribuant à créer une grande diversité de peuplement au niveau local.

Bibliographie

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Chamboredon J.-C. et Lemaire M. (1970), « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie , 11 (1), 3-33.

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Fourcaut A. (2000), La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux en France dans l'entre-deux-guerres , Grâne, Créaphis.

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Préteceille E. (2009), « La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté dans la métropole parisienne? », Revue française de sociologie , 50 (3), 489-519

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Simon P. (2008), « Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de `race' Revue française de sociologie , 49 (1), 153-162.


* 107 En effet, ce qui m'intéresse dans un premier temps, c'est d'abord la trajectoire migratoire saisie à travers le pays de naissance des individus et de leurs parents. Dans le second temps de l'exposé, je suis davantage attentive à l'origine perçue et aux processus d'altérisation à l'oeuvre dans l'espace local, justifiant l'usage des termes « ethnique », « race » et « ethno-racial » dans une perspective à la fois relationnelle et constructiviste. Sur ce point, voir notamment le travail de l'anthropologue F. Barth (1969).

* 108 Ce taux était passé de 35 % en 1954 à 51 % en 1984. Mais la part des catégories populaires et des primo-accédants parmi les accédants récents diminue, au profit des ménages plus aisés et des multipropriétaires.

* 109 Sur ce point, voir notamment l'article de Didier Fassin (2002) ainsi que les travaux de Patrick Simon à l'INED.

* 110 Nous mobilisons ici les données de l'enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) de l'INED (1992) et des Enquêtes logement de l'INSEE (1996, 2002 et 2006).

* 111 Avec 39% de propriétaires et 30% de locataires HLM en 2006, les ménages immigrés sont surreprésentés dans le parc locatif social et sous-représentés dans la propriété par rapport à leur poids dans la population française ; les proportions sont inverses pour les ménages non immigrés, qui comptent 59% de propriétaires.

* 112 Sur ces aspects, voir notamment le travail d'Edmond Préteceille (2009), de Jean-Louis Pan Ké Shon et Claire Scodellaro (2011) et de Mirna Safi (2009, 2011).

* 113 Nom anonymisé de la commune dans laquelle nous avons conduit l'enquête ethnographique.

* 114 Le terme fait référence au critère de la nationalité.

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