CHAPITRE III - LES RÉPONSES SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

Plus de passagers, plus d'avions, plus de carburants consommés, plus de trafic aérien, plus de mouvements sur les aéroports, le développement prévu de l'aviation civile renvoie aux déploiements de capacités scientifiques et technologiques qui seules permettront de répondre à cette croissance.

Mais, à cet égard, deux observations s'imposent et une question se pose.

En premier lieu, l ' ensemble de la chaîne de création de valeur de l'aviation civile est concernée par l'impact attendu de l'expansion du trafic aérien.

Il va de soi que l'absorption de ce ressaut de demande ne pourra se produire que si l'offre technologique progresse presque frontalement dans tous les secteurs concernés.

En effet, si un des segments ne progresse pas suffisamment, apparaîtront des goulets d'étranglement qui limiteront les possibilités d'augmentation de trafic.

Par ailleurs, dans ce domaine, il faut prendre conscience :

- de la nécessité de faire également progresser parallèlement l'ensemble des acteurs de la recherche sur l'aviation civile. Toute solution de continuité entre chacun des segments, académiques, briques technologiques ou recherche appliquée peut impliquer des retards et donc avoir des répercussions sur la croissance escomptée du trafic,

- et des constances de temps anormalement longues pour développer des innovations de rupture ou des améliorations fortement innovantes.

Ces deux données incontournables du progrès dans le secteur de l'aviation civile à un horizon d'une trentaine d'années traduisent une obligation des pouvoirs publics qui a été remplie depuis quarante ans et plus, celle d'encourager un secteur de pointe de l'économie .

Mais ces observations ne doivent pas occulter une interrogation déjà évoquée, à propos du « rendez-vous de 2030 ».

Si la plupart des personnes entendues par votre rapporteur estiment que la poussée scientifique (pour autant qu'elle continue à être alimentée financièrement) apportera des réponses au défi de la croissance du secteur, elles ne s'accordent pas sur un point : la progression technologique de l'aviation civile s'effectuera-t-elle de façon linéaire comme lors du dernier demi-siècle ou devra-t-elle s'adosser à des ruptures technologiques fortes ?

La ligne de partage entre ces deux options - qui n'est peut-être pas aussi absolue qu'il paraît - passe, du côté des partisans des innovations de rupture, par le constat que les gains de productivité deviennent asymptotiques, et de l'avis des partisans de la progression linéaire, par le constat que les risques financiers et les temps de retour sur investissement excluent que les grands constructeurs puissent se lancer dans l'aventure.

En fonction des informations qu'il a recueillies, votre rapporteur n'est pas en état de trancher le débat mais il estime probable que l'aviation civile connaîtra des évolutions plus marquées que la simple amélioration progressive sur laquelle le secteur s'est reposé depuis un demi-siècle.

Quoiqu'il puisse en être, une certitude s'impose : la modernisation nécessaire de l'aviation civile devra, d'ici 2030, s'appliquer à plusieurs domaines : les architectures aéronautiques, les biocarburants, les aéroports, la motorisation et l'avionique.

Etant précisé que chacun de ces axes de progression devront rechercher le support de disciplines transversales comme la science des matériaux ou les développements de l'informatique.

A. LA CONSTRUCTION AÉRONAUTIQUE

Les progrès des technologies de construction aéronautique seront du même ordre que ceux enregistrés depuis quarante ans pour rendre les avions plus économes : l'évolution des architectures qui réduit les traînées et augmente la portance et l'amélioration de la motorisation qui réduit la consommation directe.

1. L'amélioration des architectures
a) Un modèle qui s'est imposé

Le premier demi-siècle d'histoire de l'aviation s'est traduit par une exploitation des concepts d'avions très variés.

Mais au cours des soixante dernières années, on a assisté à une convergence de la configuration des avions de plus de 70 places autour du fuselage cylindrique équipé d'une aile basse aussi lisse que possible et des empennages de contrôle situés à l'arrière du fuselage. Les moteurs sont placés sous la voilure, et en avant pour assurer l'intégralité des ailes en cas de rupture des moteurs.

Le fixisme de cette architecture peut s'expliquer par trois types de facteurs :

- elle facilite les processus industriels de construction ;

- elle a été favorisée par l'absence de contraintes extérieures (prix modéré des carburants, pas de règlementation sur l'émission des gaz à effet de serre),

- elle a reposé sur un duopole de construction qui n'encourage pas les innovations de rupture.

Ceci n'exclut pas que, dans le cadre de cette configuration « intangible », l'architecture des avions se soit perfectionnée pour augmenter leur portance et diminuer leur traînée (modification des bords d'attaque et de fuite des ailes, implantation au bout des ailes d'ailettes verticales, forme des empennages, etc.).

b) Une architecture multiusages

Ce qui est remarquable, c'est que le modèle « classique » se soit imposé au cours du dernier demi-siècle pour tous les types de turboréacteur, quels que soient les usages de ces avions.

Cette convergence des architectures s'explique principalement par la réussite des configurations traditionnelles qui permet d'éviter des prises de risques technologiques et financières disproportionnées.

Alors même que, pour certains usages, et sans même évoquer des innovations de rupture, il aurait été possible de travailler sur des configurations novatrices. Par exemple, celle qu'autoriserait une baisse de la vitesse - et donc de la consommation de carburant.

Mais si on exclut l'hypothèse d'une très forte hausse du carburant, ce type d'évolution d'architecture ne peut correspondre qu'à des usages entre de courts courriers et dans un contexte où la concurrence des trains à grande vitesse ne se ferait pas sentir.

Pour les moyens et longs courriers, les voies d'une amélioration de l'aérodynamisme passent par une réduction des différents types de traînées.

c) Les équations de réduction des traînées

L'aérodynamisme d'un objet en mouvement dans un fluide dont les caractéristiques peuvent varier (comme un avion dans l'air) est une des disciplines scientifiques les plus complexes, ce qui explique que les données d'une amélioration, quoique largement explorées, sont loin d'être acquises.

• La finesse

La finesse résume les caractéristiques aérodynamiques d'un avion. Elle résulte du rapport entre la portance de l'avion et de ses différentes traînées.

Plus un avion est fin, plus il est aérodynamique.

• Les différents types de traînées et leur voie de réduction

La traînée d'un avion est la résultante de plusieurs types de frottement :

- la traînée visqueuse qui provient du frottement de l'air et qui se sépare entre :

• trainée de pression de l'air sur le fuselage qui peut être diminuée par le contrôle des tourbillons autour des mâts d'ancrage du moteur et du fuselage ;

• trainée de frottement, qui suppose une amélioration de la linéarité (rectitude de l'écoulement d'air) par l'élimination des turbulences après le bord d'attaque (en particulier, à l'aide de « riblets » (rainures qui améliorent la fluidité d'écoulement)) ;

- la traînée induite imputable aux tourbillons qui se forment autour des ailes et dont la diminution passe par des solutions d'ampleur différente (allongement de l'aile, winglet , optimisation des profils, nouvelles configurations).

Pour chacun de ces types de frottement dans l'air, des potentialités d'amélioration existent.

d) La recherche d'architectures innovantes

Les progrès escomptés de l'amélioration de l'efficacité de la motorisation et de la navigation aérienne ne sont pas négligeables à un terme d'une génération.

En revanche, s'il existe certaines marges de progression sur les architectures « classiques », les lois de la physique font que l'on pourrait prochainement atteindre les limites de l'exercice 25 ( * ) .

D'où la nécessité d'engager des recherches permettant d'évaluer la faisabilité d'architectures différentes du modèle hérité de l'après-guerre.

On peut partager ces tentatives entre celles qui se concentrent sur le renouvellement des formes et celles s'attachant à explorer les possibilités d'intégration des moteurs au fuselage.

• L'étude de formes nouvelles

On pourrait faire rêver à l'ère hypersonique étudiée aussi bien en Europe qu'aux États-Unis : celle d'un avion volant à mach 5, soit deux fois et demi plus vite que le Concorde et qui relierait Paris à Tokyo en 3 heures. Mais outre qu'il s'agirait d'un produit de niche réservé à une clientèle très aisée, la mise en oeuvre industrielle de ce type de projet - qui suppose de fortes innovations sur la motorisation, n'est envisageable qu'à compter de 2050-2060, au-delà de l'horizon envisagé pour ce rapport.

De fait, et sans être totalement exhaustif, les recherches dans ce domaine se concentrent sur trois types d'architectures novatrices : l'aile haubanée, l'aile rhomboédrique et l'aile volante.

Tout en relevant que ce type d'investigations sont également menées aux États-Unis, votre rapporteur exposera ci-après les projets conduits, principalement pour l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA).

Deux observations, cependant :

- ces projets ne sont que des points de départ pour évaluer (à l'aide d'outils de conception dédiés et de pré-étude en soufflerie) leur faisabilité de base (aéroélasticité, comportement en vol - comme le contrôle en roulis, et approche avantage/coût),

- leur développement industriel suppose, dans certains cas, des avancées technologiques fortes dans des domaines transversaux - comme, par exemple, les matériaux composites.

o Les voilures hautes haubanées

Plusieurs avantages de cette solution sont attendus :

- Par rapport à une aile d'« une seule pièce » l'utilisation de hauban permet une réduction du moment de flexion maximal cheminant dans la structure et ainsi une réduction importante de la masse de la structure à épaisseur de profil constante. De façon équivalente, cette solution permet donc également, à masse constante, de réduire l'épaisseur de profil de la voilure, ce qui présente un potentiel de gains aérodynamiques.

- l'aile haubanée permet également, à masse constante, une augmentation de l'allongement, qui outre un gain direct en traînée induite, permet de réduire la corde de la voilure et ainsi facilite la conservation d'un écoulement naturel ;

- l'intégration sous voilure de nacelles pour des moteurs à très fort taux de dilution 26 ( * ) s'en trouve facilitée par la position haute de la voilure. Il est également envisageable de tirer profit d'une intégration forte entre la nacelle, la voilure et les haubans ;

Le projet « Albatros » mené par l'ONERA vise à évaluer le potentiel et l'efficacité aéro-structurelle d'une aile à grand allongement avec haubans.

Dans ce cadre, des études ont été conduites à la fois sur le design (de la voilure, du raccordement aile fuselage, du hauban) et sur sa faisabilité.

Les premiers résultats apparaissent encourageants :

- une « finesse » de 32 (rappel 20 pour l'A380 mais 60 pour un planeur) a été obtenue par l'allongement des ailes, ce qui aboutit à un gain de consommation ;

- un gain de masse de 40 % sur le poids de la structure de l'aile, avec mêmes effets ;

- le contrôle en roulis (qualité de vol) est satisfaisant pour des envergures de 50-60 cm.

o L'aile rhomboédrique

Cette configuration assez ancienne, puisque ses premières approches datent des années trente, a fait l'objet d'études plus récentes de la part de plusieurs équipes.

Elle s'appuie sur un très grand allongement des ailes qui permet :

- une réduction de la traînée induite de 20 à 30 % (et une réduction subséquente de la traînée totale de l'ordre de 15 %) ;

- une économie de masse par l'effet « hauban ».

La diversité des dessins (cf. supra) proposés traduit le caractère encore spéculatif de cette recherche.

De plus, la configuration a deux défauts :

- les jonctions entre les ailes et le fuselage ont des effets aérodynamiques négatifs ;

- et l'hypersustentation des ailes crée des problèmes au décollage et à l'atterrissage.

o L'aile volante

Des modèles d'avions ne possédant ni aile, ni fuselage ont été étudiés depuis longtemps, en particulier dans le modèle militaire. Actuellement, le bombardier furtif B-2 qui est en service dans l'armée de l'air américaine repose sur une configuration proche de cette solution.

Cette configuration aboutit à une meilleure portance et à une réduction importante du bruit (intégration des moteurs, suppression du bruit créé par la jonction des ailes et du fuselage).

Plusieurs projets ont été étudiés au cours des années 2000 (Airbus-Boeing, Nasa, ONERA).

Les premières approches de l'ONERA font apparaître les résultats suivants :

- Première application réalisée avec succès sur la configuration de référence (gain de 10% sur la finesse)

- Grande importance d'une re-optimisation systématique en fonction de la forme en plan (corde, épaisseur, flèche, envergure)

- Très bonne cohérence entre tous les résultats obtenus

- Intégration d'une contrainte sur le vol à basse vitesse (décollage) lors de l'optimisation.

Outre les interrogations sur la maniabilité d'un avion civil à aile volante à basse vitesse, la configuration ne serait, en l'état des recherches, exploitable que pour un avion de grande taille (400 passagers), ce qui induirait des problèmes d'évacuation (beaucoup de passagers seront à plus de 30 mètres des portes d'évacuation).

• La propulsion intégrée

Actuellement, l'amélioration de l'efficacité des moteurs a pour conséquence un accroissement de leur volume (cf. infra 2) et donc de la traînée.

D'où la tentation d'intégrer les moteurs au fuselage, ce qui réduirait à la fois la traînée et le bruit.

Cette novation architecturale est assez séduisante ; à la seule condition de limiter les inconvénients qu'elle comporte :

- placer les moteurs à l'arrière implique de compenser ce surpoids à l'avant pour équilibrer l'assiette de l'avion. D'où un surcroît de masse qui altérerait les avantages de cette configuration ;

- intégrer fortement les moteurs au fuselage pourrait diminuer le flux d'air entrant qui est une des composantes essentielles de l'efficacité de la propulsion.

La progression de cette solution qui est à l'étude à l'ONERA passe par des recherches importantes (en soufflerie et en calculs informatiques - chaque configuration exige un mois de lignes de calculs sur le grand ordinateur géré par le GENCI (Grand Équipement National de Calcul Intensif).

*

* *

Si on se réfère à la question évoquée par votre rapporteur : les architectures d'avions devront-elles subir une rupture technologique au tournant des années quatre-vingt-dix pour satisfaire les demandes de réduction de consommation des compagnies aériennes - les données et les informations qu'il a recueillies permettent d'avancer les observations suivantes :

- la plupart des projets évoqués sont à des niveaux de maturation faibles et exigent un investissement amont de recherche académique continu avant d'atteindre un niveau de préparation technologique ( Technology Level Readiness ou TLR) qui permettrait d'asseoir leur crédibilité ;

- les constructeurs n'excluent rien mais sont, en même temps, tenus par une balance qu'ils doivent conserver entre les marges de progression dans la déclinaison de leurs lignes d'avion 27 ( * ) et les risques industriels et financiers qu'impliqueraient des innovations de rupture dans les architectures.

Cette convergence de contraintes devrait normalement impliquer un report, au-delà de 2030, de la mise en oeuvre industrielle des innovations de rupture sur la configuration des avions.

À deux réserves près :

- le sentiment se fait jour que la progression de la recherche aéronautique segment par segment (architecture, motorisation, avionique) n'est plus de mise et qu'un des enjeux de la recherche académique et du développement est une meilleure intégration de ces segments. Celle-ci pourrait accélérer la recherche de solutions novatrices ;

- la progression de l'efficacité de la motorisation passe principalement par une augmentation de leur volume. Ce qui, a contrario , pourrait pousser assez rapidement au développement d'une architecture intégrant les moteurs au fuselage.


* 25 Cette observation n'inclut pas les gains de masse qui pourraient être obtenus grâce aux matériaux composites.

* 26 Donc très volumineux.

* 27 Par exemple, l'A320 a été lancé en 1982 et l'A320 ne sera produit qu'à partir de 2015 - c'est-à-dire plus de 30 ans après...

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